Paru en avril 2011 sur l’ancien Pharmacritique. Une version courte est sur le site de la Fondation Sciences Citoyennes.
Le numéro du 28 mars des Archives of Internal Medicine contient une analyse bien documentée de la déclaration ou non des diverses formes de conflits d’intérêts dans les 17 dernières recommandations de bonne pratique (RBP) élaborées sous l’égide des deux organisations professionnelles majeures dans la cardiologie : l’ACC (American College of Cardiology) et l’AHA (American Heart Association). Il s’agit des dernières 17 RBP parues entre 2004 et 2008.
C’est le point de départ d’une analyse critique des recommandations pour la pratique clinique en général, des avis d’expert et des autres niveaux de preuve en evidence-based medicine, sous l’angle des stratégies d’influence de l’industrie pharmaceutique.

L’article de Todd MENDELSON et al est paru sous le titre « Conflicts of Interest in Cardiovascular Clinical Practice Guidelines » (Arch Intern Med 2011; 171:577-584, abstract sur cette page). Il est commenté dans un éditorial signé par le cardiologue Steven NISSEN, connu pour son implication dans plusieurs études et démarches visant des médicaments à rapport bénéfice – risques défavorables tels que l’Avandia (rosiglitazone). L’éditorial cinglant de Steven Nissen s’intitule « Can we trust cardiovascular practice guidelines? Comment on « Conflicts of interest in cardiovascular clinical practice guidelines » » (Peut-on faire confiance aux recommandations de bonne pratique clinique cardiovasculaire ? Arch Intern Med 2011; 171:584-585, début sur cette page).
651 « épisodes » de conflits d’intérêts ont été dénombrés, pour 56% des 498 personnes impliquées dans la rédaction de ces 17 recommandations de bonne pratique (RBP).
Je voudrais insister particulièrement sur le rôle des avis d’expert et des recommandations de bonne pratique, parce que c’est l’une des articulations stratégiques du système de désinformation et de ghost management mis en place par les laboratoires pharmaceutiques, aux Etats-Unis comme partout ailleurs. A travers elles, des connaissances médicales déformées et biaisées par les conflits d’intérêts de la recherche et des experts apparaissent comme légitimes, comme étant de la science et non une traduction des intérêts privés de l’industrie pharmaceutique; elles sont formalisées et établies comme des modèles à suivre à tous les niveaux de la pratique médicale.
Cette formalisation permet d’occulter les biais initiaux et de disséminer partout les conflits d’intérêts, tout en les rendant illisibles et invisibles. C’est toute l’influence pharmaceutique qui devient ainsi invisible, sous l’apparence d’un discours scientifique qui paraît neutre et objectif. Ce qui vaut pour les Etats-Unis, vaut encore plus pour la France, où les laboratoires n’ont quasiment pas de contraintes et où nous avons un retard d’au moins 20 ans sur ces questions…
Se pose à nouveau la question de la transparence et de l’illusion de « gestion » des conflits d’intérêts par les déclarations publiques, dont je rappelle à nouveau l’insuffisance, m’appuyant sur les positions de la Fondation Sciences Citoyennes et des articles plus anciens de Pharmacritique.
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L’état de la question : quelques études et éditoriaux édifiants à ce sujet
Tout d’abord une enquête par Niteesh Choudhry et al, parue dans le JAMA (Journal of the American Medical Association) en 2002 et analysant 44 recommandations de bonne pratique sur diverses maladies chez l’adulte. Les auteurs ont fait état de 87% des rédacteurs (parmi les 52% qui ont répondu) qui avaient des liens d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique… De 87% en 2002, on passe à 56% entre 2004 et 2008. Faut-il y voir une conséquence de la politique (en vigueur aux Etats-Unis…) prônant une plus grande transparence et des initiatives pour limiter les conflits d’intérêts et informer l’opinion publique sur leur impact?
- Choudhry NK, Stelfox HT, Detsky AS. Relationships between authors of clinical practice guidelines and the pharmaceutical industry. JAMA. 2002;287(5):612–617. (Abstract sur cette page)
- Papanikolaou GN, Baltogianni MS, Contopoulos-Ioannidis DG, Haidich AB, Giannakakis IA, Ioannidis JP. Reporting of conflicts of interest in guidelines of preventive and therapeutic interventions. BMC Med Res Methodol. 2001;13.
- Boyd EA, Bero LA. Improving the use of research evidence in guideline development, 4: managing conflicts of interests. Health Res Policy Syst. 2006;416.
