Ghostwriting et ghost management : méthodes de manipulation et influence sur la recherche et l’information médicales

Sergio Sismondo a forgé le terme « ghost management » pour parler de l’influence de l’industrie pharmaceutique sur la production de l’information médicale, que j’élargis pour parler d’un management total, une gestion invisible, mais omniprésente, de tous les niveaux de la recherche, de la formation et de l’information médicales. Le but ? Créer une désinformation généralisée, car même là où il n’y a pas de conflits d’intérêts, pas de corruption et de fraude directes, il existe des influences directes et indirectes, des biais dans la littérature médicale, etc.

J’aborde les principales méthodes de manipulation de la recherche, de la formation et de l’information médicales, les composantes du ghost management et plusieurs articles de référence, avec extraits et liens.

Les principales techniques utilisées pour le ghost management sont décrites dans l’article de Sergio Sismondo paru en septembre 2007 dans la revue PLoS Medicine : “Ghost Management: How Much of the Medical Literature Is Shaped Behind the Scenes by the Pharmaceutical Industry?” (Ghost management : quelle est la proportion de littérature médicale façonnée en coulisses par l’industrie pharmaceutique ? PLoS Med 4(9): e286.doi:10.1371/journal.pmed.0040286).

Sergio Sismondo, professeur de philosophie et de sociologie à la Queen’s University, a co-signé un article avec le socio-économiste Marc-André Gagnon, professeur adjoint à la  School of Public Policy and Administration, Université de Carleton (que j’ai eu le plaisir de rencontrer longuement en 2010). L’article est paru le 2 octobre 2012 dans le journal canadien Le Soleil sous le titre « Des auteurs-fantômes discréditent la recherche médicale ». Les principaux extraits sont repris à la fin de ce texte.

L’illustration accompagne un article intitulé « Half the top US academic medical centres have no policy on ghostwriting » (La moitié des facultés de médecine les plus prestigieuses des Etats-Unis n’ont pas de politique de gestion du ghostwriting), qui commente les résultats d’une enquête rendue publique dans un article de Jeffrey Lacasse et Jonathan Leo, paru le 2 février 2010 dans la revue PLoS Medicine sous le titre « Ghostwriting at Elite Academic Medical Centers in the United States« .

Je fais une longue introduction présentant divers aspects liés au ghostwriting, au ghost management et à la manipulation de la recherche médicale, suivie de quelques extraits du dernier article de Marc-André Gagnon et Sergio Sismondo, qui présente certains enjeux de façon synthétique et accessible. Il faut revenir là-dessus, parce que tout le monde devrait comprendre les conséquences de telles mauvaises pratiques de rédaction médicale en termes de déformation et dénaturation de l’information que nous tous (professionnels de santé et usagers) avons sur l’efficacité de tel médicament et de telle intervention médicale, sur le rapport bénéfices/risques, etc.

L’emploi d’auteurs fantôme pose la question plus large de ce qu’est un auteur scientifique, mais ce qui m’intéresse ici, c’est que nous comprenions à quel point les apparences peuvent être trompeuses. Même ce qui paraît être certain – l’efficacité et la bonne tolérance de tel médicament apparemment solidement évalué, dans des études multiples d’apparence méthodologique solide (RCT) et avec des résultats apparemment indiscutables – peut n’être que le résultat d’effets rhétoriques visant à placer les médicaments dans une lumière favorable, le résultat de manipulations des données et des résultats, d’une publication sélective (uniquement les résultats favorables, même lorsqu’ils sont minoritaires) et de l’emploi de divers moyens permettant d’embellir la réalité et la rendre commercialement exploitable.

Ce ghost management permet de créer et d’entretenir la surmédicalisation (voir les articles de cette catégorie) qui, omniprésente, déforme l’ensemble du système de santé et de soins ainsi que les représentations des usagers. Il permet de verrouiller le système en bloquant ses articulations stratégiques par des experts ayant des conflits d’intérêts : des leaders d’opinion influents, une sorte de VRP de luxe que certains appellent dealers d’opinion. (Voir les articles sur les key opinion leaders, surtout celui-ci présentant un dossier du British Medical Journal).

