Le numéro du 30 avril du journal The Scientist révèle dans l’article intitulé « Merck Published Fake Journal » que la firme Merck a payé un montant tenu secret à Elsevier, l’une des plus grandes maisons d’édition scientifiques au monde, pour que la société Excerpta Medica qu’il détient édite une fausse revue médicale intitulée The Australasian Journal of Bone and Joint Medicine. La présentation faisait penser à une revue à comité de lecture (peer-reviewed journal), mais n’était en fait qu’un outil publicitaire pour les médicaments de la firme.
Je rends compte de plusieurs réactions et expose les principales dimensions du ghostwriting et du ghost management, avec exemples et liens.
Le British Medical Journal en a rendu compte dans un article paru le 28 avril, mais en insistant sur certaines preuves produites par la défense des victimes du Vioxx et sur la réponse de la firme. L’article s’appelle « Merck disguised « marketing publication » as medical journal to help promote Vioxx, court hears » (Merck a fait passer une « publication publicitaire » pour une revue médicale, afin de consolider la promotion du Vioxx).
The Scientist s’est procuré les deux premiers deux numéros, parus en 2003 (voir les PDF ici et ici). Outre les éditoriaux non signés, ils ne contenaient qu’une sélection d’anciens articles reproduits ou des résumés, à des fins de marketing et sans aucune déclaration des conflits d’intérêts et du fait que la revue était financée par Merck. La désinformation est d’autant plus criante qu’il n’y avait d’annonces publicitaires explicites que pour le Fosamax (acide alendronique) et pour le Vioxx (rofécoxib). Tout le reste avait l’air d’une vraie revue à comité de lecture.
Cette fausse revue a permis au laboratoire d’influencer les médecins en matière de dépistage et de traitement de l’ostéoporose et d’endormir leur vigilance quant aux risques du Vioxx. Même ceux qui prennent la peine de demander aux visiteurs médicaux ou dans les réunions de formation médicale continue autre chose que de la publicité directe ont pu être bernés.
Nous avons déjà parlé des ghostwriters (auteurs fantôme). Voici maintenant la revue fantôme… Elle parfait la stratégie habituelle de ghost management de l’industrie pharmaceutique (gestion, influence et contrôle complets, invisibles mais omniprésents de tous les aspects de la recherche, de la formation et de l’information médicales, depuis la production jusqu’à la diffusion).
La revue n’a jamais été indexée dans Medline (la base de données médicales de référence au niveau mondial) et n’a jamais eu un site web.
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Un regard sur le premier numéro
Il suffit d’ouvrir le premier numéro pour voir que la revue fantôme a tout fait pour promouvoir l’usage très large de l’ostéodensitométrie afin de mettre en lumière les bénéfices du Fosamax (acide alendronique). Les éditorialistes (fantôme) disaient espérer que les initiatives des lobbies australiens de l’ostéoporose allaient être couronnés de succès et permettre – c’était le message indirect de l’ensemble – une médicalisation beaucoup plus étendue des femmes avant même qu’elles souffrent de cette affection. L’ostéodensitométrie et le traitement médicamenteux de l’ostéopénie et de l’ostéoporose – par Fosamax, bien sûr – « pourraient sauver des millions », en prévenant l’apparition de fractures, leur traitement chirurgical et leurs autres conséquences.
Pas un mot des effets secondaires du Fosamax comme de toute la classe des médicaments dont il fait partie, à savoir les biphosphonates (ou bisphosphonates; voir certaines notes de la catégorie « Traitements de l’ostéoporose« ).
Décidément, les meilleures techniques publicitaires ont été exploitées dans ce chef d’œuvre, y compris le disease mongering, qui consiste à élargir les critères de diagnostic et abaisser les « seuils » de l’ »admissibilité » aux traitements médicamenteux d’une maladie.
La créativité des départements de marketing des firmes pharmaceutiques n’a décidément pas de limites, remarque Peter Lurie après avoir lu les deux premiers numéros de The Australasian Journal of Bone and Joint Medicine. Et il ajoute que cela dépasse même l’imagination la plus débordante de quelqu’un qui pense avoir tout vu… Et Lurie en a vu pas mal, en sa qualité de vice-président de l’association de défense des consommateurs Public Citizen.
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La révélation publique
L’affaire de la fausse revue comme véhicule du marketing de Merck a été révélée pour la première fois le 9 avril par le journal The Australian, dans le contexte de la couverture du procès intenté à la firme par plus de 1.000 victimes du Vioxx. The Scientist s’est procuré le témoignage du Dr George Jelinek, urgentiste et membre de la World Association of Medical Editors, qui est le principal expert de la défense dans ce procès. Après lecture de quatre numéros datant des années 2003 – 2004, Jelinek pense que le « lecteur moyen » – les médecins non spécialisés, probablement – pouvait en effet être induit en erreur et prendre cette publication marketing pour une revue à comité de lecture.
Selon Jelinek, 4 articles sur les 21 contenus dans le premier numéro ont été consacrés à Fosamax. Dans le deuxième, sur un total de 29 articles, 9 ont porté sur le Vioxx et 12 sur le Fosamax. Et tous, sans exception, ont présenté ces deux médicaments sous une lumière favorable. Et Jelinek de déclarer : « je comprends fort bien l’intérêt d’une firme pharmaceutique à réunir des articles de recherche favorables à leurs médicaments en une seule revue et de la faire parvenir aux médecins. (…) C’est du marketing à l’état pur« . Certaines méta-analyses (reviews) ne citaient qu’une ou deux références ; l’une d’entre elles était un simple résumé. Pourquoi estime-t-on que l’impact sur les prescripteurs a dû être très important? Parce qu’une telle compilation d’articles favorables, dans une revue à comité de lecture éditée par Elsevier et ayant dans son comité de rédaction et dans son comité scientifique certains très grands noms des spécialités concernées donne l’impression d’un consensus scientifique sur la base d’études et de méta-analyses indépendantes de l’industrie.
