L’émission « Indicatif présent » de Radio Canada a réalisé en novembre 2004 une interview avec Jean-Claude St-Onge, auteur du livre L’envers de la pilule. Les dessous de l’industrie pharmaceutique, paru en 2004 aux éditions Ecosociété. Le lien vers l’interview est à la fin de cette page.
Et voici une présentation du livre, avec des exemples de disease mongering. Ce procédé très lucratif consiste à inventer des maladies, par exemple en médicalisant des aspects physiologiques tels la ménopause. Ou en présentant des traits de personnalité tels la timidité comme des pathologies handicapantes. Quel parent résistera à une publicité disant que la timidité – érigée en « phobie sociale » ou « anxiété sociale » – risque de gâcher la vie de son enfant, alors que « des solutions existent » ?
Une autre façon de forger des maladies consiste à élargir le plus possible les critères des affections existantes, pour que tout le monde se reconnaisse dans les symptômes et veuille appliquer le traitement tellement bien imposé par la publicité qu’il est pris pour un choix libre du patient, souvent content de lui-même pour être dans l’air du temps et prendre soin de sa santé en fonction du dernier cri thérapeutique. Pensons à l’ostéoporose et aux traitements « préventifs ». Il suffit que le « Magazine de la santé » en parle, sans même nommer un médicament, pour que beaucoup de femmes pensent agir de façon responsable en entrant dans un cercle vicieux de dépistage et de traitements préventifs.
Eh oui, pas besoin de nommer un médicament dans le disease mongering. La tactique habituelle consiste à vendre d’abord la maladie, à travers les fameuses « campagnes d’information santé« , qui contournent l’interdiction de la publicité directe et n’ont même pas l’obligation de parler des effets secondaires des traitements. Une fois que le cholestérol, les caillots sanguins, les virus papilloma, la ménopause, l’ostéoporose, la dysfonction érectile, etc. ont été assimilés par le grand public comme des maladies dont il souffre déjà ou risque de souffrir très prochainement, si ce n’est d’en mourir demain, le tour est joué. Le rêve commercial de vendre des traitements de la maladie à un maximum de bien-portants est réalisé.
On gave tout le monde de médicaments grâce à une publicité omniprésente dont nous payons le coût à travers le prix des médicaments, comme l’a montré l’étude de Marc-André Gagnon et Joel Lexchin, dont nous avons rendu compte dans la note Le marketing : cache-misère des firmes. Et ne parlons même pas des coûts humains à travers les effets secondaires, les addictions, bref, l’overdose dont il est question dans cet extrait vidéo. Effets qui nous pousseront à consommer d’autres médicaments.
La peur, élément essentiel du disease mongering
Prenons l’exemple de la baisse arbitraire du taux de LDL cholestérol, décidé par des experts en affaires médico-pharmaceutiques, qui a transformé énormément de bien-portants en malades, angoissés à mort par le risque de mourir… Une telle baisse est l’un des meilleurs moyens de disease mongering utilisés par les pharmacommerciaux de la peur. Ces bien-portants qui se jettent sur les statines et sur les autres médicaments anti-cholestérol – dont Ezétrol et Inegy – deviendront des clients fidèles lorsqu’ils feront une maladie chronique due aux médicaments… De plus, la peur n’est pas franchement très saine non plus. Elle risque de faire bien plus de mal que le cholestérol… Comme quoi le disease mongering est une réaction en cascade. Il suffit d’enclencher le mécanisme de départ et l’enchaînement se fait tout seul.
Le psychobiologiste australien Dale Atrens – membre du « réseau international des sceptiques du cholestérol » (THINCS, cf. cette note) et critique notoire des régimes – en parle de façon provocante dans un article de 1996 intitulé The questionable wisdom of a low-fat diet and cholesterol reduction (« Un régime pauvre en graisses et la baisse du cholestérol sont-ils si sages que cela? ») : « Le stress et le sentiment d’impuissance liés à la mécompréhension des dangers des graisses alimentaires et à l’ascétisme inhérent à la guerre contre le cholestérol ont des conséquences considérables sur les comportements en matière de santé. Des recherches récentes en immunologie comportementale nous suggèrent que le stress et le sentiment d’impuissance peuvent compromettre l’immunité et induire des maladies« .