Ceux-ci agissent dans les media grand public et peuplent les rédactions de la presse médicale servant d’organe marketing à l’industrie (voir les articles, surtout celui-ci sur l’empire de presse médicale de Gérard Kouchner); ils sont conseillers des hommes politiques – qui ont eux-mêmes des conflits d’intérêts – et experts dans les agences sanitaires, impliqués dans la rédaction des recommandations de bonne pratique (voir cette page); ils interviennent en tant que formateurs lors de congrès et réunions de formation médicale continue (voir les articles au sujet de la FMC sous emprise); ils sont leaders et membres des sociétés savantes recevant des financements pharmaceutiques, membres des comités scientifiques des associations de patients financées par les firmes (voir ces articles sur les liens d’intérêt des associations), chefs de service décidant des traitements à privilégier dans des hôpitaux – et continués en ville, puisque les patients (qui idolâtrent les « grands professeurs » et prennent leurs avis pour parole d’évangile) les demanderont à leurs généralistes… Et ainsi de suite. 

Le ghost management va de manipulations directes, sur des points précis, jusqu’à la création d’un « climat » général de désinformation médicale – dans l’opinion des professionnels de santé, des usagers et des décideurs politico-sanitaires –, qui est favorable aux médicaments de l’industrie pharmaceutique. En passant par l’emploi de key opinion leaders – ceux-là mêmes qui servent le plus souvent de prête-noms à des articles écrits par des ghostwriters – et plus généralement par un marketing dit « relationnel », qui a recours de plus en plus aux associations de patients, par des campagnes dites de « sensibilisation » (disease awareness) à des maladies présentées comme des problèmes de santé publique, comme par les campagnes de discrédit menées contre les critiques et les chercheurs qui dénoncent ces méthodes et refusent de se plier aux demandes des pharmas.

Un exemple éclatant de fraude directe, ce sont les agissements du Dr Scott Reuben, anesthésiste algologue, qui a falsifié des données dans au moins 21 des 72 essais cliniques dans lesquels il était investigateur, provoquant un séisme dans l’algologie. Et pourtant, il n’y a pas eu de remise en cause approfondie du bien-fondé de l’utilisation de médicaments tels que Lyrica, Celebrex, Effexor, Vioxx, Bextra… dans le traitement des douleurs. Ces deux derniers ont été par ailleurs retirés du marché. (« Voir l’article détaillé : Séisme en algologie et en anesthésie: fraude scientifique majeure de Scott Reuben, financé surtout par Pfizer »).

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Méthodes d’influence sur la recherche médicale

Quant aux moyens d’influencer la recherche médicale, de manipuler et embellir les résultats pour que les médicaments testés paraissent plus efficaces et mieux tolérés qu’ils ne le sont, et quant aux conséquences de cette manipulation, les critiques sont nombreuses. Je renvoie aux écrits de Roy Poses, professeur de médecine interne à l’université de Brown, sur son blog Health Care Renewal, présenté dans ce billet qui traduit l’un de ses articles : « Les menaces sur les missions de la médecine universitaire soulignées par le Lancet ».

Je renvoie aussi à ma traduction d’un article édifiant de Marcia Angell, ancienne rédactrice en chef du New England Journal of Medicine et auteure du livre « La vérité sur les compagnies pharmaceutiques. Comment elles nous trompent et comment les contrecarrer ». Le texte traduit dans cet article s’appelle « La recherche clinique financée par l’industrie: un système grippé ».

Les méthodes et les biais permettant d’influencer les résultats de la recherche médicale (essais cliniques…) et l’information sur les résultats de cette recherche sont décrits aussi dans un excellent article synthétique de la revue allemande indépendante Arznei-Telegramm, principale référence de Pharmacritique : « Biais, manipulation et falsification de la recherche médicale financée par l’industrie pharmaceutique ». Cet article montre, en prenant l’exemple des essais cliniques sur les antidépresseurs, comment l’industrie pharmaceutique produit une désinformation en chaîne, grâce à des méthodes telles que le biais de publication, lui-même possible parce que tous les essais cliniques ne sont pas enregistrés ni accessibles, parce que les firmes sont propriétaires des données et choisissent comment les exploiter, les interpréter, les manipuler, les publier ou non, etc. Même des professionnels de santé de bonne foi et sans conflits d’intérêt sont désinformés sur l’efficacité de classes entières de médicaments, puisque l’ensemble de la littérature médicale est biaisé.