L’intention était de rassurer les médecins sur la sécurité d’emploi du Vioxx et sur son rapport bénéfices – risques, dit Jelinek. Et on peut ajouter qu’il fallait effectivement les rassurer parce que les indices des risques de ce médicament ne cessaient de s’accumuler depuis sa mise sur le marché en 1999. Et l’on sait que la firme Merck était au courant des risques cardiovasculaires depuis les essais cliniques et qu’elle avait choisi de les passer sous silence dans sa demande d’homologation. (Cette note sur le procès que certaines caisses publiques allemandes d’assurance-maladie veulent intenter à Merck au nom des victimes du Vioxx revient sur les étapes de cette mise en danger délibérée de la santé des gens à des fins de profits exorbitants).
Enfin, répondant à Heartwire / The Heart, Jelinek souligne que l’avocat de Merck n’a contesté aucune de ses affirmations lors du contre-interrogatoire… Il affirme la même chose au British Medical Journal (BMJ 2009;338:b1714) et souligne, dans le texte complet de cet article, qu' »une mascarade publicitaire qui se fait passer pour de la recherche médicale est de nature à compromettre les fondements même de l’intégrité scientifique« .
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L’auteur scientifique insaisissable…
Ghostwriters, guest authors, rédacteurs médicaux sans formation médicale (medical writers)…
Selon l’article initial du journal The Australian, intitulé « Doctors signed Merck’s Vioxx studies« , les études sur le Vioxx faites par la firme ont été signées après coup par des médecins payés pour prêter leur nom et donner ainsi l’impression d’indépendance et de compétence. C’est le bon vieux problème des dérapages dans la définition d’un « auteur », qui peut avoir diverses variantes, dont la plus cou
rante est celle des auteurs fantôme (ghostwriters). Ce sont des rédacteurs d’articles payés par les firmes, qui « arrangent » les résultats des essais cliniques de façon à les faire paraître (plus) favorables. Leurs noms ne figurent nulle part. C’est la variante scientifique du « nègre » dans l’écriture littéraire, sauf que les conséquences ne sont pas tout à fait les mêmes… Les éditorialistes de The Australasian Journal of Bone and Joint Medicine sont de tels ghostwriters, qui signent juste « B & J Editorial ».
Illustration: Lisa Tener’s Writing Blog
Il arrive que les médecins qui signent ces articles ne soient en fait que des auteurs invités (guest authors), qui n’ont rien à voir avec les essais, mais dont les noms sont des garanties de prestige et de scientificité. C’est une pratique très courante, qui veut par exemple que le chef de service figure au moins comme co-auteur de chaque étude faite par les médecins du service respectif. Sans que le terme « auteur invité » soit prononcé.
Des médecins-chercheurs qui n’ont jamais vu les données et/ou n’ont en rien participé à leur interprétation peuvent être bombardés « investigateurs » sur le papier. Leurs noms sont là pour en mettre plein la vue et donner une caution scientifique de haut vol aux messages publicitaires que les firmes veulent faire passer aux prescripteurs. Et ces « auteurs » en profitent, eux aussi, non seulement parce qu’ils sont payés pour cela, mais aussi pour compléter leur liste de publications, par exemple… Car celle-ci est souvent en souffrance dans le cas de praticiens qui passent leur temps à faire de l’argent, que ce soit par l’exercice libéral à l’hôpital public ou alors par les activités de consultance pour les laboratoires, les conférences dans les palaces, les interventions médiatiques et autres… Avec un tel emploi du temps, la recherche médicale effective n’est pas une priorité. Il est plus facile de limiter sa participation à une signature. Et c’est très ironique de voir que ces faux auteurs se servent de cette situation lorsque ça tourne mal, en disant qu’après tout, ils n’étaient que des auteurs invités et n’ont donc pas de responsabilité…
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Sociétés de rédaction médicale, au garde-à-vous devant le client
Il existe par ailleurs des sociétés privées de rédaction médicale, des agences de communication spécialisées (MECC en anglais: medical education and communication companies), qui ont pour seule activité le « traitement » marketing des données et la présentation des résultats des essais cliniques en fonction des desiderata des laboratoires. Et il ne faut pas s’imaginer que ces rédacteurs seraient tous des médecins, loin de là, puisque ce n’est pas ce savoir-là qu’on leur demande de maîtriser. Pharmacritique a d’ailleurs donné l’exemple de la société Therapharm, qui a organisé et présenté les études françaises sur le Gardasil, signées par des médecins de renom ainsi que par des employés de Sanofi Pasteur MSD. Qui n’ont bien sûr pas déclaré leurs conflits d’intérêts en France, mais je les ai trouvés dans la revue Gynecologic Oncology qui a publié l’article sur l’étude EDiTH. (Voir la note « Gardasil: conflits d’intérêts du Pr Riethmuller, du Dr Prétet et de l’étude EDiTH, LA référence française intangible« ).
Impossible de savoir qu’est-ce qui est écrit par les uns et par les autres, mais les extraits du site de Therapharm laissent songeur, parce que cette société ne cesse d’affirmer à quel point chaque étape du processus menant de la conception d’un essai clinique à des articles médicaux est définie et réalisée en fonction des exigences du client : la firme qui paie et qui mène donc la danse. Cujus regio, ejus religio.
J’ai pris cet exemple pour rester dans du connu, même si Therapharm s’occupe aussi de l’organisation entière d’essais cliniques, et pas seulement de la rédaction d’articles.