- Shaneyfelt, TM, Centor R, Reassessment of Clinical Practice Guidelines. Go Gently into that Good Night. JAMA 2009;301(8):868-869. (Abstract sur cette page)
A noter un article de Roger Collier paru le 22 février dans le CMAJ (Canadian Medical Association Journal): Clinical Guideline Writers often conflicted (Les rédacteurs de recommandations ont souvent des conflits d’intérêts). Il cite et commente l’étude de Niteesh Choudhry, ainsi que des propos de Joel Lexchin sur l’impact des conflits d’intérêts et les mesures qui pourraient être prises pour une meilleure transparence.
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Rôle des recommandations de bonne pratique. Ou comment l’influence des laboratoires dissémine partout, tout en devenant invisible à cause de sa traduction dans un langage scientifique d’apparence neutre
Les usagers dont je suis ne sont pas informés sur la façon dont sont formalisées les connaissances médicales dans des textes qui deviennent des références pour la pratique des médecins et des établissements des soins, pour la formation et l’information médicales. Aussi, je voudrais insister plus sur cet aspect, dans la mesure où ces considérations sont valables pour les recommandations de bonne pratique dans toutes les spécialités – ou sur toutes les maladies (selon la perspective), et dans tous les pays.
Todd Mendelson et al dans leur article et Steven Nissen dans son commentaire soulignent le rôle majeur des recommandations de bonne pratique à plusieurs niveaux du système de soins de santé, ce qui veut dire en clair que l’influence des laboratoires pharmaceutiques – exercée à travers les financements, les liens d’intérêts des experts, etc. – devient invisible lors de la mise en pratique de ces guidelines, mais ne reste pas moins omniprésente. A partir de ce niveau de formalisation, on ne peut plus suivre la relation de cause à effet entre conflits d’intérêts et informations biaisées, on ne peut plus voir que telle étude – telle que JUPITER sur le Crestor (rosuvastatine), par exemple – traduit les intérêts de tel laboratoire à commercialiser telle statine, et non pas un bénéfice clinique quelconque, ni même l’utilité d’un traitement par statines. Si je puis me permettre cette comparaison simplificatrice : en psychanalyse, on parlerait d’un déplacement, qui rend la perlaboration plus difficile…
Ces recommandations constituent « le standard [par rapport auquel] sont dispensés les soins » et qui est « enseigné en tant que tel dans les programmes de formation à tous les niveaux. Souvent, elles jouent aussi un rôle prédominant dans les démarches d’amélioration de la qualité (…). De surcroît, les recommandations de bonne pratique [RBP] sont de plus en plus utilisées dans les politiques nationales qui définissent [les critères de] remboursement et servent de standard dans les cas de fautes professionnelles (…) ». A noter que la faute professionnelle s’appelle « malpractice » en anglais : mauvaise pratique, évaluée comme telle par rapport aux « bonnes pratiques » définies par les recommandations…
« Certes, les conflits d’intérêts sont présents dans toutes les sphères de la médecine (…), cependant, leur rôle dans l’élaboration des recommandations de bonne pratique revêt une signification particulière. Des biais inadéquats présents dans le processus de production des RBP ont un effet indésirable potentiellement plus vaste sur les soins que les conflits d’intérêts individuels des praticiens. (…) [Une telle influence de l’industrie pharmaceutique] « mène à l’érosion de la confiance dans les recommandations. Un récent rapport (…) de l’Institute of Medicine sur les conflits d’intérêts dans la recherche, la formation et la pratique médicales souligne que la portée et l’étendue (scope) des conflits d’intérêts dans les recommandations n’ont pas été bien étudiées. Toutefois, le American College of Cardiology (ACC) et la American Heart Association (AHA) ont récemment mis en place des restrictions quant à la participation officielle [de l’industrie] à des manifestations de formation médicale et à la production de recommandations de bonne pratique, en accord avec le code régissant les interactions avec l’industrie pharmaceutique émis par le CMSS (Council of Medical Specialty Societies) ». (…)
« Les recommandations de bonne pratique jouent un rôle important dans la synthèse des informations pour les cliniciens, de même que dans les démarches visant à accroître l’uniformisation des pratiques en fonction de certains standards et à éviter l’usage non contrôlé de certains médicaments, procédures et dispositifs médicaux dans des indications où leur utilité n’a pas été prouvée. (…) Par conséquent, les recommandations de bonne pratique sont souvent le moyen de traduction dans la pratique clinique des données issues d’essais cliniques. Des campagnes nationales sont mises en place pour appeler à respecter de plus en plus les RBP dans la pratique quotidienne (…). Les mouvements ayant pour objet la sécurité des patients / le paiement à la performance [NdT : pay-for-performance, voir le CAPI en France : contrat d’amélioration des pratiques individuelles] / l’amélioration de la qualité des soins ont eux aussi commencé à intégrer les RBP dans les standards des soins et les politiques de remboursement (…) ».
