La corruption et les conflits d’intérêts ont la vie dure… Le Bribery Act britannique est reporté sine die

La presse britannique disait que le « Bribery Act of 2010 » allait être la législation la plus stricte au monde en matière de lutte contre Bribery Act of 2010 ministère Justice GB.jpgtoutes les facettes de la corruption, incluant certaines formes de conflits d’intérêts, y compris en médecine.

La même presse a rendu compte régulièrement des tentatives des multinationales (et autres groupes de pression privés) de vider la loi de sa substance, puis d’en empêcher le vote ou l’application. Leur lobbying intensif a porté ses fruits. L’application du Bribery Act (loi anticorruption), qui a été la toute dernière loi votée sous le gouvernement travailliste et qui devait entrer en vigueur au mois d’avril 2011 après avoir été contresignée par la reine Elisabeth II, a été de nouveau reportée, et cette fois-ci sine die, par la coalition des conservateurs et des libéraux, ouvertement alliés à la Confédération des industriels britanniques (CBI). Prétexte ? Elle pourrait nuire à la compétitivité des entreprises britanniques…

Dans la suite de l’article, je reviens sur quelques aspects de la loi – dont le texte est consultable sur le site du ministère de la Justice – et ses implications, ainsi que sur d’autres dimensions corrélatives relevées dans la presse britannique. Je rends compte de l’article paru début février sur le site du British Medical Journal, qui aborde la loi et les implications de son report sous l’angle des conflits d’intérêts médico-pharmaceutiques. A la fin de l’article, vous trouverez quelques extraits du texte de loi.

J’ai souvent dit sur Pharmacritique qu’une étape indispensable dans l’élimination des conflits d’intérêts était juridique : il faut un qualificatif juridique des actes commis, afin de pouvoir à la fois réprimer les dérapages et dissuader. Les Etats-Unis restent toujours inégalés, avec leur False Claims Act et d’autres dispositifs législatifs, certes imparfaits, mais permettant de poursuivre les laboratoires en justice, d’obtenir des informations autrement inaccessibles et de protéger les lanceurs d’alerte. Le Sunshine Act (voir cet article et celui-ci), qui entrera en vigueur en 2013 – s’il résiste à la forte contestation actuelle -, contient lui aussi d’autres dispositions qui apporteront de la transparence, voire permettront de réprimer certaines formes de conflits d’intérêts à plusieurs niveaux du circuit du médicament et de la pratique médicale (grossistes du médicament, self-referral, etc.).

Le Bribery Act britannique apporte un qualificatif juridique exemplaire : il inscrit des paragraphes spécifiques et adaptés aux pratiques médico-pharmaceutiques dans le Code pénal, pour réprimer directement certaines formes de conflits d’intérêts…

Du Bribery Bill au Bribery Act : chronologie et détails

Cette loi anticorruption devait unifier les dispositions passées, clarifier les problèmes et actualiser l’ensemble de la législation, dispersée entre trois lois différentes :  Public Bodies Corrupt Practices Act 1889, Prevention of Corruption Act 1906 et Prevention of Corruption Act 1916.

Comment réprimer des pratiques modernes avec des lois anachroniques ?

Leur inefficacité a été criante, et c’est suite à un scandale de corruption politico-économique dévoilé dans les années 70 (l’affaire Poulson) que des propositions diverses ont été faites, mais jamais concrétisées par les gouvernements conservateurs. Le ministère de l’Intérieur (Home Office) publie une première proposition en 1997 et appelle à des consultations des parties prenantes (stakeholders), ayant pour but d’étendre et durcir les lois anti-corruption et réprimant toute forme de prise d’intérêts et de pots-de-vin (bribery, c’est un pot-de-vin et en anglais on parle aussi distinctement de corruption et de bribery).

Puis, en 1998, la Commission des lois a rendu un rapport sur la nécessaire actualisation du Code pénal : créer des dispositions spécifiques pour combattre la corruption.

Ce rapport est tombé au moment même où la Grande-Bretagne a été la cible de critiques sévères et répétées de la part de l’OCDE, qui épinglait le retard du Royaume-Uni en la matière, et ce malgré la ratification de la Convention anti-corruption de l’OCDE (OECD Convention on Combating Bribery of Foreign Public Officials in International Business Transactions). Comme son nom l’indique, cette convention porte surtout sur la criminalisation de la corruption de personnalités officielles étrangères lors de transactions économiques internationales.