D’autres sociétés – ou individus – s’y consacrent entièrement, et il existe d’ailleurs des associations internationales qui les réunissent, telle la European Medical Writer Association (EMWA). Le site contient même des directives à l’usage des auteurs fantôme (Ghostwriting Guidelines), ou encore des considérations sur « le rôle des rédacteurs fantôme dans le développement de publications revues par des pairs ».
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Merck disposait de plein d’auteurs fantôme, auteurs invités et prête-noms pour promouvoir son Vioxx…
Que Merck ait eu recours à des médecins payés pour être des prête-noms, des faire-valoir et des (fausses) garanties d’indépendance est affirmé par les avocats des victimes qui ont intenté ce recours collectif en justice (appelé aussi « action de groupe », possibilité légale qui n’existe malheureusement pas en France).
L’existence de la vraie fausse revue à comité de lecture est une preuve supplémentaire du fait que la firme était prête à tout pour maintenir le Vioxx sur le marché suffisamment longtemps pour se remplir les poches. (On peut se demander si elle applique les mêmes méthodes dans le cas du vaccin Gardasil, puisque c’est bien cette firme-là qui en a la paternité et que Sanofi Pasteur MSD est une firme détenue conjointement – à 50 / 50 – par Sanofi et par Merck. (MSD veut dire Merck Sharp & Dohme). Sanofi Pasteur MSD est simplement chargée de commercialiser le Gardasil en Europe.)
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Le coup de gueule du JAMA en avril 2008 avait pour point de départ précisément la découverte d’une tromperie induite par le ghost management de Merck à propos du Vioxx
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Catherine de Angelis, la rédactrice en chef du JAMA (revue de l’association américaine de médecine: AMA) a poussé son coup de gueule d’avril 2008 et a formulé son appel à une politique de restriction et de contrôle des conflits d’intérêts dans les publications médicales. Le point de départ de son éditorial est précisément la découverte du fait que le JAMA s’était fait avoir par Merck en acceptant de publier des articles sur le Vioxx signés entre autres par des auteurs fantôme (ghostwriters) et par des médecins qui n’ont pas déclaré avoir été payés par Merck pour diverses activités publicitaires (conférences, consultance, formation médicale continue, etc.).
L’éditorial du JAMA dénonce les « auteurs invités » (guest authors) au même titre que les auteurs ou rédacteurs fantôme (ghostwriters) et demande que seuls des individus ayant participé à la recherche médicale en question puissent être appelés « auteurs ». Et que le degré de participation de chacun soit mentionné en même temps que leurs conflits d’intérêts.
Voir à ce sujet la note de Pharmacritique contenant une traduction du texte intégral de cet éditorial du JAMA, avec les 11 propositions de Catherine de Angelis et de son adjoint : « Virulent éditorial du JAMA et propositions pour limiter conflits d’intérêts, ghostwriting, manipulation par les firmes« . Puis celle parlant de la réponse de Merck au JAMA. La firme Merck dit être « intègre » et « éthique »… Et enfin cette note qui détaille l’amende payée par Merck et parle du lanceur d’alerte qui a permis de retirer le Vioxx du marché, le Dr David Graham de la FDA (agence états-unienne du médicament). Ce dernier forme avec le sénateur Charles Grassley un tandem qui donne les pires cauchemars de l’industrie pharmaceutique. Infiniment pires pour Merck que les 4,85 milliards de dollars d’amende et de dommages qu’il a dû payer pour contenir les actions en justice venant de l’Etat fédéral comme des victimes.
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D’autres détails sur la fausse revue, la réaction d’Elsevier, celle de Merck et celle d’un membre du comité scientifique de l’Australasian Journal of Bone and Joint Medicine
Peter Lurie, le vice-président du chien de garde Public Citizen, remarque selon The Scientist qu’en fin de compte, créer de toutes pièces une pseudo-revue ne diffère pas tellement des pratiques habituelles des firmes. Celles-ci paient pour des tirés à part et/ou pour des compilations d’articles de recherche qui manquent de rigueur scientifique, d’où leur nom de « throwaways » (« destination poubelle », presse poubelle), terme qui désigne les « publications à circulation contrôlée« . Contrôlée par les laboratoires qui les financent et les font parvenir aux médecins. La « documentation » à l’allure scientifique apportée à ces derniers par les visiteurs médicaux en contient un bon nombre. (Quant à l’impact de la visite médicale et à certaines de ses techniques, voir ces notes).
Sans parler de la presse « médicale » gratuite, dans laquelle la « publi-information » n’est jamais vraiment distincte de ce qui veut se faire passer pour de l’information. Cette presse détenue par des grands groupes liés à l’industrie pharmaceutique, tel celui dirigé par Gérard Kouchner, ne vit que des publicités. Voir cette note de Pharmacritique sur ce dernier et la presse cadeau française en général, vue par l’usager lambda.
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Merck se défausse sur Elsevier
En réponse aux questions de The Scientist, un porte-parole de Merck Australia (MSDA) affirme dans un mail que la firme s’attendait à ce que l’éditeur Elsevier complète le contenu de la revue fantôme par d’autres articles tirés de ses nombreuses revues médicales telles The Lancet, Bone, Joint Bone Spine et d’autres, afin de livrer aux médecins une information diversifiée et de qualité. Et en effet, certains articles parus dans la fausse revue étaient des reproductions ou des résumés d’articles originaux, triés sur le volet selon le critère de la « positive attitude » envers Merck, et qui avaient déjà été publiés dans d’autres revues d’Elsevier.
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Selon Elsevier, le passé, c’est le passé… Aujourd’hui, tout est nickel
Un porte-parole d’Elsevier déclare au Scientist qu’il aurait été effectivement préférable que The Australasian Journal of Bone and Joint Medicine indique plus clairement son financement par Merck. Plus clairement ? Bel euphémisme. Les deux premiers numéros ne contiennent aucune mention de ce type, aussi vague soit-elle.