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Une question sur le risque de recours réflexe aux RBP, qui exclurait le jugement du médecin au cas par cas
Cette interrogation ne figure pas dans l’article, mais je me demande ce qu’il en est de l’autre implication des RBP vues de plus en plus comme modèle unique:
Il faudrait analyser aussi ce qu’implique l’omniprésence de recommandations – 360 en cours de rédaction en ce moment même, selon Roger Collier – dans la pratique médicale. Certes, on peut comprendre qu’il y ait une certaine tendance à l’uniformité, pour ne pas risquer qu’il y ait trop de disparités d’un médecin à l’autre, d’une région à l’autre, etc. Il ne faut pas risquer que des patients se retrouvent traités par des médecins dont les compétences ne sont pas brillantes et / ou dont les pratiques n’ont pas évolué depuis des lustres.
J’ai moi-même eu vent de nombreux exemples de pratique médicale qui semblait s’orienter d’après des standards vieux de 20 ans, avec des médecins prescrivant des médicaments relégués depuis longtemps aux oubliettes de la pharmacopée, tellement leurs effets indésirables sont nombreux et alors que des alternatives moins dangereuses existent, sans parler des cas où les médicaments sont inutiles, voire contre-productifs…
J’ai aussi vu des médecins prescrire pendant des années des médicaments dont la dangerosité fait qu’ils sont limités à une seule cure, pendant maximum six mois, dans le cas des analogues agonistes de la GnRH (Enantone, Decapeptyl, Synarel, Zoladex….), et encore seulement dans certaines conditions et selon les recommandations de prise en charge de l’endométriose formulées en 2005 par Daraï et al.
Dans l’usage des analogues agonistes GnRH (Enantone, Décapeptyl, Zoladex, Synarel…), ces recommandations de l’AFSSAPS [devenue ANSM] constituent un progrès considérable face à une pratique médicale absolument irresponsable, qui est pourtant la règle, certainement grâce aux efforts de marketing et d' »hospitalité » de Takeda Abbott / AbbVie, de Ferring, IPSEN, Astra Zeneca et d’autres…
Ces mêmes médicaments agonistes de la GnRH provoquent chez les hommes (traités pour un cancer de la prostate) des maladies cardiovasculaires, du diabète et tous les symptômes rassemblés sous le nom « syndrome d’insulinorésistance » ou « syndrome métabolique » (nom contesté, mais que j’utilise pour simplifier) – c’est-à-dire exactement ce qu’il faut pour que les mêmes laboratoires vendent leurs médicaments cardiovasculaires. Qui auront à leur tour des effets indésirables, et ainsi de suite…
Il faudrait dire un mot de cet effet en cascade. Ce cercle vicieux qui commence avec le surdépistage du cancer de la prostate, le dosage du PSA qui entraîne des biopsies à risque de complications sévères, puis des résultats douteux entraînent des traitements pendant des années par analogues agonistes GnRH tels que Enantone, Decapeptyl, Zoladex, avec ou sans prostatectomie, radiothérapie et d’autres. Agonistes GnRH éventuellement associés à un antiandrogène non stéroïdien de type Casodex pour éviter le flare up en début de traitement, et qui ont des effets indésirables cardiovasculaires et autres, au point que la littérature médicale anglo-saxonne en arrive à dire qu’ils tuent plus que le cancer qu’ils sont censés contribuer à traiter.
Mais qu’en est-il de la liberté de prescription? Il n’est pas souhaitable que de telles recommandations deviennent opposables, que les médecins soient restreints dans la prescription hors AMM et hors recommandation. Et je n’aime pas non plus la tournure que prennent les choses avec le CAPI (contrat d’amélioration des pratiques individuelles). Ce contrat est une forme de paiement à la performance (P4P: pay for performance) qui paie une prime aux médecins qui respectent les objectifs numériques fixés sans critères objectifs rigoureux, en fonction des recommandations en vigueur dans les maladies respectives : diabète, hypertension, dépistages, vaccinations…
Il y a un double risque d’influence, et aucune n’est conforme à ce que devrait être la médecine:
- le risque que les autorités publiques influencent ces recommandations pour imposer la fameuse « maîtrise médicale des dépenses » – et le CAPI va déjà dans ce sens, comme tout paiement à la performance. Toutes les expériences étrangères l’ont prouvé;
- le risque que les laboratoires les plus influents, qui peuvent payer le plus d’essais cliniques et le plus de leaders d’opinion médicaux ou associatifs, imposent un traitement médicamenteux comme étant un standard, alors que des alternatives non médicamenteuses existent, voire imposent leurs produits de marque, alors que des variantes moins onéreuses existent.