Une ébauche de loi (Bribery Bill) a été annoncée dans un discours de 2002 de la reine Elisabeth II, mais le Comité législatif chargé d’examiner de telles propositions l’a rejeté sous cette forme et proposé une autre base de discussion en 2005. Car si tout le monde s’accordait sur la nécessité d’une législation adéquate, qui unifierait et dépasserait les lois existantes, il était toutefois impossible d’arriver à un consensus suffisant quant à la façon de faire, aux contenus et aux limites de la loi.

Suite à un texte du Parlement de mars 2009, la reine annonce la mise en place prochaine d’un Bribery Bill, fondé sur le rapport de 1998 de la Commission des lois et ses propositions de réforme. La version portée par le ministre travailliste Jack Straw a eu les faveurs de tous les partis, du moins au départ… Les choses se sont gâtées par la suite, puisque les conservateurs ont changé d’avis suite à l’intense lobbying des industriels et se sont ouvertement alliés avec la Confederation of British Industry (CBI) pour saboter la loi, qui devait entrer en vigueur en 2010, après avoir été contresignée par la reine (Royal Assent) en avril 2010, devenant ainsi le Bribery Act of 2010.

Plusieurs articles du journal The Guardian rendent compte du lobbying des corporations (“CBI and Tories play games with bribery bill, “Conservatives attempt to water down bribery bill under CBI pressure”, etc.). A noter que le journal a largement contribué à la prise de conscience sur l’insuffisance de la législation, notamment par ses investigations sur des affaires de corruption touchant des grosses corporations.

Puis, à l’été 2010, le gouvernement annonce que la loi est reportée à 2011, soi-disant pour qu’il puisse organiser d’autres consultations avec les parties prenantes qui ont prétendu ne pas avoir pu exprimer toutes leurs craintes et leurs positions auparavant…

Government delays Bribery Act – again”, titre le Guardian du 23 juillet 2010, qui n’est pas dupe sur l’inutilité de cette nouvelle consultation et rappelle que tous les matériaux nécessaires étaient disponibles déjà lors de l’élaboration du Bribery Bill. Il suffirait par ailleurs d’adapter à la législation du Royaume-Uni les propositions de l’OCDE, dit le leader d’un groupe d’avocats spécialisés dans la lutte anti-corruption, Eoin O’Shea, qui se moque de l’hypocrisie du gouvernement en donnant l’exemple de la prière de Saint Augustin de Hippo : Dieu, aide-moi à atteindre la chasteté, mais pas tout de suite…

Et le journal de citer Transparency International, ONG qui a publié ses propres propositions : « The danger is that under the guise of consultation attempts may be made by those who want to pursue ‘business as usual’ to water down the Bribery Act. »

Et c’est ce qui s’est passé.

Ken Clarke, le secrétaire d’Etat à la Justice, n’a toujours pas mis au point le contenu des décrets d’application et a annoncé que la loi n’allait entrer en vigueur que plusieurs mois après la publication des décrets… Cela devait être autour d’avril 2011. Mais pendant cette période, les lobbyistes n’ont pas chômé, et maintenant la loi est reportée sine die

 

Bribery Act of 2010 : dispositions de la loi

Le texte de loi est accessible sur le site du ministère de la Justice.

Dans le texte de synthèse, je souligne deux points intéressants parce qu’ils sont applicables aussi à la corruption de médecins, d’établissements de soin, d’associations et organisations :

  • “create two general offences covering the offering, promising or giving of an advantage, and requesting, agreeing to receive or accepting of an advantage
  • create a new offence of failure by a commercial organisation to prevent a bribe being paid for or on its behalf (it will be a defence if the organisation has adequate procedures in place to prevent bribery)”

Corruption active et passive sont toutes les deux criminalisées : “Offrir, promettre ou donner un avantage”, mais aussi « accepter de recevoir ou recevoir un avantage ». Un nouveau délit est créé, qui couvre l’incapacité d’une organisation commerciale à prévenir une corruption faite en son nom.

Les peines pour un délit relevant du Bribery Act passent de 7 ans à 10 ans de prison maximum, assorties d’amendes d’un montant illimité, d’une confiscation de biens en vertu du Code pénal de 2002 (Proceeds of Crime Act 2002) et d’une rétrogradation des responsables en vertu de la réglementation déjà existante pour d’autres délits (Company Directors Disqualification Act 1986).

Autre point intéressant : la juridiction est quasiment illimitée, ce qui permettrait que la Grande-Bretagne engage des poursuites même à l’encontre d’individus ou d’organisations / firmes ayant commis un délit dans un autre pays, mais ayant des liens avec le Royaume-Uni.