L’éditeur reconnaît le financement intégral de la fausse revue par Merck, mais refuse de dévoiler combien il a été payé pour accepter de mettre en pratique cette tromperie. Il aurait certes fallu être plus clair à l’époque, mais c’était il y a 6 ans, quand les règles de déclaration (disclosure) n’étaient pas encore aussi strictes, dit son porte-parole. De plus, il s’agirait d’une filiale régionale d’Excerpta Medica – « société de communication médicale » appartenant à Elsevier et ayant les firmes pour clients – et non d’une décision centrale. Le même porte-parole ajoute qu’aujourd’hui, Elsevier respecte à la lettre les exigences des déclarations d’intérêts – des conflits d’intérêts – et qu’il ne confond pas une compilation d’anciens articles avec une revue médicale (qui accepte des articles originaux). L’éditeur ne sait pas combien de copies de la fausse revue ont été distribuées en Australie et par quel réseau. Et pour lui ce sujet est clos. Nous sommes priés de croire Elsevier sur parole. Jusqu’au prochain scandale…
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Des membres du comité scientifique et/ou du comité de rédaction qui n’ont rien à lire ou à relire, mais ne posent pas de questions…
Etonnant que les membres du comité scientifique d’une revue qui prétendait être à comité de lecture (peer-reviewed) n’aient jamais reçu le moindre article à relire et à évaluer… Mais cela n’étonne que le commun des mortels, les non initiés dont nous sommes, parce que prêter son nom est courant pour les grands pontes (leaders d’opinion, VRP ou pantins du pharmacommerce) du monde médico-pharmaceutique. Mais il en va dans cette élite-là comme dans celle économique et financière : les mêmes occupent (et verrouillent) tous les conseils d’administration et/ou de surveillance…
Ainsi, le rhumatologue australien Peter Brooks, membre du comité de rédaction de l’Australasian Journal of Bone and Joint Medicine, était l’un des conseillers de Merck depuis le milieu des années 90 jusqu’en 2004. (Mais il « conseillait » aussi Pfizer, Amgen et d’autres). Alors comment aurait-il pu ne pas répondre à la demande de la firme qui le paie? Et pour laquelle il est allé jusqu’à signer des publi-reportages (advertorials), c’est-à-dire des articles rédigés par la firme, dont la forme ne diffère pas du reste, et qui ont pour but de faire passer une publicité cachée pour une information indépendante. Cette méthode fait partie des stratégies élémentaires des firmes, du ghost management, justement, comme toutes les cachotteries. Et elle est utilisée partout.
Peter Brooks se défend en disant qu’arrivé à ce niveau-là, un médecin participe à tellement de choses (whole bunch of things) qu’il lui est impossible de vérifier le sérieux et la réalité des publications… La vraie fausse revue contenait certes quelques études qui sentaient le marketing, mais ce médecin VRP « pense qu’il est injuste de dire qu’elle n’était qu’une publication publicitaire et rien d’autre ». Lamentables justifications.
Il lui faut se défendre sans fâcher Merck et Elsevier, on le comprend, le pôvre… Vu la constance et la multiplicité de ses liens d’intérêt avec plusieurs firmes, il ne faut pas que l’industrie pharmaceutique lui coupe les vivres. Ou qu’un éditeur de la taille d’Elsevier se mette à le boycotter…
J’apprends par l’association Healthy Skepticism que le comité scientifique honorifique de la revue fantôme incluait certains « experts » très influents, dont le Pr Ric Day, qui a dirigé le Australian Governement’s Pharmaceutical Health and Rational Use of Medicines Committee, c’est-à-dire le comité officiel australien chargé de définir les critères qualitatifs et d’usage rationnel des médicaments ainsi que de conseiller les autorités sur la politique de santé. Comme le montre ce communiqué, en 2003 / 2004, Ric Day était effectivement le directeur de ce comité mis en place par le ministère australien de la santé. Un conflit d’intérêt majeur. Merck ne pouvait pas rêver mieux pour faire avancer la « cause » du Vioxx et du Fosamax…
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Conclusion : l’imagination d’un paranoïaque n’est pas à la hauteur de l’omniprésence du ghost management…
Force est de constater que Merck maîtrise parfaitement le ghost management (gestion de l’ombre, management fantôme ou gestion invisible et d’autant plus facilement ubiquitaire) qui fait passer pour de l’information indépendante le message publicitaire voulu, en contrôlant chaque étape du processus, depuis le financement et la conception des essais cliniques (design, settings, objectifs, critères de jugement, durée, comparateur…) jusqu’à l’interprétation des données suivie de leur présentation biaisée et de leur diffusion par tous les réseaux (formation médicale continue sponsorisée, visite médicale, experts des autorités sanitaires, media, etc.) Le moindre rouage est financé, donc sous contrôle et sous influence. La désinformation dans toute sa splendeur, sous les dehors d’une scientificité garantie par les leaders d’opinion qui verrouillent et sclérosent toutes les articulations du système de santé et de soins…
Nous avons vu tout un pan de l’algologie se développer sur la base d’études et essais cliniques plus ou moins fantomatiques, dont l’auteur – Scott Reuben – a lui aussi été payé par les laboratoires produisant les médicaments qu’il s’agissait d’imposer dans des indications nouvelles (Lyrica, Neurontin, Celebrex, Effexor, Oxycontin, Vioxx…). Il a émargé aussi chez Merck. C’est un véritable séisme pour cette discipline, et Pharmacritique en a rendu compte en détail dans cette note.
