Biais de publication, manipulation et falsification de la recherche médicale financée par l’industrie pharmaceutique. Arznei-Telegramm épingle ses méthodes

La revue allemande Arznei-Telegramm, ma principale source et référence en raison de son excellente qualité et de son indépendance, publiait le 15 janvier 2010 un article incontournable qui passe en revue plusieurs méthodes utilisées par les firmes pharmaceutiques pour influencer le résultat des essais cliniques qu’elles financent, et ainsi manipuler et fausser la recherche, les recommandations de bonne pratique et l’information fondées sur ces derniers.

L’article s’intitule « Le financement par les firmes crée un potentiel considérable de manipulation de la recherche ». Je le traduis après un exposé détaillé des procédés composant le ghost management : gestion complète mais invisible de la recherche, de la formation et de l’information médicales.

L’original en allemand s’intitule « Firmenfinanzierte Forschung – erhebliches Manipulationspotential », a-t 2010; 41: 1-3. Il prend pour point de départ les agissements de Pfizer dans le cas d’un antidépresseur que la firme voulait voir homologué dans le traitement de la dépression. Cela aurait été impossible si les données avaient été transparentes et publiées en totalité, puisque globalement, elles ne mettaient en évidence aucune efficacité. Pour éviter le refus d’autorisation de mise sur le marché et les conséquences catastrophiques sur les ventes donc sur la rentabilité et les profits, Pfizer a essayé de cacher les essais cliniques ayant un résultat négatif, que ce soit à cause de l’inefficacité ou des effets indésirables ou des deux.

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Mise à jour : Image ttirée de cet article sur les leaders d’opinion, KOL et influenceurs.

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Place du ghostwriting et des leaders d’opinion dans la communication d’influence

Le financement industriel de la recherche clinique est par ailleurs l’une des formes majeures que prennent les conflits d’intérêt. Puisque les leaders d’opinion (key opinion leaders) payés pour être des investigateurs / évaluateurs des médicaments dans la recherche seront à la fois juge et partie. Ces investigateurs ne sont pas toujours les vrais auteurs, ils peuvent n’avoir qu’un accès partiel aux données ou ne pas y avoir participé du tout, mais prêter leur nom (auteurs « honoraires » ou « auteurs invités ») moyennant finances.

Les noms des « grands professeurs » (remarquez, ils sont toujours « grands »…) apparaît pour donner l’illusion d’une recherche scientifique menée par des experts du domaine respectif, alors que les articles sont souvent écrits par des rédacteurs fantôme (ghost writers) dont le nom n’apparaît nulle part. Le ghostwriting couplé au recours aux leaders d’opinion (professionnels de santé mais aussi responsables associatifs, blogueurs, journalistes faisant « des ménages »…) est l’une des formes les plus efficaces du ghost management permettant à l’industrie pharmaceutique et aux fabricants de dispositifs médicaux de tout contrôler, à tous les niveaux de la recherche et de la pratique médicales, sans que quiconque s’en aperçoive.

Le biais de publication est un mensonge par omission qui manipule l’information sur les médicaments comme l’information sur les causes des maladies et leur histoire naturelle, c’est-à-dire l’évolution sans aucun traitement médical à proprement parler, c’est-à-dire par médicaments, dispositifs médicaux, interventions chirurgicales. Les idéologues et les marchands de « médecines douces », de compléments alimentaires et pratiques « alternatives » (« médecine chinoise », homéopathie…) ont recours aux mêmes stratégies de communication et désinformation pour les mêmes raisons d’influence et de profits.

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Ghost management pour créer une industrie florissante des produits hormonaux et des psychotropes

Sergio Sismondo a forgé en 2007 le terme ghost management pour désigner, à partir du ghostwriting, les façons de produire la littérature médicale (source principale de l’information sur les maladies, médicaments, dispositifs médicaux, interventions chirurgicales) de façon orientée. Lisez l’article « Ghost Management: How Much of the Medical Literature Is Shaped Behind the Scenes by the Pharmaceutical Industry? » PLoS Med 2007, 4(9): e286. En français : « Gestion fantôme : à quel point la littérature médicale est-elle produite en coulisses par l’industrie pharmaceutique? J’élargis cette notion pour parler d’une gestion invisible, complète et omniprésente à toutes les étapes et à tous les niveaux de la conception d’un médicament ou dispositif médical, de la recherche clinique, de la formation médicale, de l’expertise mais aussi de l’information médicale. Cette extrapolation est légitime compte tenu des conflits d’intérêt et du lobbying, de l’évantail des méthodes de communication d’influence, des multiples stratégies et moyens de désinformation et au vu des innombrables façons de biaiser tout et de manipuler la recherche, la formation professionnelle continue et les sources d’information. L’evidence-based medicine (EBM) – ou médecine basée sur le niveau de preuve – n’échappe pas à tout cela, et les méthodes dénoncées dans cet article de la revue allemande indépendante Arznei-Telegramm (et dans beaucoup d’autres dans ses 40 ans d’existence) le prouvent à nouveau.