Un sentiment d’impuissance et de fatalité dû au fait qu’un résultat d’analyses montrant un taux plus élevé que les normes arbitraires arrêtées par la valetaille en blouse blanche de l’industrie pharmaceutique est pratiquement vu par les usagers comme le signe qu’ils sont des morts en puissance, des cadavres vivants… Et désormais on commencera le dépistage compulsif chez les enfants de 2 ans et le traitement de l’excès de cholestérol dès que les gosses iront à l’école… C’est ce que nous recommandent les experts de l’Académie américaine de pédiatrie, lourdement sponsorisée, comme nous l’avons montré dans la note présentant ce dernier cri de sagesse pharmacommerciale. On peut s’attendre à une explosion de peurs et d’angoisses des parents qui pensent que leurs enfants vont mourir bientôt si on ne les abreuve pas de statines et/ou d’Ezétrol, moyens recommandés en priorité par les sages en question. Angoisses, peurs et stress qui laisseront leur empreinte sur des enfants qui n’y comprennent rien.
Qu’à cela ne tienne ! Pourquoi a-t-on toute une panoplie de psychotropes, si ce n’est pour les prescrire dans de tels cas ? Aux parents comme aux enfants, s’entend. Et on arrive à la championne toutes catégories de ces dernières années en matière de disease mongering, à savoir la psychiatrie.
Le psychopharmacommerce, champion du façonnage de maladies
Jean-Claude St-Onge montre particulièrement du doigt une psychiatrie asservie à l’industrie pharmaceutique et prête à tout pour étendre le marché des psychotropes : au Canada, la consommation d’antidépresseurs des enfants âgés de 6 à 12 ans a augmenté de 140% en 4 ans. Et en 2003, par exemple, pas moins de 10,6 millions de diagnostics de dépression ont été posés dans ce même pays…
Et nous qui pensions être les champions de la dépression, vu notre consommation de psychotropes… Tout le monde occidental est champion en la matière. Comment pourrait-il en être autrement, puisque l’uniformisation du psychisme est le corollaire de l’uniformisation économique? Sur la question de l’asservissement de la psychiatrie aux intérêts commerciaux, voir les notes de Pharmacritique réunies sous la catégorie « Conflits d’intérêts en psychiatrie; DSM« .
Uniformiser, standardiser, dé-polariser, rayer les conflits constitutifs du psychisme (qui le gardent vivant)…
Nous avons les mêmes multinationales, les mêmes médicaments, les mêmes attentes néolibérales de performance dans tous les domaines. Aucun échec n’est permis. Aucune fluctuation, aucun changement d’humeur, sous peine de nous voir enfermés dans une autre case du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), très à la mode ces temps-ci : les troubles bipolaires. Remarquez la subtilité dans le changement de nom, qui va de pair avec l’élargissement des critères de la maladie, typique du disease mongering : psychose maniaco-dépressive, ce n’est franchement pas attirant, ça n’offre pas de potentiel d’identification pour des personnes bien-portantes qui cherchent une prothèse chimique pour avoir le même tracé plat tout le temps.
L’association n’est pas si hasardeuse que ça avec l’image du rythme cardiaque qui s’uniformise dans la mort, parce que la subjectivité est tout sauf uniforme, tout sauf rectiligne, stable et standardisable. Nous en avons parlé dans plusieurs notes portant sur la normalisation. C’est un entre-deux, un passage incessant, une conflictualité jamais arrêtée.
Utiliser des euphémismes
Qui se dirait volontiers psychotique? Mais à quoi pensaient ceux qui ont inventé le terme? Aujourd’hui, ils seraient virés illico presto par les services marketing des firmes pharmaceutiques. Par contre, une petite bipolarité, ça ne mange pas de pain. Il y a même une certaine connotation scientifique assez appréciée de nos jours. Et si un traitement permet de rester performant tout le temps, allons-y! C’est pour ça que c’est fait, non? La performance, c’est bien de cela qu’il s’agit dans la dysfonction érectile, qui a supplanté le terme « impuissance » pour la simple raison que ce n’est pas tout à fait de la même chose qu’il s’agit, si on y pense. Il faut être performant sur commande et en termes quantitatifs.
