La presse médicale: organe publicitaire de l’industrie pharmaceutique pour la dé-formation médicale continue…

Le 28 février 2011 paraissait sur le site du Canadian Medical Journal une enquête d’Annette Becker et al intitulée « The association Plantu presse médicale lèche-bottes.jpgbetween a journal’s source of revenue and the drug recommendations made in the articles it publishes » (L’association entre les sources de revenus des journaux médicaux et les recommandations de médicaments contenues dans les articles).

Les résultats montrent sans aucun doute possible que la presse gratuite allemande – financée exclusivement par les publicités des laboratoires pharmaceutiques – recommande presque toujours les médicaments en question, alors que la presse indépendante se prononce généralement contre les mêmes médicaments… Les journaux médicaux ayant des sources mixtes de financement se situent entre les deux.

Cette enquête vaut tout autant pour la France et confirme, si besoin était, tout ce qui a déjà été dit quant à l’influence néfaste sur les prescriptions et à la désinformation résultant du financement industriel de la filière médicament, depuis la recherche clinique jusqu’à la formation et à l’information médicales des professionnels comme des associations de patients et du grand public.

Je rappelle les articles parus sur Pharmacritique sous la catégorie « Media, presse médicale, organes publicitaires des lobbies » et l’article détaillé traitant spécifiquement de la presse gratuite appartenant majoritairement à l’empire de Gérard Kouchner.

Avant de passer à l’article proprement dit, il me semble essentiel de rappeler quelques grandes lignes de ce que l’on sait sur les conséquences du « sponsoring » par l’industrie pharmaceutique – forme majeure de conflits d’intérêts – et des biais qui en résultent, à tous les niveaux de la filière médicament.

Cette caricature de Plantu – dont j’ai malheureusement perdu l’endroit original de parution – est éloquente…

CONTEXTE

Rappel de quelques moyens d’influence pharmaceutique sur les prescriptions qu’on doit qualifier de majoritairement irrationnelles (cf. Que Choisir, entre autres), car déterminées par la publicité et non pas par les critères d’un usage rationnel du médicament

Il a été largement prouvé – et l’article du CMAJ rappelle quelques références – que le financement industriel de la recherche et les autres formes de conflits d’intérêts influencent le résultat des essais cliniques, la formation et l’information médicales, l’état des connaissances sur l’efficacité et la tolérance des médicaments, etc.

Le financement de la formation médicale continue – assuré en France à 98% par les laboratoires pharmaceutiques – fait de celle-ci un prolongement très efficace du marketing. Tout comme la presse médicale française, qui, à l’exception de deux revues, est dans les mains de l’industrie. L’ancien rédacteur en chef du British Medical Journal, Richard Smith, ne cesse de dénoncer l’influence directe ou indirecte des firmes sur une presse médicale devenue une extension du marketing pharmaceutique, mais ayant une image de respectabilité, car apparemment neutre, puisque la publicité est d’autant plus efficace qu’elle y est déguisée en science…

L’apogée de cette publicité déguisée (en plus de celle directe) est atteint dans la presse gratuite – ou presse poubelle -, détenue majoritairement par l’empire de presse de Gérard Kouchner, frère de l’ancien ministre de la santé, Bernard Kouchner (voir cet exposé détaillé sur Pharmacritique). A noter au passage que c’est un autre exemple de conflits d’intérêts…

Tout ce qui vient de l’industrie pharmaceutique et des leaders d’opinion ayant des conflits d’intérêts – qu’il s’agisse de professionnels de santé ou de leaders d’associations financées par les pharmas – devrait être immédiatement soupçonné de partialité, de biais multiples, plus ou moins visibles, plus ou moins conscients. Ce doute devrait devenir un réflexe.

L’apprentissage d’une lecture critique comme de la méthodologie de l’EBM (evidence-based medicine : médecine fondée sur le niveau de preuve, permettant une lecture correcte des essais cliniques, entre autres « bénéfices »), de même que le croisement des sources, le recours à des sources anglo-saxonnes et la limitation drastique de l’exposition aux publicités et à tout autre moyen d’influence des laboratoires – tout cela est un impératif. Je dis bien « tout autre moyen », car les études ont montré que même le cadeau le pus insignifiant fait à un médecin / pharmacien ou autre professionnel de santé – ou même le comportement sympathique d’un visiteur médical (voir ces articles), etc. – tout cela crée une obligation (souvent inconsciente) de réciprocité et influence les prescriptions.