Mais une vraie fausse revue… Voilà ce qui manquait encore pour confirmer le constat alarmant de Marcia Angell, dans cet excellent texte traduit par Pharmacritique : « Marcia Angell dénonce la manipulation de la recherche clinique et le contrôle de l’information médicale par les laboratoires. »
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PS / Liens complémentaires
J’ai suivi l’article original de The Scientist, puis donné des exemples (JAMA, la presse cadeau, les ghost writers, les guest authors, la fraude en algologie, les sociétés de rédaction médicale, l’analyse de Marcia Angell, les leaders d’opinion, etc.) pour mieux faire comprendre les choses. Comme l’article du Scientist n’est pas en libre accès, voici deux blogs anglophones qui en reprennent des extraits ou commentent le scandale, ainsi qu’un lien permettant de compléter l’information.
- Science Blogs: Fake medical journals.
- Blog Bioethics.net: Merck Makes Phony Peer-Review Journal.
- The Heart: Merck begins defense in Vioxx case.
Et voici la réponse intégrale de Merck aux affirmations du Pr George Jelinek, aux accusations de ghostwriting concernant en particulier un article co-signé par un cardiologue, destiné à défendre le Vioxx contre les reproches de plus en plus sérieux d’effets secondaires cardiovasculaires: c’est un communiqué de la firme en date du 30 avril.
La controverse autour de l’article du cardiologue en question – le Dr Marvin Konstam de la Tufts University aux Etats-Unis – est relatée par The Heart dans l’article « Fresh questions raised about prominent cardiologist’s role in « ghostwritten » 2001 meta-analysis of Vioxx trials« . A noter que ce médecin est un consultant de Merck et l’a été lors de la parution des articles sur le Vioxx (rofécoxib) qu’il a co-signés.
Enfin, ceux qui ont accès au British Medical Journal devraient lire les explications invraisemblables données par Merck en réponse à certaines des preuves produites par la défense des victimes australiennes. Ray Moynihan cite des échanges de courriels entre des cadres de Merck, qui démontrent une fois de plus le fait que la firme a délibérément occulté les effets secondaires cardiovasculaires et cherché des médecins obéissants et pas trop regardants.
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Et des commentaires…
Mais combien de médecins ont vraiment regardé de près ce qui se passait? On sait qu’ils ne sont pas formés à se pencher sur les effets indésirables, qu’ils ne les signalent presque jamais à la pharmacovigilance, d’où une sous-notification chronique. Des estimations disent que le taux de signalement ne dépasserait pas les 5 % des effets secondaires survenus. Voir à ce sujet la Déclaration sur la pharmacovigilance de l’ISDB (International Society of Drug Bulletins: union des revues pharmacologiques indépendantes), qui date de 2003. Il en a été question dans cette note qui reprend le texte de l’AVEAG (Association victimes Enantone – agonistes GnRH).
Certaines estimations américaines parlent même de seulement 1%. Et ce sachant que les médecins états-uniens signalent beaucoup plus que les médecins français, par exemple. J’ai voulu en avoir le coeur net et ai donc fait une comparaison pour le même médicament en France et aux Etats-Unis. (Avec la documentation de l’AFSSAPS que j’ai eue par une association). Le constat est accablant pour les professionnels de santé de France et de Navarre. On ne peut même pas comparer.
Cette sous-notification n’est pas seulement une cause de désinformation, mais carrément un manquement aux obligations légales des professionnels de santé et des laboratoires, définies par l’article R.5144-1 du Code de la Santé publique… Un pharmacologue de l’AFSSAPS n’avait pas tout à fait tort de me dire, dans un tout autre contexte, que si la pharmacovigilance n’avait aucun signalement, elle n’avait aucune base de travail. Devrait-elle inventer?
Mais… Ce n’est pas tout blanc, tout noir. C’est du gris partout. Et les patients français n’ont pas le droit de déclarer eux-mêmes les effets secondaires. Seraient-ils dans l’incapacité de le faire? Je pense à une variante de l’incapacité civile qui frappait les femmes encore récemment… Quel mépris! Quelle arrogance! Les objets des soins doivent rester à leur place – tel est le message véhiculé.
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Information publique francophone inexistante sur les effets secondaires
Comment se fait-il que les informations en français soient à ce point proches du niveau zéro, par rapport à celles en anglais? Je parle des package inserts (notices) et des product informations (RCP) ou monographies, tous en libre accès, contrairement à la France.
Chez nous, médecins et pharmacovigilance ferment les yeux, ne veulent surtout pas regarder ce qui se passe ailleurs, ou encore méprisent ce qui se passe ailleurs. Et disent par exemple que les notices anglophones – et surtout celles américaines – seraient des « parapluies« . C’est-à-dire qu’à cause de la législation anglo-saxonne très contraignante, les laboratoires se protégeraient en mentionnant même des effets secondaires rarissimes, voire invraisemblables (!), pour ne pas payer trop d’amendes et de dommages si les Etats et/ou certaines victimes venaient à leur intenter un procès.
Sous-entendu: les jurys populaires états-uniens prennent plaisir à infliger des dommages punitifs à l’industrie pharmaceutique, alors la pôôôvre doit anticiper en disant aux victimes qu’elles avaient bien vu sur la notice que tel médicament pouvait provoquer tel effet secondaire. Donc, si elles l’ont pris quand même, c’est à leurs risques et périls… Il est vrai que les amendes et les dommages et intérêts sont moindres en cas d’effets secondaires déjà mentionnés dans la notice.
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Une sorte de complicité corporatiste, par-delà les apparentes récriminations réciproques
C’est légèrement plus compliqué que cela, mais on sait bien que tout le monde se renvoie la balle, que médecins et pharmacovigilance regardent d’un air soupçonneux les personnes qui se plaignent d’effets indésirables, s’accusent mutuellement – surtout pour la forme -, mais finissent par se soutenir mutuellement… Le cas de l’abandon et de rejet des victimes de l’Agréal par les deux côtés l’a encore parfaitement démontré. Après tout, les autorités de pharmacovigilance, ce sont des médecins, des pharmaciens… Avec quelques bureaucrates, certes.