La désinformation sur les causes de la dépression (prétendu déséquilibre biologique des neurotransmetteurs) ou de l’endométriose (reflux menstruel, implantation et prolifération d’endomètre) sont là pour présenter comme utile, efficace, voire indispensable le recours à des médicaments. Dans le cas de l’endométriose, chronicisée grâce à la théorie de l’endomètre eutopique auto-transplanté par les règles, la communication d’influence par les leaders d’opinion et grâce aux méthodes du ghost management mène à une médicalisation continue et intensive au moins jusqu’à la ménopause: par des médicaments hormonaux qui baissent le taux d’oestrogènes et suppriment les règles et par des interventions chirurgicales multiples, car faites sous médicaments par des chirurgiens non formés utilisant des techniques inadaptées (ablation et /ou exérèse partielle), sous prétexte que la récidive serait inévitable. Voir mes articles et références de la catégorie « endométriose » et ceux sur la dépression, les conflits d’intérêt en psychiatrie, les psychotropes, la médicalisation, le disease mongering, etc.

Mais aussi mes articles sur le cancer et l’industrie du cancer. Puisque, depuis 2008, j’ai informé aussi sur la désinformation des femmes quant à l’histoire naturelle d’une tumeur du sein, pour les pousser à se soumettre au dépistage organisé du cancer du sein et aux interventions médicales très agressives en cas de résultat flou. Les stratégies dans le dépistage organisé du cancer de la prostate par PSA sont comparables et ont été évoqués.

La stratégie de ghost management appliquée aux femmes comprend généralement les mêmes composantes, pour marchandiser leur santé, incluant psychisme et sexualité, donc les médicaliser et en faire les principales consommatrices de psychotropes et de produits hormonaux en tous genres.

On prescrit aux femmes des produits testés chez les hommes, y compris des médicaments tels que les statines. Nous devons repérer et déjouer ces stratégies en regardant l’histoire et les dénominateurs communs, pour imposer la vente prolongée de médicaments hormonaux de tous types. Par extension d’indication (voir le cas d’école des analogues agonistes GnRH : Decapeptyl, Enantone / Lupron…), « repositionnement sur le marché » et autres procédés d’extension du marché, qui relèvent finalement d’une forme particulière de disease mongering. Qu’il s’agisse d’inhibiteurs de l’aromatase qu’on voudrait étendre à l’endométriose, ou alors de progestatifs en comprimés, implants ou dispositif intra-utérin (stérilet) qu’on voudrait étendre et prescrire à long terme sans même passer par un diagnostic, les schémas de gestion totale et invisible (ghost management) sont les mêmes. Y compris (ou surtout) pour la bonne centaine de contraceptifs produits par des laboratoires pharmaceutiques concurrents mais qui savent s’unir pour faire avancer des intérêts communs. La comparaison détaillée faite en 2008 est édifiante: entre le ruban rose avec le pink-washing dans le dépistage organisé du cancer du sein par mammographie, d’une part, et le ruban jaune avec le yellow-washing en endométriose : « L’industrie du cancer, modèle du business de l’endométriose chronicisée. Yellow-washing médico-industriel, psychanalytique, naturopathique, communicationnel… »

La communication pour avancer la marchandisation est de plus en plus poussée, et, vu sa fréquence chez les femmes, la médiatisation croissante fera de l’endométriose un business (« industrie de l’endométriose« ) au moins tout aussi important que l’industrie du cancer. Au vu des effets indésirables des contraceptifs et des médicaments hormonaux au long cours et dans la procréation médicalement assistée, au vu de la iatrogénie chirurgicale et des conséquences des mauvais traitements tels que la psychologisation (troubles induits par la culpabilisation en psychanalyse parlant d’hystérie et d’agressions sexuelle refoulées…) et la prescription concomitante de psychotropes en tous genres, les femmes souffrant d’endométriose sont des otages à vie de tous les intérêts, y compris « nature » et media.