Exemple du cholestérol et des statines
Et c’est le cas notamment en cardiologie pour les statines, prescrites quasi automatiquement dès qu’il y a un dépassement des valeurs limite du LDL-Cholestérol (seuils arbitrairement baissées il y a quelques années par des experts à la solde des firmes). Le LDL- cholestérol (ou « mauvais » cholestérol) est présenté comme le diable en personne, alors qu’il n’est qu’un facteur de risque, parmi d’autres facteurs de risque.
Cette théorie diabolisant le cholestérol est très critiquée et dénoncée comme une trouvaille marketing pour faire vendre des statines et autres Ezétrol et Inégy, pourtant fort décriés par les auteurs indépendants… (Voir cette catégorie d’articles au sujet du cholestérol et des médicaments hypolipémiants). Les statines n’ont aucun rôle à jouer en prévention primaire, mis à part dans les cas d’hypercholestérolémie familiale génétique. Et encore, là non plus, la situation ne semble pas aussi claire que le disent les experts et les recommandations. Il faut juger au cas par cas. Mais ce n’est pas le sujet. On sait aussi que les statines n’ont pas d’effet chez les femmes (voir cet article et celui-ci), surtout en prévention primaire, mais cela n’est dit nulle part, si ce n’est dans quelques articles indépendants, pour ne pas mettre en péril une source de revenus faramineux.
On ne peut pas faire comme si tous les patients pouvaient être traités de la même façon – et comme si hommes et femmes pouvaient être traités de la même façon. Si c’était le cas, on irait directement à la pharmacie, sans passer par le médecin. Or ce qu’il faut, c’est une évaluation au cas par cas, et tant pis si tel cas nécessite un traitement différent de ce que conseillent les recommandations!
Les recommandations entérinent l’idée d’une solution simple, que tous les médecins pourraient appliquer de façon quasi automatique, sans avoir besoin de réfléchir, de penser par eux-mêmes, de lire la littérature médicale et les sources indépendantes. Cela peut séduire des praticiens payés à l’acte, qui ne veulent pas prendre le temps d’écouter, d’expliquer la nécessité d’un changement de mode de vie en cas de cholestérol et de triglycérides augmentés. Si le traitement par statines et autres tourne mal – et il y a des risques, au vu d’effets indésirables déjà très bien documentés – ils pourront toujours dire qu’ils ont suivi les recommandations, et tant pis pour le résultat.
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Influence des firmes à travers les « avis d’expert », déterminants dans les recommandations
Dans l’EBM, evidence-based medicine ou « médecine fondée sur le niveau de preuve », l’opinion d’expert / avis d’expert est le niveau le plus bas de preuve (niveau C, alors que le niveau A (qui est le plus haut) est celui issu d’essais randomisés contrôlés en double aveugle (RCT : randomised controlled trials). Et pourtant, les avis d’expert sont décisifs dans les recommandations de bonne pratique. C’est l’un des enseignements majeurs de l’éditorial de Terrence Shaneyfelt et Robert Centor paru en 2009 dans le JAMA sous le titre suggestif « Reassessment of Clinical Practice Guidelines. Go Gently into that Good Night« :
« L’utilisation actuelle du terme « directive » [recommandations de bonne pratique, NdR] s’est éloignée de l’intention initiale de l’Institute of Medicine. La plupart des articles actuels appelés « directives » sont en fait des rapports de consensus d’experts. Il n’est donc pas surprenant que l’article de Tricoci et al 2 dans ce numéro du JAMA démontre que les révisions des directives de l’American College of Cardiology (ACC)/ American Heart Association (AHA) ont évolué vers des recommandations de classe II (preuves contradictoires et/ou divergence des avis d’experts sur l’utilité/ efficacité d’une procédure ou d’un traitement) et que dans 48% des cas, ces recommandations sont basées sur le niveau de preuve le plus bas (niveau C : avis d’experts, études de cas, ou normes de soins [soins standard] (…) ».
J’ai souligné le rôle de Steven Nissen en particulier dans les études et prises de position concernant les risques cardiovasculaires des médicaments de la classe des glitazones telles que Avandia (rosiglitazone) et dans une moindre mesure Actos (pioglitazone). J’ai régulièrement attiré l’attention publiquement depuis décembre 2007 sur les effets indésirables d’Avandia et de toutes les glitazones, comme on peut le voir dans une dizaine d’articles de la catégorie « Diabète, Avandia, Actos, Lantus, insuline ». L’une des raisons pour lesquelles j’ai fait le blog Pharmacritique, c’était pour pouvoir parler librement de scandales sanitaires devenus publics à l’étranger mais pas encore en France. Parmi lesquels des médicaments défectueux et leurs effets indésirables tels que les effets secondaires cardiovasculaires de la rosiglitazone Avandia. C’est moi qui ai dénoncé publiquement les estimations de dizaines de milliers de crises cardiaques en 2007. Pourtant, il a fallu attendre 2010 pour voir Avandia retiré du marché en France.