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Evidence-based medicine biaisée, elle aussi

Les biais et conflits d’intérêts n’épargnent pas l’evidence-based medicine (médecine fondée sur le niveau de preuve), même si la méthodologie scientifique qu’elle implique – essais randomisés contrôlés en double aveugle, niveau de preuve, etc. – est à l’heure actuelle la meilleure référence scientifique dont nous disposons, apportant un minimum de garantie de scientificité. Pour avoir plus de garanties, il faudrait changer tout le système de recherche médicale, en commençant par le financement industriel des essais cliniques et par le réseau de lobbying et de conflits d’intérêts.

Evidemment, les conséquences des conflits d’intérêts sont essentielles lorsqu’on parle du ghost management; ce n’est pas le thème de cet article, mais il est souvent abordé sur Pharmacritique. Le seul financement industriel d’un essai clinique, sans intervention directe (ni corruption, fraude ou autre influence directe) influence déjà fortement les résultats, qui sont quatre à cinq fois plus susceptibles d’être favorables au médicament ou à la procédure médicale testés, par rapport aux essais cliniques qui bénéficient d’un financement public (ou indépendant). Cela a été démontré plus d’une fois.

Voici quelques exemples pour étayer ce que je disais plus haut : l’evidence-based medicine n’est pas immunisée contre les conflits d’intérêts et les influences, surtout lorsque les essais randomisés contrôlés en double aveugle sont financés par les laboratoires pharmaceutiques, ce qui est le cas la plupart du temps.

L’influence du sponsor pharmaceutique s’exerce sur tous les aspects, à travers le choix sur des aspects tels que :

  • la conception des essais cliniques et de leurs objectifs, le design,
  • le choix du comparateur (placebo ou choix un médicament déjà existant),
  • le setting (les paramètres tels l’endroit, le nombre de participants, leur sexe, leur âge, leur état de santé, etc.)
  • le dosage du médicament (et du comparateur),
  • la sélection des données qui seront retenues,
  • la façon de les interpréter et de les présenter,
  • la sélection des critères primaires et secondaires de jugement, critères qui sont parfois changés en cours de route),
  • la sélection de la grille qui permettra de « voir » ou non les effets secondaires,
  • le biais de publication : non publication des essais défavorables ou ne pouvant être embellis ou alors le choix de la revue et du moment où ces données seront publiées,
  • le choix des éventuels auteurs invités (guest authors) et auteurs fantôme (ghost writers)

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Le règne du marketing – pour asseoir le ghost management et la surmédicalisation – et ses conséquences, ainsi que pour permettre la reproduction du système

Cette tendance à vouloir tout influencer et contrôler est d’autant plus importante depuis que le marketing est devenu le premier poste de dépenses de l’industrie pharmaceutique, au lieu de la recherche et développement (R&D) de médicaments. L’analyse socio-économique de Léo-Paul Lauzon et Marc Hasbani a démontré cela dans une étude de 2002. Entre 1991 et 2000, les 9 laboratoires pharmaceutiques les plus puissants (ceux qu’on appelle les Big Pharma), avaient « dépensé 316 milliards $ U.S en frais de marketing et d’administration contre 113 milliards $ en frais de recherche et de développement, soit 2,8 fois plus. » Données confirmées par des sources plus récentes. Les deux chercheurs concluaient à juste titre que « La vente des médicaments constitue donc, et de loin, la priorité des pharmaceutiques plutôt que le besoin d’en créer de nouveaux à des coûts moindres. »

Ce n’est pas un hasard si Sanofi emploie deux fois plus de personnel pour la vente que pour la recherche et développement, comme on le voit en lisant les rapports financiers. Et le licenciement par Sanofi de 900 personnes dans des centres de recherche voués à la fermeture en est une confirmation éclatante – et une conséquence directe de la politique de recherche qui a mis en place les partenariats public-privé (PPP) au niveau français et européen (par exemple avec Innovative Medicines Initiative, voir mes critiques de 2008). Je reviendrai sur cet aspect, qui invalide l’argument des industriels de préservation des emplois, déjà évoqué dans des articles sur les aspects négatifs des partenariats public-privé dans lesquels je craignais de telles conséquences…

Comme l’a montré la revue Prescrire dans une série d’articles en 2003, et surtout la revue allemande indépendante Arznei-Telegramm en 2011, le discours marketing des firmes produit des fictions, des mythes destinés à occulter l’absence de progrès thérapeutique, à présenter comme révolutionnaires des médicaments me-too, des médicaments de confort ou une énième variante de la même classe de médicaments, et surtout à justifier le prix exorbitant des médicaments.