Le ghost management est favorisé par l’organisation de notre système de soins pharma-amical. Les mêmes leaders d’opinion se retrouvent en même temps en position de consultants pour les laboratoires; membres des comités de rédaction de la presse médicale, elle aussi dépendante; experts auprès des hommes politiques et des autorités sanitaires qui autorisent les médicaments testés dans lesdits essais; membres des comités scientifiques des associations de malades (instrumentalisées pour faire de la publicité aux molécules des labos qui les financent); grands pontes dans les hôpitaux qui décident de la stratégie thérapeutique; conseillers des media grand public; conférenciers et formateurs dans la formation médicale initiale et continue. Et ainsi de suite.

C’est un verrouillage complet du système, à tous les niveaux, puisque les mêmes experts payés par les firmes en occupent toutes les articulations stratégiques et peuvent donc l’influencer et l’instrumentaliser selon les intérêts des laboratoires pharmaceutiques.

C’est d’une désinformation organisée et délibérée que l’on doit parler, puisque les multiples biais et façons d’influencer et falsifier les résultats des essais cliniques, le ghostwriting et le marketing intervenant dans la rédaction des articles ainsi que la publication sélective créent une image totalement faussée de l’utilité et de l’efficacité des médicaments.

Plusieurs autres exemples sont donnés afin de prouver sans conteste à quel point l’information que nous avons est tronquée et très éloignée de la réalité, du fait de la publication sélective, de l’occultation des effets secondaires et d’autres agissements qui sont monnaie courante. Nous le verrons en lisant l’article, que je traduis intégralement, avec l’aimable autorisation du directeur d’Arznei-Telegramm, le Dr Wolfgang Becker-Brüser.

Nous aurons aussi un aperçu synthétique d’un certain nombre de biais (« biais de sélection », « biais de publication », « biais de design »…), qui font partie, avec le ghostwriting et d’autres, des méthodes utilisées par l’industrie pharmaceutique afin de contrôler totalement l’information santé et la déformer à sa guise – autre raison pour laquelle on parle de ghost management : une gestion invisible, mais omniprésente et quasi-totale de toutes les dimensions de la filière médicament, depuis la recherche jusqu’à l’information des médecins et des usagers.

J’ai déjà abordé ce type de questions, en particulier dans les articles réunis sous les catégories « Désinformation médicale », « Ghostwriting, ghost management », « Méthodes des firmes, corruption, fraude, pression », « Conflits d’intérêts, corruption », etc. Ceux qui veulent un article accessible résumant les conséquences peuvent lire, en plus de cet article d’Arznei-Telegramm, le texte de Marcia Angell, que j’ai traduit et posté sur cette page : « Marcia Angell dénonce la manipulation de la recherche clinique et le contrôle de l’information médicale par les firmes ».

PS: Texte mis à jour en 2013 pour compléter les paragraphes sur le ghostwriting et le ghost management.

Elena Pasca

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[Voici ma traduction intégrale de l’original allemand. La mise en forme est celle du texte original. Un triangle noir avant le nom d’un médicament signifie à peu près: attention, médicament autorisé depuis moins de 5 ans et pas suffisamment connu. Mes notes NdT sont en italiques et entre parenthèses droites.]

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LE FINANCEMENT PAR LES FIRMES CREE UN POTENTIEL CONSIDERABLE DE MANIPULATION DE LA RECHERCHE (« Firmenfinanzierte Forschung – erhebliches Manipulationspotential »)

ARZNEI-TELEGRAMM (a-t 2010; 41: 1-3), 15.01.2010

« Nous avons mis à la disposition de l’IQWIG [NdT : Institut für Qualität und Wirtschaftlichkeit in der Gesundheit : Institut pour l’étude de la qualité et du rapport coût-efficacité en santé] suffisamment de données, et notamment les données qui, de notre point de vue, permettent d’évaluer l’efficacité d’EDRONAX (principe actif : réboxétine), y compris par rapport à d’autres molécules ». [1]

C’est de cette façon que la firme Pfizer explique son refus de communiquer à l’IQWIG les études non publiées faites pour évaluer cet antidépresseur. A l’évidence, Pfizer – actuellement le plus gros fabricant de médicaments au monde – n’attache pas beaucoup d’importance à l’accessibilité publique de toutes les études qu’il a menées. Pourtant cela devrait aller de soi d’un point de vue scientifique. Mais non. La firme préfère faire d’abord une sélection parmi les études.