Une éducation critique à la santé en général, et en particulier sur les méthodes très perfectionnées de désinformation médicale que fait l’industrie pharmaceutique devrait s’adresser aussi aux usagers et à leurs représentants – au premier chef desquels le CISS (Collectif interassociatif sur la santé). Celui-ci est co-financé par Pfizer et soutient les efforts des laboratoires de se faire accepter comme une source d’information directe pour les patients…

Les firmes tentent en permanence d’élargir leurs possibilités d’influence et de briser les faibles obstacles qui se dressent encore sur leur voie, et ce à l’aide d’une Commission européenne qui travaille main dans la main avec l’EFPIA (association européenne des industriels pharmaceutiques)… L’une des grandes lignes du « paquet pharmaceutique » défendu par ces deux « alliés » qui ne veulent aucune entrave à la bonne marche des affaires, même pas l’élémentaire souci de la santé des citoyens, prévoyait de vider de sa substance l’interdiction légale de la publicité pour les médicaments d’ordonnance… Or les effets désastreux de ce type de publicité – direct-to-consumer advertising (DTCA) – sont largement reconnus, et les deux pays qui l’autorisent (Etats-Unis et Nouvelle-Zélande) cherchent depuis des années comment revenir là-dessus. (Voir surtout, en descendant sur la page, les articles de la catégorie « Publicité directe pour les médicaments » ou encore ceux de la catégorie « Méthodes publicitaires, marketing : exemples »).

Il faut que nous, usagers, comprenions qu’une « éducation thérapeutique » faite avec la participation des firmes – et c’est légal depuis un décret de mars 2009 de Roselyne Bachelot (qui a des liens avec les pharmas) – et tout programme d‘aide à l’observance ne sont là que pour court-circuiter les interfaces habituelles (médecins, pharmaciens qui pourraient contrecarrer l’influence) et obtenir un accès direct aux patients. Pour mieux les « fidéliser »…

Or contrairement aux discours publicitaires des laboratoires, qui profitent du fait que les patients se sentent rejetés par des médecins qui les expédient au lieu de les traiter comme des acteurs conscients de leur propre santé, et donnent l’impression qu’eux, ils les prennent au sérieux, il ne peut y avoir d’égalité entre des « partenaires 
dont les objectifs sont foncièrement différents (augmentation du chiffre des ventes vs. guérison / amélioration sans trop de dépenses)On le voit fort bien dans cette caricature tirée de la revue Prescrire. L’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) s’est fortement opposée à ce que les laboratoires puissent participer à de tels programmes. Mais le lobbying pharmaceutique l’a emporté, là encore… Lobbying (détaillé dans plusieurs articles à partir de cette page) qui commence tout en haut de l’Etat, avec les conflits d’intérêts de la famille de Nicolas Sarkozy et qui est démontré aussi par le poste stratégique qu’il a accordé à un dirigeant de Sanofi-Aventis dans le Fonds stratégique souverain français (22 milliards…)

Et ce n’est pas une transparence fragmentaire – les déclarations publiques d’intérêts non contrôlées et non suivies – qui va résoudre quoi que ce soit. Nécessaires, elles ne sont pas suffisantes et ont même un effet pervers, car elles légitiment et banalisent les conflits d’intérêts, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises (voir catégorie « Déclaration d’intérêts, la panacée ? »).

L’ARTICLE DU CMAJ (Canadian Medical Association Journal)

Les auteurs: Annette Becker, Fatma Dörter, Kirsten Eckhardt, Annika Viniol, Erika Baum, Michael M. Kochen, Joel Lexchin, Karl Wegscheider et Norbert Donner-Banzhof.

A noter que Michael M. Kochen est l’un des rédacteurs de la revue allemande indépendante Arznei-Telegramm, ma principale source et référence.

« The association between a journal’s source of revenue and the drug recommendations made in the articles it publishes » (L’association entre les sources de revenus des journaux médicaux et les recommandations de médicaments contenues dans les articles). Can. Med. Assoc. J. 2011 183: 527.

Le texte intégral est en libre accès dans le Canadian Medical Journal, et le British Medical Journal en rend compte dans un article lui aussi accessible en entier, paru dans le numéro du 5 mars 2011: « Medical journals with advertising are more likely than subscription journals to recommend drugs » (Les journaux médicaux contenant de la publicité sont plus susceptibles de recommander des médicaments que les journaux financés par les abonnements, BMJ 2011; 342:d1335).