Même les évaluations faites par la Haute Autorité de Santé depuis 2006 – en termes de SMR (service médical rendu) et de niveau d’ASMR (amélioration du service médical rendu) prouvent que sur des centaines de médicaments auxquels l’AFSSAPS / ANSM octroie chaque année une AMM, on compte sur les doigts d’une main ceux qui ont un apport thérapeutique majeur. En 2011, un seul médicament (sur 232) a obtenu une ASMR de niveau 1. L’absence de progrès thérapeutique était l’un de mes sujets de la conférence de presse du 24 septembre, avec Michèle Rivasi et Serge Rader, et je ferai un texte à partir de mon powerpoint, qui évoquera aussi l’outil d’évaluation proposé par la HAS : l’indice thérapeutique relatif unique.

Le discours du marketing pharmaceutique ne nous dit pas que le prix élevé des médicaments, justifié par un coût moyen de recherche et développement qui atteindrait 802 millions de dollars par médicament, résulte de l’inclusion d’aspects passés sous silence : les firmes ne nous disent pas que nous payons pour les dépenses lobbying et marketing des laboratoires (2,8 millions d’euros en 2004 en France, pour l’ensemble des activités promotionnelles, incluant la publicité, l’ « hospitalité » offerte aux médecins et la visite médicale). Les repas et les soirées luxueuses dans des palaces au soleil, les avantages, cadeaux et autres « attentions » pour les médecins et pharmaciens, c’est nous qui les payons.

Nous payons pour les subventions publiques à la recherche pharmaceutique – mais qui apportera des profits privés et des brevets réservés aux industriels… Nous payons aussi pour la recherche fondamentale, pour le manque à gagner résultant des déductions fiscales accordées aux firmes pharmaceutiques, etc.

Nous payons aussi pour la prise en charge des effets indésirables, qu’ils soient ou non mis en relation avec les médicaments qui les ont provoqués. Une cascade de prescription entraîne une cascade de risques inutiles, qui augmentent de façon exponentielle. Nous payons aussi pour la prise en charge de la plupart des victimes des médicaments défectueux, autorisés à la va-vite, selon des procédures d’autorisation de mise sur le marché conditionnelles vivement critiquées (conditionnelles, mais la condition n’est pas que le médicament soumis à l’homologation apporte un progrès thérapeutique par rapport à ceux qui sont déjà sur le marché…). Car, comme on le voit actuellement avec les victimes du Mediator, très peu seront indemnisées par Servier, puisque la causalité est impossible à établir de façon aussi stricte et selon les critères très exigeants fixés par Servier et l’ONIAM. Irène Frachon a raison de protester.

Les organes de marketing (agences de communication, de relations publiques, sociétés de recherche sous contrat chargées aussi du discours promotionnel, départements marketing des firmes elles-mêmes, etc.) de l’industrie pharmaceutique claironnent sur tous les toits un chiffre exorbitant censé justifier le prix élevé des médicaments : 802 millions de dollars (voire même 802 millions d’euros ou un milliard d’euros) pour la recherche et développement d’un médicament.

Or des études indépendantes qui ont fait des contre-calculs plus réalistes ont montré que le coût de la recherche et développement (R&D) est « de l’ordre de 58,7 millions de dollars, et respectivement d’une valeur médiane de 43,4 millions de dollars (base 2000 pour chacun), la valeur médiane étant plus proche de la réalité. » Une synthèse détaillée des multiples aspects en lien avec cette problématique est faite dans l’article « Recherche et développement: 802 millions de dollars par médicament? Une fiction balayée par Arznei-Telegramm ».

La recherche et les essais cliniques sont sous-traités par les laboratoires pharmaceutiques à des CRO (contract research organisation) ou SRC (sociétés de recherche sous contrat), sociétés privées qui n’ont pour seul client que les laboratoires et font tout selon le cahier des charges imposé par le client, qui est roi, comme on peut le lire sur les sites de présentation de ces prestataires de services. Cela va du design de l’étude et du recrutement des patients en fonction de ce que le commanditaire veut démontrer jusqu’au recueil des données et à leur interprétation statistique, pour aboutir à la rédaction d’articles de recherche favorables aux médicaments testés.