Les industriels du médicament ont habituellement accès à toutes les données de leurs produits – mais aussi un conflit d’intérêt qui pèse lourd dans la balance. La raison de cette tentative de Pfizer d’occulter deux tiers des données évaluées dans les études – et il n’a levé ce blocage que sous la pression publique -, est facile à comprendre : les études publiées suggèrent une efficacité de la réboxétine. Par contre, lorsque les données de toutes les études sont évaluées, aucune efficacité n’est visible. [2] Et il ne s’agit malheureusement pas d’un cas isolé.

Les firmes continuent de considérer les études qu’elles ont financé comme une propriété dont elles peuvent disposer comme bon leur semble, y compris en la faisant disparaître dans leurs coffres-forts (a-t 2001; 32: 49). L’enregistrement public des essais cliniques est une mesure importante contre cette publication sélective. La décision prise en 2004 par onze revues médicales de renom de ne publier que des études enregistrées publiquement avant le recrutement des patients [3] a augmenté la pression exercée sur les laboratoires et sur les auteurs, les poussant à l’enregistrement dans les registres prévus à cet effet. Depuis, aux Etats-Unis, tous les essais cliniques portant sur des médicaments doivent être enregistrés et les résultats doivent être publiés. Il en va autrement en Europe, où l’enregistrement dans la base de données EudraCT ne correspond qu’à des critères administratifs. Actuellement, seules les autorités y ont accès en interne [4,5], et cela afin de « préserver la confidentialité des données et les intérêts légitimes des sponsors ». [4] De plus, « à l’heure actuelle il n’est pas prévu » d’inclure aussi les résultats des études dans cette base de données. [4]

Et pourtant, si les firmes étaient obligées d’enregistrer et de publier l’intégralité des études, l’état actuel des connaissances s’en trouverait nettement amélioré. Mais même si cette obligation était appliquée, elle n’aurait pas d’impact notable sur le biais de financement, c’est-à-dire sur l’influence des industriels pharmaceutiques sur la planification et la réalisation des études cliniques qu’ils financent. La tendance actuelle va de la recherche académique classique vers un « ghost management » complexe [6] : dans des cas extrêmes, c’est l’industrie pharmaceutique qui fait absolument tout, de la conception de l’objet de recherche jusqu’au contrôle de la réalisation confiée à des sociétés de recherche sous contrat, en passant par la communication par le biais d’articles écrits par des (firmes de) ghostwriters (cf. page 13, sur l’oseltamivir). Des universitaires de renom se font payer pour que leurs noms figurent en tant qu’auteurs, sans qu’ils aient participé vraiment à [la rédaction de] la publication. Enfin, une agence de communication, qui peut elle-même appartenir à une maison d’édition de revues médicales, se charge de placer le travail en question dans une revue réputée. [7]

L’évaluation des études à financement industriel par de telles agences commerciales semble être à tous égards plus facilement contrôlable et prévisible pour les firmes, en comparaison avec une recherche universitaire solide. Et cette façon de procéder crée des possibilités multiples d’influencer les résultats en cachette. On ne devrait pas sous-estimer à quel point de telles structures commerciales participent à ce processus : la vérification systématique de 44 études financées par les firmes, approuvées par deux comités d’éthique danois, permet de trouver dans 33 publications (75%) la trace de ghostwriters. Dans la plupart des cas, il s’agit de statisticiens travaillant pour les firmes qui financent l’étude respective. [8]

Mais pouvons-nous vraiment nous permettre de laisser aux firmes – ainsi qu’aux sociétés de recherche sous contrat et aux ghostwriters qui en dépendent financièrement – le soin de planifier, réaliser et publier les études ? Une recherche médicale est-elle acceptable qui remplit certes les critères formels d’admissibilité, basés sur la signification statistique, qui vise la commercialisation des produits des laboratoires, et qui laisse de côté des questionnements cliniques importants, parce que ces derniers n’apportent pas de rendement commercial ? S’ils ne sont pas carrément indésirables pour les firmes, car contre-productifs sur le plan économique.

Des études longues, dont l’objet est proche des préoccupations cliniques, telles que l’étude CATIE comparant les neuroleptiques atypiques avec la phénothiazine classique, ne sont jamais financées par les industriels, parce qu’elles ne correspondent pas aux intérêts de ceux-ci (a-t 2005; 36: 98-100). Il en va de même pour les études comparant le ▼ranibizumab – un facteur de croissance de l’endothélium vasculaire extrêmement cher (LUCENTIS de Novartis) – avec le ▼ bévacizumab (AVASTIN de Roche), qui est meilleur marché, mais n’a pas d’homologation dans la dégénérescence maculaire humide. Et ce parce que les actionnaires des deux laboratoires, financièrement liés, ont exprimé leur désintérêt pour une telle comparaison (a-t 2009; 40: 63-5). Les intérêts commerciaux empêchent la clarification de questions importantes tant sur le plan thérapeutique qu’économique.