L’argumentaire de Steven Nissen
Steven Nissen est le chef du département de cardiologie de la Cleveland Clinic. Nissen déclare lui-même avoir eu des liens d’intérêts (financement de recherches) dont le bénéfice a été reversé à des associations à but non lucratif. Dans son éditorial qui commente l’article de Mendelson et al (“Can we trust cardiovascular practice guidelines? Comment on « Conflicts of interest in cardiovascular clinical practice guidelines”), il souligne le potentiel d’influence des experts ayant des conflits d’intérêts et émettant de telles opinions auxquelles la formalisation en RBP donne une légitimité scientifique qu’elles n’ont nullement :
“Proponents of the current approach to appointment of writing committees argue that CPGs are merely a synthesis of scientific evidence derived from peer-reviewed randomized clinical trials. Since the evidence behind the CPGs is independent and unbiased, the individuals interpreting the evidence have minimal opportunities to inappropriately influence the recommendations. However, recent studies seriously undermine such logic. Current CPGs rank the level of evidence underlying the recommendations. Level of Evidence A is designated for recommendations supported by multiple randomized trials and Level of Evidence C represents “expert opinion.” Tricoci et al 6 reported on the level of evidence underlying cardiovascular CPGs published from 1984 through 2008, demonstrating that nearly half of all recommendations were based on expert opinion. Thus, the CPG committee is not simply synthesizing external evidence but frequently providing their own “expert” opinions about what therapies or procedures are appropriate. The subjective nature of the CPGs makes it even more essential that these documents be free of commercial influence.”
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Rôle des présidents des groupes de travail (ou premiers auteurs)
Steven Nissen souligne à juste titre que les experts les plus influents auteurs de telles “opinion d’experts” sont ceux qui dirigent les groupes de travail ou figurent comme auteurs principaux. Ils ont un rôle décisif dans l’assignation des rédacteurs pour l’élaboration de certaines sections du document et dans la supervision de l’ensemble. Selon Nissen, leur « indépendance est une question encore plus critique que celle de membres individuels des comités [de rédaction des RBP]. Et pourtant, le manuscrit dont nous parlons démontre que les dirigeants des groupes de travail sont plus à même d’avoir des conflits d’intérêts que les membres des comités, et cela de façon statistiquement significative: 81% vs 55% (P = .03). De tels résultats sont inquiétants et suggèrent que le processus de décision dans la sélection des dirigeants des groupes de travail mis en place pour élaborer des RBP cardiovasculaires est sérieusement entaché (flawed) ».
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Déclarations d’intérêts incomplètes
Todd Mendelson et al notent qu’il y a une tendance relativement récente vers une déclaration plus systématique des conflits d’intérêts dans la production des recommandations de bonne pratique. Cela dit, une étude de Papanikolau et al (voir références plus haut) a montré que seules 7 sur les 171 recommandations de bonne pratique publiées dans les journaux médicaux entre 1979 et 1999 mentionnaient les conflits d’intérêts. Les 7 recommandations en question ont toutes été publiées en 1999. La plupart des RBP plus anciennes de l’ACC / AHA – et beaucoup de RBP d’autres organisations professionnelles – ne mentionnent pas les conflits d’intérêts, qui ne font l’objet que d’une déclaration orale lors des réunions des comités de rédaction.
Steven Nissen souligne dans son éditorial que la déclaration n’est en rien une garantie d’intégrité et d’absence d’influence et de biais. De plus, les délibérations ne sont pas publiques, donc on ne peut pas savoir comment les décisions sont prises, quel est le point de vue des experts ayant des liens d’intérêt. L’influence peut aller bien au-delà de ce que laissent penser les chiffres et pourcentages.
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L’illusion de la « gestion » de l’influence pharmaceutique par la déclaration publique d’intérêt. Une transparence à double tranchant
Par ailleurs, Pharmacritique contient plusieurs articles à ce sujet, réunis sous la catégorie « Déclaration publique d’intérêts : la panacée ? », qui soulignent que la déclaration publique d’intérêts (DPI) n’est qu’une étape vers la transparence et ne saurait en rien légitimer les conflits d’intérêts, que certains trouvent moins dangereux du moment qu’ils sont déclarés. Jerome Kassirer en particulier a attiré l’attention sur le double tranchant de la déclaration (voir cet article en particulier) : miser sur elle, ce serait s’illusionner au point de perdre de vue le vrai problème et les solutions radicales.
J’ai certes contribué depuis 2007à populariser le Sunshine Act en France, et la Fondation Sciences Citoyennes a souligné dans ce communiqué de presse à quel point il était urgent de trouver une adaptation française des Physician Payment Sunshine Provisions, transcrites dans la législation des Etats-Unis depuis la loi de mars 2010 : « Transparence sur les conflits d’intérêts des médecins. Suivons l’exemple d’Obama ».