Ecrits très souvent par des rédacteurs fantôme de la société de recherche sous contrat payée en fonction de l’accord entre le résultat et la demande du client, les articles rendant compte des résultats seront soumis à la signature de leaders d’opinion, dont certains ont servi d’investigateurs dans les essais cliniques en question, mais ont rarement eu accès à toutes les données, ou encore à des « auteurs honoraires » ou « auteurs invités », qui n’ont rien à voir avec la recherche en question.

Rappelons aussi que les données brutes – avant sélection et interprétation par les sociétés de recherche sous contrat et/ou par les firmes – ne sont jamais accessibles. Les firmes profitent de la législation sur la propriété intellectuelle (le secret de fabrication, le brevet…) pour ne donner que ce qu’elles veulent. Les données brutes seraient un moyen facile d’évaluer la fiabilité des résultats présentés par les firmes, par exemple lorsque celles-ci soumettent à l’ANSM un dossier d’homologation pour un nouveau médicament. 

Ceux qui souhaitent en savoir plus à partir d’un exemple français concret, peuvent lire cet article, donnant des détails – citations directes à l’appui – de ce que fait la société de recherche sous contrat Therapharm pour Sanofi Pasteur MSD dans le cas du vaccin anti HPV Gardasil, depuis la recherche jusqu’à la rédaction d’articles. C’est édifiant. Vous y trouverez, là aussi, une illustration parfaite de ce que disent Marc-André Gagnon et Sergio Sismondo dans leur article, ainsi qu’une illustration des conflits d’intérêts des leaders d’opinion français sur le Gardasil, non déclarés en France.

On ne peut pas parler de marketing pharmaceutique sans évoquer le disease mongering : façonnage de maladies, inventions de maladies, redéfinition ou élargissement des critères des maladies, baisses des seuils dits « normaux » (pour le cholestérol, l’hypertension, la densité minérale osseuse…) ou fixation de standards arbitraires de « normalité » qui tendent à l’uniformisation, la normalisation des individus et à l’extirpation de la différence.

J’ai beaucoup écrit sur le disease mongering, et les media commencent enfin à en parler. Pour ne pas répéter des choses dites maintes fois, je renvoie aux articles de cette catégorie. Sans oublier ceux qui parlent des conflits d’intérêt de la psychiatrie et du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), qui est un outil parfait de disease mongering, d’uniformisation des individus poussés à l’adaptation à des standards de normalité arbitraires comme à l’adaptation aux rôles socio-économiques impartis par le néolibéralisme : travailleur sans esprit critique, d’une part, et consommateur de loisirs passifs (mais profitables à ceux qui les produisent), d’autre part.

Un autre moyen d’entériner, renforcer et reproduire la surmédicalisation et de contrôler le système surmédicalisé grâce au ghost management, ce sont les écrits fantôme, dont la forme la plus poussée sont les revues fantôme (ghost journal) : des vraies fausses revues qui paraissent être des revues à comité de lecture, mais sont en fait des moyens indirects de faire de la publicité pour des médicaments choisis par les laboratoires qui financent ces publications. Cette méthode est décrite à l’aide d’exemples concrets dans deux articles, dont celui-ci qui décrit et décortique les rouages du ghost management : « Merck et Elsevier ont édité une fausse revue médicale: outil marketing pour Fosamax et Vioxx. Ghost management révélé lors du procès Vioxx ». Bon nombre de techniques et méthodes du ghost management évoquées par Sismondo et Marc-André Gagnon sont présentées dans cet article (complété par d’autres de la catégorie « ghost management, ghostwriting, auteurs fantôme », accessibles en descendant sur cette page et donnant des liens pour approfondir les divers aspects).

Parmi les articles sur le ghostwriting (auteurs fantôme, rédacteurs fantôme), notons celui du Pr Claude Béraud : « Ghost writing et ghost management: conséquences de la marchandisation croissante de la recherche et de l’information médicales ». Sans oublier l’éditorial du JAMA d’avril 2008, dans lequel Catherine de Angelis, se rendant compte que le JAMA à publié sans le savoir des articles favorables au Vioxx écrits et co-écrits par des ghostwriters, fait onze propositions et appelle à la mise en pratique d’une série de mesures communes à toute la presse médicale, afin de limiter les conséquences des conflits d’intérêts, limiter la manipulation de la recherche médicale, éviter le ghostwriting et promouvoir des pratiques éthiques de rédaction médicale.