Beaucoup d’études ont démontré les conséquences du sponsoring des essais cliniques par les industriels pharmaceutiques, qui serait la règle dans à peu près 70% [9] de ces essais. En 2003 ont été publiées deux évaluations systématiques de méta-analyses comprenant 1.140 et respectivement 2.269 études, qui ont montré que les études financées par les industriels sont quatre fois plus souvent favorables au produit testé, par rapport aux études ayant d’autres financements (a-t 2003; 34: 62-3). [10,11] Une méta-analyse de suivi comprenant 2.633 études menées entre 2003 et 2006 compris, confirme ces résultats. [9]

L’évaluation de toutes les études randomisées à financement industriel portant sur des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) utilisés en arthrite rhumatoïde, publiées entre septembre 1987 et mai 1990, met bien en évidence à quel point les produits des financeurs s’en sortent bien : à 16 reprises (29%), ils sont supérieurs au terme de comparaison et à 40 reprises (71%), ils sont à égalité avec le produit en question. Aucun essai ne débouche sur une infériorité du produit de la firme qui finance. [12] Tout aussi étonnantes sont les analyses faites pour comparer les neuroleptiques directement entre eux : à chaque comparaison de deux produits, c’est le neuroleptique de la firme qui paye qui semble être meilleur. Ainsi, des études randomisées contrôlées comparant l’olanzapine (ZYPREXA°) avec la rispéridone (RISPERDAL° ou ses génériques) sont toutes favorables à l’olanzapine lorsque c’est Eli Lilly qui finance (5 essais sur 5), mais favorable à la rispéridone lorsque c’est Janssen sui sponsorise (3 essais sur 4 ; voir « le paradoxe des neuroleptiques » a-t 2006; 37: 92). [13]

L’industrie avance souvent l’argument selon lequel les firmes financeraient surtout des essais pour ceux de leurs médicaments dont l’efficacité ne fait pas de doute à leurs yeux ; selon elle, c’est cela qui expliquerait ces résultats presque toujours positifs pour les produits du payeur. Mais cet argument ne tient pas lorsque des résultats contradictoires de ces comparaisons directes sont eux aussi clairement liés à la source du financement. Il est évident que ce qui compte, ce n’est pas le médicament respectif, mais le design des essais, donc la façon dont le médicament est testé. Et là, il y a suffisamment de petits rouages à travers lesquels il est possible d’orienter le résultat d’une analyse dans le sens voulu (biais du design des essais cliniques).

Un groupe de contrôle inactif (ayant soit un placebo soit pas de traitement du tout) mène automatiquement à une efficacité plus importante du médicament testé. Si la comparaison se fait avec un produit actif, on aura des différences moins impressionnantes – si tant est qu’il y en ait. Aussi, lorsqu’on regarde l’ensemble des études randomisées portant sur le traitement du myélome multiple publiées entre 1980 et 2002, il n’est pas étonnant de voir que dans 60% des essais sponsorisés par l’industrie (n = 35), la comparaison est faite avec des groupes ayant un traitement inactif, alors que cela n’arrive que dans 21% des essais à financement public (n = 95). [14].

Le choix de la dose utilisée exerce elle aussi une influence décisive sur le résultat. Si le produit à tester est à une dose supérieure – en termes d’équivalence – que celle du produit auquel il est comparé, le premier aura tendance à montrer une efficacité supérieure. Forcément, cette stratégie est elle aussi utilisée systématiquement : dans 27 (54%) des 50 essais cliniques randomisés contrôlés à financement industriel, testant l’efficacité des AINS dans l’arthrite rhumatoïde, publiés entre 1987 et 1990, la dose du médicament à évaluer est plus élevée que celle du produit contrôle ; elle n’est plus faible que dans 2 essais (4%), alors que dans 21 essais (42%) les deux doses sont équivalentes. [12]

Le grand public n’entend que rarement parler de manipulations directes des données des essais cliniques, cela arrive la plupart du temps en rapport avec les procès intentés aux Etats-Unis. Des expertises judiciaires mettent en évidence des falsifications stratégiques de données, comme l’avait fait Pfizer, par exemple, afin de [pouvoir faire de la publicité] pour des usages hors AMM (off-label) de l’antiépileptique gabapentine (NEURONTIN° et ses génériques). La firme a réussi à tromper quant à l’efficacité de la gabapentine dans des indications hors AMM telles que la prophylaxie de la migraine. Comment ? En passant sous silence les données défavorables, qu’elle n’a pas publiées, et en changeant le critère principal de jugement de cinq essais cliniques (a-t 2009; 40: 109). [15]