Mais cela n’est nullement un accord avec l’idée d’une « gestion » suffisante par la transparence. L’idée d’une quelconque « gestion » des conflits d’intérêts, de même que leur catégorisation en « mineurs » et « majeurs », pratiquée aussi par l’AFSSAPS / ANSM, n’est qu’une illusion, une mystification supplémentaire.
La transparence est certes nécessaire sur toutes les données scientifiques, à toutes les étapes des recherches scientifiques et des applications qui en sont tirées. Mais elle ne peut pas être une fin en elle-même. Au contraire, comme je le disais dans cet article, et comme le souligne la Fondation Sciences Citoyennes dans un autre communiqué, lui aussi bien documenté et référencé, la transparence peut être contre-productive, en ce qu’elle banalise et légitime les conflits d’intérêts, ainsi que l’existence de groupes de pression et de lobbying et des jeux d’influence qu’ils exercent. « La déontologie de l’expertise ne se limite pas à la transparence sur les conflits d’intérêts » :
« La HAS, le LEEM (organisation de l’industrie pharmaceutique), l’AFSSA (Agence de sécurité des aliments), un conseiller d’Etat ainsi que des leaders d’opinion prétendent que le système d’expertise et d’information s’est amélioré, parce qu’ils prononcent désormais ouvertement le terme « conflits d’intérêts » et qu’un rudiment de déclaration publique d’intérêts existe… Ce satisfecit devrait alerter la société civile sur un danger majeur : la transparence (fort lacunaire) sur les liens des experts avec des industriels n’est qu’un alibi servant à légitimer les conflits d’intérêts et à désamorcer jusqu’à la question de l’opportunité d’une délibération citoyenne sur le système dans son ensemble. Accepter le lobbying, l’influence par les groupes d’intérêt ainsi que les conflits d’intérêts, pourvu qu’ils soient transparents, c’est une pente glissante qui peut mener à la disparition pure et simple de l’intérêt général, faute de groupes d’intérêts puissants pour le porter.
La transparence n’est pas un but en soi, mais une étape sur la voie de la limitation et de l’élimination des conflits d’intérêts. Cela est une ligne de force des propositions de la Fondation Sciences Citoyennes, avec la création d’une Haute autorité de l’expertise et de l’alerte indépendante. »
La proposition de loi sur la déontologie de l’expertise et la protection de l’alerte, qui décrit les principes qui doivent fonder une telle haute autorité, est accessible sur cette page du site de la Fondation.
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Le cliché sur les conflits d’intérêts inévitables…
Mendelson et al et Steven Nissen reviennent sur le cliché que nous rabâchent l’industrie pharmaceutique et tous ceux qui bénéficient directement ou indirectement de la situation actuelle : on ne pourrait pas se débarrasser des conflits d’intérêts, on ne pourrait pas se passer des experts qui ont de tels liens, parce qu’il n’y aurait pas assez d’experts indépendants…
De telles exigences seraient irréalistes.
Les auteurs rappellent qu’il y a quand même 44% d’experts n’ayant pas de conflits d’intérêts et que ce pourcentage pourrait augmenter si les usages devenaient plus restrictifs…
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Commentaires de Sanjay Kaul
A noter les précisions apportées par le cardiologue Sanjay Kaul, interrogé par le site Cardiobrief. Je rappelle que Kaul a fait les gros titres lorsqu’il a été exclu d’un comité d’évaluation du prasugrel (Efient°) mis en place début 2009 par l’agence états-unienne du médicament (FDA), sous prétexte d’un… conflit d’intérêts intellectuel, du fait de ses prises de position critiques et publiques.
Quatre formes principales de conflits d’intérêts ont été retenues par Mendelson et al. :
- chercheur financé par l’industrie pharmaceutique ;
- membre d’un speaker’s bureau / conférencier ayant reçu des honoraires ;
- consultant / membre d’un comité scientifique d’une firme ;
- possession d’actions / autre titres de propriété dans l’industrie pharmaceutique
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Résultats et détails des conflits d’intérêts
Les résultats sont d’autant plus préoccupants que bon nombre de recommandations reposent plus sur les opinions d’expert que sur les résultats d’essais cliniques… 651 épisodes de conflits d’intérêts ont été mis en évidence. Voici les détails :
56% des auteurs ayant participé à la rédaction de l’une ou plusieurs des 17 recommandations de bonne pratique ont été au moins une fois en situation de conflits d’intérêts. 651 épisodes de conflits d’intérêts ont été dénombrés, pour 277 (56%) des 498 personnes impliquées dans la rédaction. En moyenne, chaque personne est impliquée dans 1.31 « épisodes », sur une échelle allant de 1 à 7. Le pourcentage varie d’une recommandation à l’autre, allant de 13% à 87%. Le rôle de membre d’un comité de rédaction de RBP – vs celui de relecteur (peer reviewer) – est associé à des conflits d’intérêts : 63% vs 51%; P = .006, de même que le rôle de président d’un groupe de travail ou de premier auteur : 81% vs 55%; P = .03. Seuls 105 des 498 personnes (21%) ont participé à deux recommandations ou plus.