Selon le Financial Times, la loi aurait déjà eu un impact, malgré son report répété. Tous les débats autour des propositions auraient poussé bon nombre d’entreprises à prendre des dispositions pour se mettre à l’abri : la loi considère qu’il y a circonstance atténuante si la firme au nom de laquelle un acte de corruption a été commis dispose d’un règlement formel interdisant ce type d’agissements. Ainsi, si en 2009 seuls 43% des entreprises britanniques avaient des textes et procédures formelles claires sur la corruption, elles étaient 86% à en avoir en 2011, nous dit le journal sur la base d’un sondage publié dans son numéro du 4 février 2011.

 

Article du British Medical Journal (BMJ)

L’article paru le 3 février sur le site du BMJ (BMJ 2011;342:d749) sous la signature de Clare Dyer s’intitule « Law to end excessive consultancy fees and hospitality is delayed » (Report de la loi qui devait mettre un terme aux excès dans la rémunération de la consultance pour les industriels et dans l’hospitalité qu’ils offrent).

Clare Dyer rend compte du mode d’application de la loi aux médecins dans leurs relations tarifées avec l’industrie pharmaceutique : ils seront désormais passibles de peines de prison et de tous les autres types de peine (amendes, confiscation de biens, disqualification…)

Elle rappelle certaines étapes de la loi et le succès du lobbying mené par certains leaders du monde des affaires au nom de l’intérêt supérieur de la nation dont il faut préserver la compétitivité. Puis elle passe en revue les nouveaux délits : offrir à quelqu’un un avantage financier ou autre avec l’intention d’influencer le comportement de cette personne dans le sens voulu par le corrupteur. Demander un tel avantage, l’accepter ou le recevoir devient un délit. Pour les médecins, cela pourrait inclure des honoraires perçus pour leurs activités de consultants pour des laboratoires pharmaceutiques, si le montant est considéré excessif. Il en va de même pour ce que les médecins perçoivent sous couvert d’hospitalité (voyages, dîners, soirées, invitations à des événements culturels ou sportifs, matériel informatique et de bureau, etc.).

Mais les critères ne sont pas précisés, on ne sait donc pas quelle est la limite. Et c’est d’ailleurs ce que reproche une avocate spécialisée dans la défense d’industriels de la santé citée dans l’article du BMJ, disant que les directives étaient trop vagues et qu’il faudrait profiter de ce délai supplémentaire pour les préciser, pour définir les interdits.

 

Commentaires

Jusqu’ici, de telles activités ne tombaient pas sous le coup de la loi, et seuls les industriels réagissaient lorsqu’un scandale faisait les unes de la presse…

On se souvient que le syndicat de l’industrie pharmaceutique britannique – ABPI (Association of the British Pharmaceutical Industry), équivalent de notre LEEM (L€€M : Les Entreprises du Médicament) – avait par exemple exclu pour six mois la firme Abbott (Takeda Abbott en France) en 2006.

L’organisation expliquait qu’elle appliquait ainsi son code de conduite, pour réprimer des actions ou comportements contraires à l’éthique et de nature à discréditer l’industrie pharmaceutique et à diminuer son image et la confiance du public.

Cela n’arrive jamais en France… Enfin, si, quand il y a beaucoup de morts et des bévues communicationnelles trop énormes pour être occultées, comme dans le cas du Médiator (benfluorex), où Servier a été exclu du LEEM.

Abbott était ainsi réprimandé par l’ABPI pour avoir offert des avantages (soirées dansantes dans des clubs privés huppés, invitations à des tournois sportifs très en vogue…) à des médecins en échange de leurs prescriptions de produits très chers et controversés tels que l’Enantone° (acétate de leuproréline, Prostap° en Grande-Bretagne), administré en cancer de la prostate, en cancer du sein, mais aussi dans des maladies ou des symptômes gynécologiques bénins (endométriose, fibromes, vagues déséquilibres hormonaux, syndromes prémenstruels, épilepsie cataméniale, douleurs pelviennes non diagnostiquées…) ou encore dans la puberté précoce (aux limites d’âge non respectées…).

D’autres firmes ont été punies – enfin, c’est très relatif…, mais mieux que rien : Roche, GSK, Merck… A chaque fois, cela fait l’objet d’un communiqué de presse et la raison de la suspension est indiquée.