Ce sont les autorités sanitaires chargées de l’autorisation de mise sur le marché qui – de même que les firmes elles-mêmes – devraient avoir la meilleure vue d’ensemble sur la discordance entre les essais réellement menés et ce qui est publié et constitue l’état actuel des connaissances sur la question. Mais chez la plupart des autorités sanitaires, les études non publiées connaissent le même sort: elles disparaissent de la circulation. En Allemagne comme en Europe, ces autorités se cachent derrière le « secret de fabrication » des industriels pharmaceutiques et refusent de communiquer les données non publiées même lorsqu’il s’agit de questionnements scientifiques.

On ne dispose que de quelques rares travaux accessibles qui comparent systématiquement les dossiers d’AMM [autorisation de mise sur le marché] avec les publications correspondantes. En 2003 est parue une évaluation des 42 études à financement industriel portant sur cinq inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) qui ont été soumises aux autorités sanitaires suédoises dans le cadre des demandes d’homologation. L’analyse, intitulée suggestivement « Evidence b(i)ased medicine », illustre le principe de la sélection de publication (biais de publication) [16] : d’une part les études positives montrant une différence significative entre ISRS et placebo paraissent trois fois plus souvent sous forme de publications individuelles – et parfois même en double – que les études sans résultats significatifs. D’autre part, sur les 21 études négatives, 4 n’ont pas été publiées du tout et 11 ne sont parues que dans des publications collectives. Alors que tous les travaux soumis auraient dû comporter une analyse intention-to-treat [NdT: analyse en intention de traiter, ITT], trois quarts des études ne comportent pas d’évaluation des résultats en ITT, alors qu’elle est bien plus concluante que l’analyse per protocole, mais aussi généralement plus défavorable aux produits évalués. Les auteurs concluent que « toute recommandation d’un ISRS fondée sur les données publiées (…) repose sur des données déformées » (a-t 2003; 34: 62-3). [16]

C’est ce que prouve clairement une évaluation, parue en 2008, de 74 études portant sur 12 antidépresseurs et soumises à l’agence américaine du médicament FDA entre 1984 et 2004 (a-t 2008; 39: 22). [17] Les études prises dans leur ensemble reflètent le caractère contradictoire des données dont ont dispose à ce sujet (51% des études ont un résultat positif, 49% sont négatives ou pas claires, n = 74 ; voir la moitié gauche de l’illustration). Il en va tout autrement lorsqu’on regarde uniquement les études publiées sur ce même sujet, qui donnent l’impression que les données sont au contraire clairement positives (94% de résultats positifs, 6% négatifs, n = 51).

Illustration : Etendue et conséquences du biais de publication et de la manipulation des données à l’exemple des 74 études sur 12 antidépresseurs soumises à la commission d’autorisation de la FDA entre 1884 et 2004.

Sur les 38 études positives pour les produits évalués, une seule est restée non publiée. Selon l’évaluation par la FDA, 36 études sont soit négatives (n = 24), soit pas claires (n = 12). (Voir la moitié gauche de l’illustration). [17] Mais seules 3 d’entre elles sont publiées, et pas les 22 autres. 11 études ont été manipulées avant la publication, pour que leurs résultats falsifiés paraissent positifs. Arrangé de cette façon, l’ensemble des données publiées semble être clairement positif (côté droit de l’illustration). Une recherche dans les bases de données ne retrouve que 51 études sur les 74. Sur ces 51, 48 (94%) sont positives pour le produit évalué – 37 le sont vraiment, 11 ont été embellies (mais la lecture des publications ne permet pas de s’en rendre compte) – et seulement 3 études sont négatives (voir la moitié droite de l’illustration).

C’est effrayant de voir le nombre d’études non publiées. Selon des évaluations systématiques, il semble même qu’au moins 50% des études menées à bien sont supprimées. [18, 19] Les études sont déficitaires aussi d’un autre point de vue : l’enregistrement et la documentation des effets indésirables (EI). Une vérification systématique de 133 études randomisées contrôlées publiées en 2006 dans cinq grandes revues médicales a mis en évidence que 11% des études ne contiennent pas d’indications sur les EI. 27% ne donnent pas d’informations relatives à la gravité des EI, et dans 32% des études, les EI ne sont présentés que de façon restreinte : ils se limitent aux effets indésirables fréquents, sévères, et respectivement aux EI statistiquement significatifs. [20] L’évaluation ne prend pas en compte la nature industrielle ou publique du financement des études.