510 firmes pharmaceutiques sont indiquées dans les déclarations d’intérêts, pour 18 organisations à but non lucratif. Le nombre moyen des laboratoires concernés est de 38 par recommandation, allant de 2 à … 242. Une firme se détache par sa présence multiple. Les conflits d’intérêts sont divisés en « majeurs » (29%) et « modestes » (54%), les autres étant considérés comme « modérés ». Une distinction qui ne tient pas la route, parce qu’un conflit d’intérêts mineur en valeur peut générer beaucoup plus de biais qu’un autre, plus important et dont l’influence est mieux perçue.
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Et en France ?
A quand une telle analyse de toutes les recommandations de bonne pratique émises en France par les autorités sanitaires (Haute Autorité de Santé, AFSSAPS), qui sont à juste titre soupçonnées de partialité, au vu des nombreux conflits d’intérêts et des tares structurelles de ces institutions? A quand une analyse des recommandations élaborées par les organisations professionnelles françaises – les sociétés savantes -, sachant que ces dernières sont toutes financées au moins partiellement par l’industrie pharmaceutique, sans qu’il y ait délcaration?
De façon générale, la déclaration des conflits d’intérêts commence à peine à entrer dans les mœurs et elle n’est jamais systématique, ni vérifiée.
Elena Pasca
Copyright Pharmacritique
COMMENTAIRES
- J’envoie un deuxième commentaire:
Comment répondez vous concrètement à l’assertion suivante: « il est impossible d’avoir une équipe entière d’experts au sein des agences sanitaires, indemnes de liens avec l’industrie pharmaceutique » ? on entend ça très souvent…
Louis-Adrien- médecin généralisteÉcrit par : Delarue 22h45 – samedi 16 avril 2011 - *********
- Bonjour et merci pour vos commentaires et vos encouragements!
Je réponds d’abord à la première question. C’est un peu décousu, à cause d’une fatigue intense.
J’aurais tendance à rapprocher corruption et conflits d’intérêts, voire même à en faire des synonymes, à partir de la sémantique, gardant bien entendu à l’esprit la nécessité de préciser ce qu’il en est dans chaque cas particulier, surtout parce que l’usage actuel limite le sens du mot « corruption ».
Or la corruption est une falsification et une altération: un acte de corruption induit une falsification du jugement et détourne le professionnel de santé de son devoir moral, dans la mesure où la décision, la prescription, aura une motivation autre.
Beaucoup de ceux qui réclament de la « tolérance » pour les conflits d’intérêts, ou alors des critères qui s’appliqueraient différemment en fonction des personnes, pensent que la transparence peut être « totalitaire », qu’il faut laisser une part d’obscurité, etc. Il y en a qui pensent qu’il peut y avoir une « gestion » des conflits d’intérêts, qui nous dispenserait d’une solution radicale.
Pour ma part, je pense comme le sénateur Charles Grassley (Etats-Unis), dont j’ai été parmi les premiers à populariser le nom et les initiatives en France, que la lumière est le meilleur des désinfectants.
(Vous pouvez lire toutes les notes réunies sous la catégorie « Déclaration publique d’intérêts : la panacée ? » Et les autres sur le Sunshine Act, de même les communiqués que j’ai rédigé pour la Fondation Sciences Citoyennes sur des questions de transparence. Et faire une recherche sur Charles Grassley. Il y a un bouton « recherche » en haut à droite.)
http://pharmacritique.20minutes-blogs.fr/declaration-des-conflits-d-interets-la-panacee
C’est un jeu de mots facile, mais efficace entre lumière et rayons de soleil – donc visibilité, transparence. Et c’est la sémantique qui donne la réponse, par la polysémie du terme, qui n’est jamais arbitraire, mais toujours explicable historiquement, avec aussi diverses couches de significations. Sans parler de l’étymologie.
Corrumpere = mettre en pièces complètement, détruire, anéantir
Et au sens figuré : gâter, détériorer, falsifier…
La corruption se passe dans l’obscurité, d’où l’exigence de Sunshine Act. C’est le propre de la décomposition – l’une des significations – que de brouiller les contours et les limites, les frontières. Même les plans de clivage, pour utiliser un mot savant (et montrer que j’en connais quelques-uns ;))
La corruption est aussi une décomposition, une dénaturation, une dégradation. On corrompt quelqu’un veut dire qu’on le détourne de sa mission, et cela a un sens moral : on le détourne de son devoir. Mieux : c’est une altération du jugement, un changement d’état, toujours avec des connotations morales, dû à certains facteurs qu’il faut identifier pour réfléchir aux relations de corrélation ou de cause à effet. Une falsification et une altération du jugement – des professionnels de santé, des usagers, des leaders associatifs – un dévoiement par rapport à un devoir, c’est exactement ce qu’induisent les conflits d’intérêts.