***

A l’heure actuelle, personne ne dit que la loi anticorruption est enterrée, mais c’est fort possible… Du moins tant que la droite restera au pouvoir.

Cela dit, les choses commencent à bouger ailleurs aussi, et encore plus précisément sur les conflits d’intérêts des médecins (j’en rendrai compte bientôt). Et d’ici quelques années, il sera impossible de justifier le refus de la criminalisation explicite de la corruption et des conflits d’intérêts en général, et dans la médecine en particulier.

Malheureusement, il faut toujours des scandales et des morts pour que l’opinion publique commence à se réveiller de son sommeil volontaire et consenti, si je puis dire (l’ignorance est très confortable et laisse la responsabilité aux seuls professionnels de santé…)

Elena Pasca

Copyright Pharmacritique

 

***

Extraits du texte de loi:

« General bribery offences

1 Offences of bribing another person

(1)A person (« P ») is guilty of an offence if either of the following cases applies.

(2)Case 1 is where-

  • (a)P offers, promises or gives a financial or other advantage to another person, and
  • (b)P intends the advantage-
  1. (i)to induce a person to perform improperly a relevant function or activity, or
  2. (ii)to reward a person for the improper performance of such a function or activity.

(3)Case 2 is where-

  • (a)P offers, promises or gives a financial or other advantage to another person, and
  • (b)P knows or believes that the acceptance of the advantage would itself constitute the improper performance of a relevant function or activity.

(4)In case 1 it does not matter whether the person to whom the advantage is offered, promised or given is the same person as the person who is to perform, or has performed, the function or activity concerned.

(5)In cases 1 and 2 it does not matter whether the advantage is offered, promised or given by P directly or through a third party.

2 Offences relating to being bribed

(1)A person (« R ») is guilty of an offence if any of the following cases applies.

(2)Case 3 is where R requests, agrees to receive or accepts a financial or other advantage intending that, in consequence, a relevant function or activity should be performed improperly (whether by R or another person).

(3)Case 4 is where-

  • (a)R requests, agrees to receive or accepts a financial or other advantage, and
  • (b)the request, agreement or acceptance itself constitutes the improper performance by R of a relevant function or activity.

(4)Case 5 is where R requests, agrees to receive or accepts a financial or other advantage as a reward for the improper performance (whether by R or another person) of a relevant function or activity.

(5)Case 6 is where, in anticipation of or in consequence of R requesting, agreeing to receive or accepting a financial or other advantage, a relevant function or activity is performed improperly-

  • (a)by R, or
  • (b)by another person at R’s request or with R’s assent or acquiescence.

(6)In cases 3 to 6 it does not matter-

(a)whether R requests, agrees to receive or accepts (or is to request, agree to receive or accept) the advantage directly or through a third party,

(b)whether the advantage is (or is to be) for the benefit of R or another person.

(7)In cases 4 to 6 it does not matter whether R knows or believes that the performance of the function or activity is improper.

(8)In case 6, where a person other than R is performing the function or activity, it also does not matter whether that person knows or believes that the performance of the function or activity is improper.

(…)

4 Improper performance to which bribe relates

(1)For the purposes of this Act a relevant function or activity-

  • (a)is performed improperly if it is performed in breach of a relevant expectation, and
  • (b)is to be treated as being performed improperly if there is a failure to perform the function or activity and that failure is itself a breach of a relevant expectation.

(2)In subsection (1) « relevant expectation »-

  • (a)in relation to a function or activity which meets condition A or B, means the expectation mentioned in the condition concerned, and
  • (b)in relation to a function or activity which meets condition C, means any expectation as to the manner in which, or the reasons for which, the function or activity will be performed that arises from the position of trust mentioned in that condition.

(3)Anything that a person does (or omits to do) arising from or in connection with that person’s past performance of a relevant function or activity is to be treated for the purposes of this Act as being done (or omitted) by that person in the performance of that function or activity.

5 Expectation test

(1)For the purposes of sections 3 and 4, the test of what is expected is a test of what a reasonable person in the United Kingdom would expect in relation to the performance of the type of function or activity concerned.

(2)In deciding what such a person would expect in relation to the performance of a function or activity where the performance is not subject to the law of any part of the United Kingdom, any local custom or practice is to be disregarded unless it is permitted or required by the written law applicable to the country or territory concerned.

(3)In subsection (2) « written law » means law contained in-

  • (a)any written constitution, or provision made by or under legislation, applicable to the country or territory concerned, or
  • (b)any judicial decision which is so applicable and is evidenced in published written sources. »

 

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