A noter que minimisation et désinformation sont monnaie courante, comme nous le constatons lorsque nous demandons aux industriels ce qu’il en est des effets secondaires de leurs produits (cf. a-t 2002; 33: 123-4). Lorsque le rofécoxib (VIOXX) a été retiré du marché, le 22 octobre 2004 (a-t 2004; 35: 125-8), la firme MSD [NdT : Merck Sharp & Dohme] a fait paraître dans les grands quotidiens d’énormes annonces disant que « MSD a toujours informé très rapidement les autorités, les médecins et les pharmaciens, dans l’intérêt de la santé des patients (…) Notre démarche est responsable ». [21] Une semaine plus tard, c’est tout le contraire que démontre un article du Wall Street Journal, qui cite des mails internes dont il ressort que la firme avait depuis le milieu des années 90 des éléments indiquant une cardiotoxicité de cet inhibiteur de la COX-2. [22] Merck & Co (MSD) discutait déjà en interne des possibilités qu’il avait de mettre en place les études de façon à ce qu’on ne remarque pas la nocivité cardiovasculaire potentielle du rofécoxib (a-t 2004; 35: 117-8). C’est pour avoir utilisé cette même stratégie de l’occultation que SmithKline Beecham (aujourd’hui GlaxoSmithKline [GSK]) s’est fait remarquer, pour ne donner qu’un exemple. Dans un document interne, la firme a demandé à ses collaborateurs de ne pas rendre publics les résultats d’études cliniques qui montraient l’inefficacité de la paroxétine (SEROXAT et génériques) chez des adolescents dépressifs. Ces résultats seraient « inacceptables du point de vue commercial » (a-t 2004; 35: 29-30).

Qu’il s’agisse d’effets recherchés ou d’effets indésirables des médicaments, l’étendue de la manipulation et de l’occultation de données issues de la recherche sponsorisée par les industriels est effrayante. Il est donc difficile de faire une évaluation réaliste des bénéfices et des risques si on se base sur les données publiées. Cela n’est pas sans conséquence sur les méta-analyses et les recommandations de bonne pratique, dont l’élaboration se base surtout sur les études publiées. Puis les médecins prescrivent sans le savoir des médicaments dont le bénéfice n’est que feint et dont la tolérance n’est pas suffisamment assurée. Cela mène à des erreurs thérapeutiques, dommageables à la fois pour les patients et pour le système de santé et de soins. Et les moyens financiers sont gaspillés pour des produits inefficaces ou risqués.

Il ne faut pas oublier non plus qu’occulter des données veut dire tromper les participants aux études cliniques, ces personnes qui se sont mises à la disposition de la recherche en prenant un risque personnel afin de contribuer au progrès des connaissances médicales. Cela remet en question la conformité avec la loi du consentement à participer à des études.

Les études cliniques sont une prémisse essentielle pour une évaluation et un jugement fiables des bénéfices et des risques des médicaments, produits médicaux et autres moyens et méthodes thérapeutiques. D’un point de vue scientifique comme éthique, l’accès public à de telles données doit être garanti et aller de soi.

Le financement des études par les fabricants des produits à tester favorise l’occultation et la manipulation des résultats qui déplaisent aux financeurs.

L’enregistrement obligatoire des essais avant leur commencement, dans des registres centralisés, est un pas important, mais qui ne protège pas face aux multiples possibilités dont disposent les financeurs pour influencer les résultats. Et le biais qui en résulte ne peut pas être corrigé par des procédés méthodologiques ou statistiques.

Les études manipulées ne sont ni une exception ni un délit mineur. Y remédier est très simple, et pourtant il est irréaliste d’imaginer que cela puisse se faire dans les conditions actuelles. Seule une séparation complète entre le financement de la recherche et l’argent des firmes peut éliminer le biais de financement et la falsification des données scientifiques qui en résulte. [7]

Les managers des firmes et les auteurs scientifiques responsables doivent répondre personnellement et pénalement pour la falsification et l’occultation des données ainsi que pour le marketing illégal. Et cela devrait inclure des peines de prison, puisqu’il semble que même les amendes atteignant des milliards de dollars infligées aux firmes ne suffisent pas à mettre fin à des stratégies commerciales contraires à l’éthique.

Erratum a-t 2010; 41: 24 : Le ▼ Ranibizumab est un inhibiteur du facteur de croissance de l’endothélium vasculaire. Cette caractéristique a été omise par erreur dans l’article a-t 2010; 41: 2 (NdR).»