Quels que soient ces intérêts.
Car, comme je le rappelle dans le texte, je conteste la différence entre conflits d’intérêts « mineurs » et « majeurs ». Et la littérature médicale a montré que cette différence ne tient pas. Un cadeau important (argent ou autre valeur, privilège, ristourne) est tout de suite interprété comme une volonté d’influence, et celui qui le reçoit sait à quoi s’en tenir. Par contre, un post it ou le sourire d’un visiteur médical passe pour anodin, sans conséquences.
Lorsqu’on dit à un médecin qu’il est influencé par tout moyen publicitaire, aussi banal et de peu de valeur soit-il, il répond habituellement que c’est méprisant de penser qu’ils pourraient être « achetés » ou juste influencés par aussi peu de chose. Or ce sont les petits cadeaux qui induisent les influences les plus tenaces, parce qu’elles sont inconscientes et niées. Et plus un médecin pense être invulnérable, plus il est influençable.
Il faut en prendre conscience, savoir qu’on est influençables – et l’esprit humain est très réactif – pour prendre l’initiative réfléchie et consciente de prendre du recul : une distance critique, au sens philosophique du terme « crise » : disons pour simplifier que c’est le moment où tout se détermine, où le jugement est porté, qui va influencer toute la suite. La distance critique permet de comprendre quelles peuvent être les sources de biais et d’influence. Et elle aboutit soit à l’acceptation de la situation (avec des rationalisations extrêmement diverses, des justifications après coup et autres excuses), soit au refus de s’exposer aux sources d’influence, parce qu’on réalise qu’on ne peut pas y échapper.
Voir à ce sujet un texte de Peter Mansfield que j’ai traduit il y a quelque temps.
http://pharmacritique.20minutes-blogs.fr/archive/2009/06/29/des-%E2%80%9Cmedecins-sous-influence%E2%80%9D-pharmaceutique-propagent-les-b.html
En attendant que je développe ces remarques générales sur les biais, qui introduisent le texte, et parle du rapport entre biais et conflits d’intérêts… (C’est sur la liste, mais elle est tellement longue…)
C’est toute la question des influences conscientes et inconscientes qui se pose. Par exemple, les médecins sont forcément sous influence et ont des biais même lorsqu’ils n’ont pas de conflits d’intérêts, parce que l’information médicale est biaisée, du fait de la mainmise de l’industrie pharmaceutique sur la presse médicale, du biais de publication, de toutes les méthodes de désinformation, etc. Vous pouvez lire à ce sujet l’excellent article de la revue allemande indépendante « Arznei-Telegramm », que j’ai traduit sous le titre
« Biais, manipulation et falsification de la recherche médicale financée par l’industrie pharmaceutique »
http://pharmacritique.20minutes-blogs.fr/archive/2011/02/16/biais-manipulation-et-falsification-de-la-recherche-medicale.html
Ces quelques mots spontanés disent déjà à quel point il est difficile de poser des frontières claires entre corruption et conflits d’intérêts, parce que nous sommes loin d’un sens unique du pot-de-vin tangible. J’aurais tendance à en faire des synonymes, en tenant compte de la polysémie du terme.
Cordialement,
Elena Pasca / Pharmacritique- Écrit par : pharmacritique 21h00 – dimanche 17 avril 2011
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- Chère pharmacritique,
- Un GRAND merci pour votre blog farouchement indépendant et respectueux vis à vis des patients que nous sommes tous. J’espère que vous vous batterez encore longtemps contre les lobbies et conflits d’intérêts!
Cordialement Écrit par : allegra 18h05 – mardi 19 avril 2011
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- Je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre aussi longuement.
Louis-Adrien- Médecin généraliste - Écrit par : Delarue 23h50 – jeudi 21 avril 2011
Bravo pour cette veille sanitaire et salutaire: merci d’avoir dégoté cet article et d’en avoir fait la traduction. Les froggies que nous sommes comprennent si mal l’anglais !
J’ai une question qui me trotte dans la tête : quelle différence (sémantique, juridique, morale ?)doit on faire entre les notions de conflits d’intérêts et de corruption ?
J’aimerai avoir votre avis sur cette question.
Merci bien
Louis-Adrien Delarue, médecin généraliste Écrit par : Delarue 22h35 – samedi 16 avril 2011