La liste des méthodes d’influence et de manipulation de la recherche médicale et de ses résultats, dès lors qu’elle est financée par l’industrie pharmaceutique, est très longue. Impossible de les rappeler toutes. Les liens déjà donnés en contiennent d’autres et permet d’approfondir. J’ai rassemblé beaucoup de données sur le ghostwriting, avec des exemples concrets, des critiques et initiatives concrètes pour en finir avec cette pratique – cela fera l’objet d’un article à venir.

Elena Pasca

Copyright Pharmacritique

Mise à jour le 11 octobre: ajout d’un paragraphe sur les façons de biaiser les essais cliniques.

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« Des auteurs-fantômes discréditent la recherche médicale »

par Marc-André Gagnon et Sergio Sismondo

[Photo: elle accompagne une brève présentation de Marc-André Gagnon sur le site de l’Université de Carleton].

Voici quelques extraits de l’article:

 « (…) la majeure partie du budget de recherche externe des firmes pharmaceutiques sert aujourd’hui à financer des contrats attribués à des organisations de recherche privées dont le mandat est de produire les données qui serviront de base à un nombre important d’articles scientifiques. Les articles sont rédigés par des agences de communication privées (les auteurs- fantômes), et signés par des chercheurs complaisants afin de permettre leur publication.

Les firmes élaborent en fait des plans de publication et de communication pour faire dominer un discours «scientifique» favorable à l’accroissement des ventes. Ce discours, très sélectif sur les données qu’on accepte de rendre public, devient le support premier pour organiser les campagnes des représentants pharmaceutiques [note EP : visiteurs médicaux en France] qui iront visiter chaque bureau de médecin pour mousser le nouveau produit.

Des documents internes de Pfizer, rendus publics à la suite d’un litige, ont permis de révéler qu’entre 1998 et 2000, pas moins de 85 articles scientifiques sur la sertraline (l’antidépresseur Zoloft) avaient été rédigés à l’initiative directe de Pfizer. Durant cette période, l’ensemble de la littérature scientifique comptait seulement 211 articles sur cette molécule. Pfizer avait ainsi produit une masse critique d’articles favorables au médicament, ce qui lui a permis de noyer les études critiques. Des documents internes d’autres pharmaceutiques démontrent qu’il en a été de même pour le Vioxx de Merck, le Paxil et l’Avandia de GlaxoSmithKline, le Seroquel d’Astra-Zeneca et les substitutifs hormonaux de Wyeth. » (…)

Un autre exemple de ce type de pratique est le programme de rédaction d’articles par des auteurs-fantômes mis en place par GlaxoSmithKline afin de faire la promotion de son antidépresseur Paxil [Note EP: paroxétine, vendue en France sous les noms de marque Deroxat et Seroxat]. Selon des documents internes rendus public en 2009, ce programme s’appelait «Case Study Publication for Peer-Review» (Publication d’études de cas pour évaluation par les pairs) ou CASPPER, référence ludique au «gentil fantôme».

C’est donc une nouvelle norme dans l’industrie: la mise en marché de la plupart des médicaments présentant un important potentiel de vente est accompagnée de la publication de 50, 60 ou même 100 articles scientifiques rédigés par des auteurs-fantômes. (…)

Dans le cas du Paxil [paroxétine : Seroxat / Deroxat], l’étude 329 avait «sélectionné» les résultats pour dissimuler des effets adverses importants, parfois mortels, ainsi que l’absence de bénéfice supérieur à un placebo. Les résultats ont fait l’objet de publications rédigées par des auteurs fantômes et signées par des chercheurs complaisants. C’est ce type d’études biaisée qui a permis au Paxil [Deroxat / Seroxat] de se glisser parmi les trois meilleurs vendeurs aux pays. Les universités des chercheurs en cause ont refusé jusqu’à ce jour de sanctionner cette complaisance éthique, que certains considèrent criminelle.

Tant et aussi longtemps que les firmes pharmaceutiques détiendront les cordons de la bourse dans le domaine de la recherche médicale, les connaissances médicales continueront à être produites de manière sélective au service de la commercialisation des médicaments plutôt qu’à la promotion de la santé. (…) tant et aussi longtemps que les universités plieront l’échine devant les grandes pharmaceutiques pour obtenir de nouveaux partenariats avec elles, la porte demeurera grande ouverte à la corruption institutionnelle de la recherche médicale. »

Le texte complet est sur cette page.