L’équipe d’Annette Becker a analysé tous les numéros de 2007 des 11 journaux médicaux allemands les plus lus par les médecins généralistes. Il s’agit surtout de journaux de formation médicale continue, et moins de presse de recherche médicale à proprement parler, car ce sont eux qui sont prépondérants en Allemagne. 313 numéros contenant au moins une publicité pour ces médicaments et 412 recommandations ont été trouvés. Il s’agit en tout de 648 publicités, allant de 14 à 161 par journal. A noter que les auteurs n’ont compté qu’une fois les publicités multiples parues dans un seul numéro pour un même médicament. C’est dire que le nombre doit être multiplié si on veut se faire une image de la quantité de publicités, du matraquage que cela représente…

Les produits en question sont (j’ai mis entre parenthèses les principaux médicaments de la classe évoquée, ainsi que les principales marques vendues en France) :

  • Les inhibiteurs de la cholinestérase, prescrits dans la démence (donépézil [Aricept°], galantamine [Réminyl°] et rivastigmine [Exelon°])
  • L’ézétimibe (hypercholestérolémie) [Ezétrol]
  • Les mimétiques de l’incrétine (diabète) [exénatide : Byetta]
  • Les glitazones (diabète) [rosiglitazone : Avandia, pioglitazone : Actos, ainsi que les composés]
  • Clopidogrel (prophylaxie des maladies cardiovasculaires) [Plavix]
  • Varénicline (sevrage tabagique) [Champix]
  • Duloxétine (dépression, incontinence urinaire d’urgence) [Cymbalta]
  • Inhibiteurs de l’angiotensine et sartans (hypertension, insuffisance cardiaque) [Bénazépril, cilazapril, Fosinopril, Captopril, Lisinopril, Coversyl…
  • Analogues de l’insuline (diabète) [Levemir, Novorapid, Humalog, Lantus]

Chaque journal a été noté sur une échelle de 1 à 5, en fonction de l’insistance avec laquelle il recommande les médicaments choisis pour illustrer le propos : il s’agit de neuf médicaments ou classes de médicaments qui ont fait l’objet d’une publicité très insistante au début de l’enquête, les labos les présentant comme des produits « innovants » dans le traitement de maladies fréquentes.

Les journaux gratuits ont presque toujours recommandé la prescription des médicaments en question, alors que ceux qui vivent uniquement des abonnements les ont déconseillé la plupart du temps…

Les résultats confirment les constats passés quant à l’existence d’un advertising-related biais : un biais dû à la publicité des annonceurs, qui détermine l’attitude favorable de la presse médicale envers les produits ainsi mis en avant.

Le texte étant accessible, je ne m’étendrai pas là-dessus. Il me paraissait plus important de le situer dans le contexte, de montrer qu’il constitue une preuve de plus sur l’impact des conflits d’intérêts sur toute la filière
médicament.

Voici UN EXTRAIT édifiant de l’interprétation :

“In 2006, Lexchin and Light10 stated that revenue from journal advertising was one of the most important factors associated with commercial bias.11,12 Using print material as the sole source of information for continuing medical education seems ineffective, but the integration of such material into multimedia interventions has been shown to change the behaviour of physicans in practice.13,14 Print media are still among the most important sources of information for doctors.1

Rennie and Bero summarized the characteristics of free journals as follows: they publish more advertisements than editorial content, they are not owned by societies, they do not publish original work, the articles they publish are not cited, they are subjected to no standard level of peer review, and they are deficient in critical editorials and correspondence.15 It is also worth noting that the conflicts of interests of either the authors or the editors are not declared in these journals.

Et un extrait de la conclusion. Il est évident que la seule solution, c’est que les médecins financent par eux-mêmes leur formation continue. Ce qui ne va pas les ruiner. La pression publique devrait aller dans ce sens. Les obliger à renoncer aux avantages que leur apportent les laboratoires et à ne plus s’exposer aux influences.

A bon entendeur…

“These journals counter efforts to inculcate critical reading skills and evidence-based medicine. They take advantage of the struggle that general practitioners face in dealing with the growing complexity of medicine, a constant lack of time and an overload of information. Physicians need to realize that the alternatives are to either pay for journals with objective information or rely on the potentially biased information published in free journals.”

 

Elena Pasca

© Pharmacritique pour les commentaires

PS: J’ai écrit le tout d’une traite et n’ai plus le temps de corriger pour l’instant. Désolée pour les coquilles inévitables dans ces conditions…

3 réflexions au sujet de “La presse médicale: organe publicitaire de l’industrie pharmaceutique pour la dé-formation médicale continue…”

  1. Intéressant, d’autant que je n’ai pas l’habitude de regarder le site du CMAJ. dommage qu’il n’y ait pas plus de journaux mixtes pris en compte dans l’analyse. Ceux que nous prenons pour référence internationale sont tous mixtes (NEJM, JAMA, BMJ…)
    Vous parlez d’ARZNEI-TELEGRAMM, mais qui lit l’allemand?