Alors vive la justice!!
Malgré ses failles, c’est seulement là-dessus qu’on peut compter, sur l’application de la loi commune, et non pas sur l’arbitraire des professionnels de santé qui prennent trop souvent les questions de spécificité de chaque malade au sens d’une insignifiance dudit malade par rapport aux généralités. Mon insistance sur les principes moraux – déontologiques, sur la loi – la normativité morale, à ne pas confondre avec une quelconque normalité – et non pas sur les éthiques aussi relatives qu’arbitraires s’inscrit en faux aussi contre cette fragmentation-là. Cette perte de l’horizon commun, cette pseudo-individualisation forcenée qui réduit un patient à ses idiosyncrasies n’est pas une avancée.
L’individu n’est pas seulement « unique », au sens que les médecins donnent à ce terme, qui tombe vite dans l’idiopathique ou le psychogène s’agissant des effets secondaires. C’est une dialectique d’universel, de particulier et de spécifique. Et la loi le crée en tant que sujet, comme le disait Paul Ricoeur. Sujet qui veut dire non réductible à sa corporéité ou à une formule d’interaction entre matérialité et psychisme. Je reste sidérée par l’acception incroyablement réductrice de l’être humain en médecine…
La question n’est pas hors sujet, puisque Merck continue à nier la responsabilité du Vioxx dans les crises cardiaques subies par les patients. Comme Sanofi et Grünenthal nient la responsabilité de l’Agréal. Et les médecins avec eux. La défense de tout ce beau monde revient à dire qu’il ne s’agit pas là d’effets indésirables des médicaments respectifs, mais de réactions idiopathiques des patients. Peut-être est-ce « dans la tête »? Cette insinuation n’est jamais loin.
C’est donc le cadre législatif-juridique (liberté d’information, protection des usagers, recours collectifs en justice, bases pour l’action associative, répression des conflits d’intérêts, etc.) qu’il faut créer en France aussi. Seul un tel cadre peut dissuader, et seule la capacité de dissuasion et de répression peut rappeler à tous les acteurs du système de santé et de soins – pharmacovigilance, médecins, laboratoires et patients – qu’ils sont tous responsables de leurs actes. Actes qui leur sont imputables en tant que sujets du droit.
Oui, il faut le rappeler aux patients aussi. Nous devons apprendre à nous renseigner et à ne plus gober aveuglement les discours médicaux et pharmaceutiques et les pilules qui en résultent. Les moyens existent désormais. Et si les informations sont bien moins accesibles en français, il faut gueuler pour les obtenir.
La confiance, les médecins doivent la mériter, pas la prendre comme un préalable et un acquis. Et elle n’est pas synonyme de crédulité et d’aveuglement, mais de raisonnement et de lucidité – comme de responsabilité partagée.
Un seul mot d’ordre se dégage de tout cela: empowerment.
Elena Pasca – Copyright
Merci pour cet article très documenté.
Et encore ne s’agit-il que de la partie émergée de l’ice-berg…
Les médecins de l’industrie pharmaceutique, les ghost-writers, ne comprennent pas dans quelle escroquerie ils sont impliqués. Je suis horrifié par leurs pratiques et au moins autant que par les universitaires qui acceptent de vendre leur âme.
Il faut dénoncer les tricheurs de la fac mais aussi les tricheurs de l’industrie.
Ce système est pourri mais il s’agit d’un système et quiconque entre dans l’industrie doit s’attendre à devoir faire des choix éthiques et les accepter.
Mais pourtant il y a des gens de valeur dans l’industrie qui ne demandent qu’à bien travailler et à ce qu’on les aide à bien travailler.
Je propose dans un premier temps de boycotter les produits Merck and Co.
Tout simplement.
Docteur JC GRANGE
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j ai deja entendu parlé de cette affaire , on connaissait les faux auteurs ( mercure rouge ) et maintenant les fausses revue , est-ce un vrai blog ? lol
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Bravo pour ce travail d’investigation .
Les moyens utilisés par l’industrie pour commercialiser un nouveau produit sont très variés . Ains, le Prasugrel du labo Lilly accepté par l’Agence Européenne du Médicament, connue pour son libéralisme, a été entériné par la FDA en février dernier pour sa commercialisation aux EU, à l’unanimité . Auparavant le labo Lilly avait fait discrètement pression pour que Sanjay Kaul, connu pour sa prise de position hostile à ce produit, soit écarté car susceptible d’être un biais intellectuel ( » Intellectual Bias » ). Ce qui fut fait .
Le Prasugrel est un anti-agrégant plaquettaire destiné aux patients présentant un syndrome coronarien aigu . Comparé au traitement de référence , le Clopidogrel, il prévient mieux les récidives d’infarctus ( Etude Triton-Timi 38) au prix d’un surcroit d’hémorragies graves .
Le récent éditorial de la revue Theheart.org , du au Pr Steg, explique que les décès attribuables aux hémorragies lors d’un infarctus sont plus nombreux que ceux dus aux récidives d’infarctus ( Etudes Horizon et Oasis). Renforcer un traitement anti-agrégant augmente donc ce risque et ne constitue certainement pas un gain thérapeutique. Ainsi la revue Theheart.org rejoint l’opinion de Sanjay Kaul .
Faire une lecture critique des essais cliniques est un biais intellectuel pour le labo Lilly .
Pharmacritique est donc un immense biais intellectuel .
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Réponse à « mutuelle »
Bonjour,
je n’ai pas vu tout de suite que l’URL indiqué menait vers un lien commercial. Mes excuses aux lecteurs.