1. Pfizer: « Pfizer weist IQWiG-Vorwürfe zurück » [NdT : Pfizer rejette les critiques de l’IQWIG], Pressemitteilung vom [communiqué de presse en date du] 10 Juni 2009.

2. IQWiG: « Antidepressiva: Nutzen von Reboxetin ist nicht belegt » [Antidépresseurs: l’efficacité de la réboxétine n’est pas démontrée], Pressemitteilung vom [communiqué de presse daté du] 24. Nov. 2009;
http://www.iqwig.de/index.867.html

3. DeANGELIS, C.D. et al.: JAMA 2004; 292: 1363-4

4. Bundesministerium für Gesundheit, Antwort Kleine Anfrage betreffend « Verpflichtendes Register zur Veröffentlichung von klinischen Studien », BT-Drs 17/163 [Ministère fédéral de la Santé. Réponse à la demande concernant « Le registre obligatoire de publication des essais cliniques“]

5. BAHR, D., zit. Nach aerzteblatt.de: « BAHR: Nicht alle klinischen Studien sollen veröffentlicht werden » [Tous les essais cliniques ne devraient pas être publiés], vom 6. Jan. 2010

6. SISMONDO, S.: PLoS Medicine 2007; 4: e286 (5 Seiten) [5 pages]

7. DOUCET, M., SISMONDO, S.: J. Med. Ethics 2008; 34: 627-30

8. GØTZSCHE, P.C. et al.: PLoS Medicine 2007; 4: e19 (6 Seiten) [6 pages]

9. SISMONDO, S.: Contemp. Clin. Trials 2008; 29: 109-13

10. BEKELMAN, J.E. et al.: JAMA 2003; 289: 454-65

11. LEXCHIN, J. et al.: Brit. Med. J. 2003; 326: 1167-76

12. ROCHON, P.A. et al.: Arch. Intern. Med. 1994; 154: 157-63

13. HERES, S. et al.: Am. J. Psychiatry 2006; 163: 185-94

14. DJULBEGOVIC, B. et al.: Lancet 2000; 356: 635-8

15. VEDULA, S.S. et al.: N. Engl. J. Med. 2009; 361: 1963-71

16. MELANDER, H. et al.: BMJ 2003; 326: 1171-5

17. TURNER, E.H. et al.: N. Engl. J. Med. 2008; 358: 252-60

18. DECULLIER, E. et al.: BMJ 2005; 331: 19 (6 Seiten) [6 pages]

19. ANTES, G. et al.: Bundesgesundheitsbl. 2009; 52: 459-62

20. PITROU, I. et al.: Arch. Intern. Med. 2009; 169: 1756-61

21. z.B. Süddtsch. Ztg. vom 22. Okt. 2004

22. Wall Street Journal, 1. Nov. 2004

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© 2010 arznei-telegramm

© Arznei-Telegramm et Elena Pasca pour la traduction française

4 réflexions au sujet de “Biais de publication, manipulation et falsification de la recherche médicale financée par l’industrie pharmaceutique. Arznei-Telegramm épingle ses méthodes”

  1. Je suis un peu choqué par ce que vous avez écrit « ma principale source et référence ». N’est-ce pas un peu catégorique ? Comment voulez-vous qu’une seule revue puisse être pointue sur tous les sujets qu’elle traite ? Quand je lis un journal je suis souvent impressionné quand le journaliste parle de sujets que je ne connais pas et particulièrement effondré (pas toujours) quand je connais bien le sujet. Je crois même qu’il est très important de lire ce qui ne nous ressemble pas et ce à quoi nous ne croyons pas a priori. Une définition du journalisme donnée par Hubert Beuve-Mery était la suivante : « Au contact et distant. » Cela s’applique merveilleusement à l’exercice de la médecine (et surtout à l’exercice des patients) et, probablement, à la lecture critique.
    Mais, pour confirmer mon point de vue (c’est le propre des esprits qui veulent toujours avoir raison) je dirais que votre blog est indispensable et passionnant parce qu’il traite souvent de sujets que je ne connais pas ou qui ne m’intéressent pas a priori.
    Bravo, donc.

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  2. Des confrères allemands sont unanimes sur la qualité de cette revue. Merci à vous de nous parler de ce qui en vaut la peine, utiliser les soruces qui valent la peine.
    Ce blog n’est pas une revue de presse, ni un journal intime, contrairement à d’autres. Et j’en suis ravie.
    bonne continuation à vous et à Arznei-Telegram!
    Cdt

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