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  2. N’ayant pas le temps de faire une note séparée sur cette information, je donne le lien vers le site du Monde:
    http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/04/05/une-journaliste-denonce-une-censure-des-labos-dans-la-presse-medicale_1502656_3224.html#xtor=EPR-32280229-%5BNL_Titresdujour%5D-20110405-%5Bzonea%5D&ens_id=1440622
    Des exemples de ces pratiques ont été révélées lors de l’audition de la presse par la mission d’information sénatoriale sur le Médiator, présidée par le sénateur François AUTAIN, qui fait du bon boulot!
    Voici le début de l’article du Monde:
    « Une journaliste dénonce une censure des labos dans la presse médicale
    L’affaire du Mediator a montré les liens parfois trop proches que peuvent entretenir un grand laboratoire pharmaceutique comme Servier et les autorités de santé. Mais l’influence des labos peut s’exercer aussi dans un autre domaine : celui de la presse médicale.
    Voici quelques jours, Virginie Bagouet a quitté Impact médecine après des mois de conflit avec sa hiérarchie. Elle travaillait depuis février 2008 dans ce magazine spécialisé à destination des généralistes. Mardi 5 avril, elle est auditionnée par la mission commune d’information du Sénat sur le Mediator.
    Mails et pièces à l’appui, la journaliste dénonce en effet des censures, explicites ou implicites, de son travail, notamment par rapport à Servier. Le journal, lui, estime avoir « respecté l’éthique ».
    ARTICLES EN RELECTURE CHEZ SERVIER ?
    Craignant les foudres du laboratoire, l’un des principaux annonceurs de l’hebdomadaire, la rédaction en chef aurait ainsi, selon l’ex-salariée, refusé de parler du livre du docteur Irène Frachon, Mediator 150 mg, combien de morts ? (Dialogues.fr, 2010).
    Même après l’étude de la Caisse nationale d’assurance-maladie sur ce médicament, qui confirmait, en octobre 2010, les craintes du Dr Frachon, Impact médecine n’a pas fait état de ces critiques. « Notre rédactrice en chef a accepté qu’une des journalistes fasse un article. Mais son papier, très factuel, n’a finalement pas été publié. Raison invoquée par la rédaction en chef : ‘C’est trop sensible »’, raconte encore Virginie Bagouet.
    (…) »
    Et un autre extrait:
    « Autre exemple cité par la journaliste, qui concerne toujours le laboratoire Servier : « J’ai été envoyée, fin août 2010, suivre un congrès de cardiologie à Stockholm, où était présentée une étude importante de Servier sur un de ses médicaments, le Procoralan. L’article que j’ai écrit a été envoyé en relecture à Servier pour ‘validation scientifique' », se souvient la journaliste.
    « J’étais en copie des mails, j’ai vu la relecture par le laboratoire. Des modifications ont été apportées, dont une erreur. » Et lorsque la journaliste demande à sa rédactrice en chef des explications, Virginie Bagouet indique qu’elle s’est vu répondre : « Servier est content ». »
    Eh bien, on voit ce que cela donne, quand Servier est content…
    A propos, un autre des médicaments de Servier, le Vastarel (trimétazidine), fait (enfin!)l’objet d’une procédure de suspension par l’AFSSAPS, à cause de ses effets indésirables neurologiques (syndromes parkinsoniens…) montrés du doigt depuis longtemps par les revues indépendantes telles que Prescrire ou Arznei-Telegramm. De plus, l’efficacité n’a pas vraiment été prouvée. Ce qui n’a pas empêché les médecins de prescrire le Vastarel larga manu, dans des affections aussi banales que les vertiges, les acouphènes, les troubles de l’audition, les pseudo syndromes de Raynaud, etc. J’ai vu cela dans mon entourage et suis intervenue pour que la personne concernée, qui se voit prescrire ce « traitement » depuis des années, pour des mois et des mois, laisse tomber ce produit.
    Mais vu les bénéfices financiers, rien à craindre pour la santé du labo Servier…
    De plus, il refuse d’assumer tous les dédommagements et autres frais des victimes
    du Médiator. Et malgré les protestations de Xavier Bertrand, on sait très bien que c’est le contribuable qui paiera et que les fonds ne seront pas récupérés.
    Tant qu’il n’y a pas une législation permettant de poursuivre ces labos en justice – par des actions étatiques, individuelles et groupées (recours collectifs en justice) -, rien ne changera.
    Elena Pasca / Pharmacritique

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