Légitimer scientifiquement la nouvelle maladie
Les liens contre-nature entre psychiatrie et industrie pharmaceutique aboutissent à l’invention de maladies particulièrement loufoques codifiées dans le DSM… Et à une uniformisation tendancielle de la population à travers une médecine dévoyée, qui sert d’outil de normalisation et de contrôle social (en plus de celui de rajeunissement infini et de moyen commercial) au lieu de remplir sa seule et unique fonction sociale, qui est de faire de son mieux pour prévenir et guérir des maladies. Nous en avons parlé dans les notes réunies sous toutes les catégories ayant trait aux conflits d’intérêts en psychiatrie, à la dépression, à la normalisation, à la médicalisation infinie comme outil de la biopolitique et du biopouvoir (Foucault), à la culture psy et au néolibéralisme…
La médecine sert d’outil de légitimation scientifique ex post du pharmacommerce.
En guise de conclusion
« Nous sommes majoritairement, médicalement et pharmacologiquement, illettrés ». « À petite dose, on finit par digérer ces faits. Mais, en les mettant bout à bout, la pilule devient difficile à avaler », dit St-Onge.
Affirmations qui nous montrent le chemin de la lucidité : casser nos illusions, démystifier, nous informer, nous éduquer, nous donner les moyens d’une pensée critique. Qui nous aidera à ne pas succomber à la publicité, qu’elle soit directement pharmaceutique ou faite par des médecins qui imposent des traitements injustifiés et/ou qui ont la gâchette (l’ordonnance) facile.
Du point de vue des usagers, c’est ce que les anglo-saxons appellent empowerment des patients : ne plus subir passivement et sans rien dire, ne plus être l’objet des soins (justifiés ou non), mais devenir un acteur de sa propre santé, qui n’accepte pas le paternalisme médical, mais demande des explications, s’informe et prend des décisions conscientes et en connaissance de cause. Personne ne dit que c’est facile, mais notre santé vaut bien quelques efforts. Et puis les outils de la pensée critique une fois acquis, ils servent à casser toutes les idoles, et pas seulement celles médico-pharmaceutiques…
Pour en savoir plus
- Un entretien avec Jean-Claude St-Onge, à écouter sur CIBL Radio Montréal (magazine « Investissez-vous! »)
- PLoS Medicine a publié en 2006 une collection d’articles sur le thème du disease mongering, qui constituent les références « classiques ».
- les autres notes de Pharmacritique sur le disease mongering / invention de maladies.
PS : Cette note répète un certain nombre de choses, notamment quant aux méthodes du disease mongering. Mais ces aspects me paraissent essentiels. Ils valent la peine d’être répétés et illustrés par d’autres exemples, parce que ces tactiques restent quand même largement méconnues par les usagers français. C’est promis, on changera de disque lorsque tout le monde saura de quoi il s’agit et qu’on pourra aborder ces questions dans des discussions d’usager à usager sans se voir traiter de paranoïaque… Quant aux médecins, la situation est plus contrastée, parce qu’il y en a qui refusent de reconnaître une maladie là où elle existe et en inventent là où elle n’existe pas…
Elena Pasca
Bonjour,
Je viens de découvrir votre site et, si je ne m’adresse jamais à des gérants de site sur Internet, je tiens à faire exception et à vous remercier pour la mine d’informations que vous mettez à notre disposition.
Je fais connaitre votre site à mes proches.
Merci,
Bon Courage,
et persévérez !
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Bonjour JP,
Merci infiniment pour vos encouragements! je pense que vous n’imaginez même pas à quel point cela fait du bien et aide à tenir, dans l’hostilité, d’une part, et parce que le sujet lui-même n’est pas très appétissant d’autre part…
Ca tombe exactement au bon moment, parce que je frisais le dégoût et la tentative d’abandonner…
Merci et @ plus,
Violette
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Bonjour,
je tenais juste à vous féliciter pour ce blog extrêmement riche et intéressant. Vous faites un travail très important et très utile. C’est vrai que le sujet n’est pas, en lui-même, très appétissant mais vous en parlez très bien et très agréablement.
Bravo et MERCI.
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Félicitation pour votre blog, c’est une mine d’informations très très utiles.
Heureusement qu’il existe des sites qui dénonce cette machine à broyer les cœurs et les âmes.
Merci, merci, merci
PS : je m’abonne à votre flux de ce pas !
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