Désolée, « mutuelle », mais la « politique » de ce blog est de ne pas faire de publicité, et surtout pas pour des sites ayant quelque chose à vendre, mutuelle ou autre.
Je viens donc de supprimer le lien. Ne le prenez pas mal, c’est pareil pour tout le monde.
Bien à vous.
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je comprends et pas de probleme , en tout cas le blog est vraiment passionnant,
a bientot
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Dr Siary,
J’ai vu mon généraliste ce soir (enfin, hier soir, puisqu’il est 1 une heure du matin), et nous avons parlé aussi de vous, de la qualité de vos interventions dans ces pages.
J’apprends beaucoup à chaque fois, et vos commentaires sont, avec quelques autres, très productifs : une contribution qui apporte quelque chose au débat ou en crée un, en termes compréhensibles pour les usagers aussi et les stimulant à creuser.
Chapeau bas!
Nous ne sommes certes pas toujours d’accord, mais c’est tant mieux. J’ai apprécié le fait que, contrairement à certains autres, vous essayez de convaincre, pas de me faire taire parce que je ne suis pas un professionnel de santé ou que Pharmacritique n’a pas de comité de lecture…
Et vous ne m’excommuniez pas si je ne change pas d’avis et que je pense par moi-même. C’est appréciable…
(Cette façon de considérer les questions de santé comme une chasse-gardée des médecins et de reconnaître aux patients tout au plus une capacité de reproduire des discours faits par ceux qui parlent à leur place m’est insupportable, et je ne cesserai jamais de la dénoncer.)
Du coup, j’apprécie d’autant plus les médecins qui font l’effort de dépasser les préjugés de leur discipline, qu’il s’agisse du paternalisme ou de la non reconnaissance du patient en tant que sujet à part entière. Ce déni de reconnaissance équivaut purement et simplement à une négation des principes moraux-déontologiques, et mêmes des diverses éthiques médicales.
Alors les médecins qui pratiquent cela voient toutes leurs actions et leurs prétentions frappées de nullité du point de vue moral. Je ne vais pas entrer dans les détails philosophiques, mais il s’agit là d’une négation de ce fondement de la morale – donc des éthiques qui en sont des applications relatives et non normatives – de l’impératif catégorique (Kant).
Oui, Kant, toujours incontournable et actualisé dans la dernière grande théorie morale en date. j’arrête avant de faire un exposé philosophique ;))) Mais il faudra que je le fasse un jour.
A propos du biais intellectuel…
Et bien, compte tenu de mes « origines » intellectuelles, je crois qu’il n’est plus un biais, mais carrément une tare de naissance ;)) Si critique veut dire biais, alors une philosophe qui a été formée principalement dans le courant interdisciplinaire (apport de médecins compris) appelée Théorie critique – ou encore Ecole de Francfort, puisque c’est de là qu’elle est partie – relève des pires biais qui soient… ;))
Assumés dès le titre du blog.
Remarquez, l’auteur de la dernière grande théorie morale actualisant Kant est un Francfortois: Jurgen Habermas.
Devrait-il se taire pour cause de biais intellectuel??
(J’étais trop jeune pour l’avoir directement comme prof, il n’enseignait plus. Et de toute façon j’avais choisi de continuer surtout en sciences sociales là-bas. Histoire de me décentrer, de m’exterritorialiser. Et de comprendre vraiment ce qu’impliquait l’orientation que j’avais choisie: la philosophie sociale. Ce qui veut dire loin des discours purement théoriques d’une philosophie « pure »).
Faudrait-il que je fasse une déclaration des conflits d’intérêts disant: néant pour les financiers, mais je suis une critique de profession et de formation? D’autant plus que la Théorie critique est aussi le « pire » critique des égarements de la science en diverses technosciences, toujours dans le sillage de Nietzsche.
J’aurais donc un biais intellectuel, si on veut l’appeler ainsi, qui me pousserait directement vers ces positions; en France, c’est la Fondation Sciences Citoyennes, et surtout Jacques Testart, qui les exprime de façon analogue, mais moins incisive, quand même. Pas étonnant que je sois devenue membre de cette association. Est-ce une raison de dire que ma capacité d’analyse en serait altérée?
J’ai choisi les références et les cadres de formation qui devraient donner des critiques de la pire espèce, si je puis dire, puisqu’il y a aussi le criticisme kantien, surtout du point de vue moral (le reste de ses oeuvres m’intéresse bien moins). Et puis certains « dynamiteurs » qui font partie de mes références fondamentales: Nietzsche et d’autres.
A propos, je me souviens d’une scène où j’ai de moi-même considéré que j’avais un biais très prononcé: face à un groupe de personnes qui abordait des gens dans un parc public pour les initier à une lecture de la Bible par le prisme d’une forme à part de protestantisme. J’ai dit d’emblée: je suis une nietzschéenne, vous perdez votre temps ;))) Ils ne connaissaient pas, mais vu ma façon d’opposer ce nom à leurs brochures, etc., ils ont dû penser que ça devait être une création du diable, genre secte satanique ;)))
Alors pas étonnant qu’on ne m’invite pas à évaluer les dogmes religieux… Dommage, parce que j’aurais des choses à dire;)) j’ai travaillé il y a quelque temps sur ce type de questions, du point de vue sociologique et politique : religion et espace public politique, laïcité, femmes et religion, etc.) Mais je me souviens d’un débat, suite à la marche de « Ni putes ni soumises », où l’animatrice avait tout fait pour que je cause d’autre chose que de ce que je voulais, à savoir le rôle de la religion dans les violences faites aux femmes et le devoir d’un regard critique et de désobéissance. J’ai quand même pu passer l’essentiel du message.