4 réflexions au sujet de “Ghostwriting et ghost management : méthodes de manipulation et influence sur la recherche et l’information médicales”

  1. Merci, Elena Pasca, pour votre intéressant effort de synthèse !
    Ecrits fantômes, essais cliniques publiés dans des revues scientifiques alors qu’ils n’ont jamais eu lieu et qui influencent pourtant profondément certaines pratiques médicales (et continuent indirectement à le faire même après qu’ils aient été démontrés être des FAUX), notions fondamentales adoptées par « consensus » de certains groupes d’intérêts présentées ensuite comme « vérité scientifique » démontrées, etc.
    Et certains doutent toujours des conséquences évidentes (parfois injustes aussi !) de ces pratiques quant à la crédibilité de l’ensemble de la recherche scientifique dès lors qu’il y a des implications financières …
    Trisha Greenhalgh avait écrit (en anglais, « How to read a paper », plusieurs éditions) : « pratiquée sans discernement, [la médecine basée sur les preuves] peut devenir réductionniste et réellement néfaste ».
    Sa proposition, faite dans un contexte différent, garde du sens ici, envisagée à la lumière du fait que l’industrie a parfaitement compris l’intérêt de la médecine basée sur les « preuves » comme sésame lui permettant d’avoir accès au marché et, dans les pays concernés, à la manne de la sécurité sociale (« Vous voulez des preuves ? On va vous les fournir ! ») …
    « Pouvons-nous nous fier aux preuves de la médecine basée sur les preuves ? », demandaient les Dr Abramson & Starfield (en anglais, « Can we trust the evidence in evidence based medicine ? », 2005), autrement dit, la médecine basée sur les preuves est-elle réellement basée sur des preuves ?
    La soi-disant preuve, « la dernière étude présentée par un petit patron à la solde des laboratoires, …, passés maîtres dans l’art de l’illusion scientifique », peut aussi être devenue en réalité « l’argument d’autorité moderne », a écrit le cardiologue Yvon Gouel sur son blog (cardioblog.fr, « ETUDE JUPITER, une arnaque à 10 dollars ! », 2009).
    Désormais, les techniques de manipulation sont peut-être plus déterminantes des résultats des essais cliniques et des pratiques médicales que « la science ».
    Mais est-ce réellement nouveau ?

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  2. Merci Eléna pour ce travail si bien documenté.
    Ce blog devrait croulé sous les commentaires et les remerciements, tant nous y apprenons de choses : la mauvaise foi des multinationales de la pharmacie, leurs façons infectes de procéder pour gagner des parts de marché, leurs non scrupules à rendre des personnes malades, voir à les tuer……tel un assassin financier, sans aucun regard de compassion pour ses victimes.
    Quant à notre laboratoire national, SANOFI pour ne pas le nommer, il préfère travailler pour les femmes « qui le valent bien », en se lançant dans la boisson minceur, c’est plus fructifiant pour le portefeuille
    http://www.bakchich.info/france/2012/09/18/sanofi-se-met-a-la-boisson-minceur-61690
    Les pigeonnes (le mot est à la mode, comme les boissons minceur) y croiront, comme d’habitude.
    Et, il faut bien satisfaire les actionnaires, les patients……patienteront !
    http://www.lutte-ouvriere-journal.org/?act=artl&num=2299&id=10
    Quel cynisme !
    Je reste humble devant un tel travail, d’autres devraient en prendre de la graine, car il n’y a que sur Pharmacritique que l’on trouve de tels renseignements.
    Bonne soirée Eléna.

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  3. Merci, Elena, pour la pertinence de vos analyses. Je suis chaque fois impressionné par le champ de vos investigations dans le domaine médical et pharmaceutique. Sachez que, non seulement votre blog est largement visité en France comme à l’étranger (ça, vous le savez mieux que moi), mais aussi et surtout vos questionnements et mises en garde sont largement étudiés, commentés et analysés par les administrations de santé ainsi que par les firmes pharmaceutiques qui préfèrent minorer votre action plutôt que de chercher à vous contredire de façon frontale, ce qui serait suicidaire pour elles… Business is business…

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