Comme le montre la lettre « A » en bas de la colonne de gauche du blog, j’ai rejoint le « out campaign », dont j’ai entendu parler par un médecin espagnol que j’apprécie beaucoup: Vicente Baos, auteur du blog El Supositorio (voir lien dans la liste à gauche). Entre autres choses que nous avons en commun figure l’intérêt pour les écrits et les actes de Joseph Ratzinger.
Est-ce à dire que j’ai un biais intellectuel si je fais mon boulot de critique, y compris quant aux fonctions et aux conséquences sociales de la religion? Lorsque Ratzinger écrit des livres exigeant que la religion retrouve un statut de droit public, la vieille républicaine universaliste et laïque que je suis ne peut pas se taire. Pas non plus lorsqu’il annule des ordinations de femmes prêtresses, etc.
Vous voyez que ces questions ne sont pas sans rapport avec ce qui nous préoccupe, dans la mesure où, si l’on reste dans les éthiques – contextuelles, concurrentielles, voire guerrières – on peut me dire de ne parler que de ma culture, de ma profession, de mon genre, de la religion de mes parents, etc.
Par contre, le point de vue moral, lui, dit que non seulement je peux, mais que je DOIS parler de tout cela. C’est pour ça que j’ai été formée, même au sens passif du terme.
La question du biais intellectuel a été commentée dans le groupe de discussion de Healthy Skepticism, à propos de Sanjay Kaul, mais aussi d’un autre cas où un tel reproche avait été formulé (les reproches de JAMA à un médecin qui avait remarqué une déclaration incomplète de certains conflits d’intérêts et l’absence de réaction de la revue). Je n’ai pas vraiment suivi, parce que j’allais de moins en moins bien à ce moment là. Je sais que l’association a pris position publiquement.
Mais je crois avoir vu passer une info sur les suites de l' »affaire » Kaul: des parlementaires américains ont tiré les oreilles de la FDA, me semble-t-il, et une investigation a même été mise en route. Il faut que je vérifie, cela a retenu mon attention parce que je cherchais à en savoir plus sur un autre cauchemar de l’industrie pharmaceutique : le démocrate Bart Stupak. C’est lui qui est à l’origine de ces démarches, je crois. Il n’a pas encore la stature de Charles Grassley – LE principal épouvantail de ladite industrie – mais y travaille, alors…
Je regarderai cela et donnerai l’info si jamais les choses ont évolué.
Merci encore pour vos contributions! Un tel « comité de lecture » ;-)) Dites donc, je suis vraiment gâtée…
J’arrête là, avant de faire une autobiographie 😉 D’autant que je n’ai aucun, mais absolument aucun talent littéraire. (Question de division sociale du travail, certainement… Vous avez mentionné Bourdieu, alors Durkheim, ça devrait aller aussi ;))
Désolée pour la longueur.
Bien cordialement.
PS
Dr Grange, si vous avez eu la patience de lire jusqu’ici, ce pourquoi je vous remercie: je vous répondrai demain, les mots ne voulant plus sortir. Ils restent de biais, veulent pas filer droit 😉
A « Mutuelle »:
Merci de votre compréhension quant à la suppression des liens commerciaux. Vous êtes le bienvenu pour vous exprimer, bien entendu.
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Quel déballage! Je parle de mon propre commentaire, certes spontané, mais très peu cohérent.
Dr Grange,
Un lecteur m’a parlé de votre blog, je suis allée voir plusieurs fois. Il est très bien, chapeau! La première fois je n’ai pas eu le temps de poster un commentaire, après, j’ai essayé, mais n’ai pas réussi. Faut-il avoir un compte Google?
A propos du boycott de Merck, très bonne idée!
La fausse revue, c’est le pompon! après le Vioxx, le Gardasil et je ne sais plus quels autres désastres et conneries…
En ce qui me concerne, le peu de médicaments actuels ne sont pas de Merck, mais en fouillant, j’ai trouvé un générique que je prends à l’occasion et qui a atterri dans la poubelle.
Alors nous sommes deux! 😉
C’est symbolique, et c’est l’intention qui compte.
Ceux qui travaillent avec l’industrie devraient savoir ce qu’ils font; il y a tellement, mais tellement d’études sur ces sujets, qu’il m’est impossible de penser que des médecins puissent affirmer ne rien voir ou alors prétendre qu’ils ne seraient pas influencés.
Mais n’est-ce pas le cas de la plupart des médecins? Si plus de 90% reçoivent toujours les visiteurs médicaux, c’est en disant qu’ils sont au-dessus des influences, qu’ils sont invulnérables.
Et plus ils le pensent, plus ils sont vulnérables.
Ce sujet des divers moyens d’influence et de l’influence inconsciente est très présent chez Healthy Skepticism; beaucoup ont écrit des articles là-dessus, à commencer par Peter Mansfield et Jon Jureidini.
J’insiste: il n’est certes pas facile de s’informer, mais je me demande si tous les efforts sont faits pour…
Rien qu’en lisant l’analyse de l’influence des conflits d’intérêts sur les résultats des essais cliniques parus en 2006 et portant sur les cancers, j’ai vu une trentaine de références uniquement sur ce sujet spécifique.
Mais il est certes plus facile de fermer les yeux – les médecins évitent ainsi de se remettre en cause, de s’infliger une blessure narcissique…
Les patients ferment les yeux à leur tour, sur ce qu’ils peuvent voir et comprendre, et le système se reproduit.
J’essaie de ne pas faire un commentaire fleuve ce soir, parce qu’il ne serait pas très cohérent non plus. (La fatigue). J’ai un polar sous la main; les deux neurones et demi qui assurent le service minimum devraient suffire ;-))) (Ce n’est pas du mépris, j’aime beaucoup les polars, surtout certains auteurs anglophones et scandinaves.
Ca m’a fait plaisir de vous lire ici.
Bonne continuation et à plus!
Bien cordialement.
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