Jerome Kassirer: il faut éliminer les conflits d’intérêts, pas les légitimer par une déclaration d’intérêts

Jerome Kassirer est professeur à la faculté de médecine de la Tufts University et auteur de plusieurs livres et de nombreux articles critiquant 624857823.jpgles méthodes de l’industrie pharmaceutique et la corruption de la médecine par l’argent des firmes. Il a aussi été rédacteur en chef du New England Journal of Medicine, d’où il a été évincé pour ses vues trop critiques.

Le 8 avril 2008, Kassirer publiait dans le Los Angeles Times un article intitulé Tainted Medicine (« Une médecine corrompue. Des conflits d’intérêts financiers amènent à poser quelques questions fâcheuses sur la confiance qu’on peut encore avoir dans la recherche médicale »). Le texte synthétise les propos tenus un an auparavant lors d’une présentation appelée Financial Conflicts : Consequences, Proposals et dans une courte vidéo.

(Photo: Mariana Cook)

Contexte:

L’article rappelle les divers domaines de la médecine et des activités associatives où peuvent sévir les conflits d’intérêts et souligne la nocivité de ceux-ci pour la santé des patients, directement ou à travers la désinformation médicale qu’ils créent. Kassirer rappelle les études qui ont abouti à la conclusion que la recherche financée par les firmes pharmaceutiques ou par d’autres industries a au moins 4 fois plus de chances d’avoir des résultats favorables aux produits de la firme qui finance, si on compare ces résultats avec ceux des études indépendantes sur les mêmes produits. Les conflits d’intérêts ne pervertissent pas seulement la recherche, mais aussi les directives émises par des sociétés médicales et l’évaluation des médicaments par les autorités sanitaires.

Les conséquences des conflits d’intérêts se font immédiatement sentir dans les prescriptions des médecins. Ils prescrivent plus facilement des médicaments là où auparavant ils auraient insisté sur le changement du mode de vie, des habitudes alimentaires et des activités physiques. Ils prescrivent aussi beaucoup plus de médicaments nouveaux, qui peuvent avoir des effets secondaires importants non détectés lors des essais cliniques. Ils contribuent à l’augmentation injustifiée des coûts, parce que les médicaments nouveaux sont bien plus chers, sans que cette différence de prix se traduise par une différence de bénéfice clinique par rapport à des médicaments plus anciens ou à des génériques. Les coûts sont augmentés aussi par la multiplication des examens radiologiques et autres procédures invasives, pas toujours justifiés et potentiellement risqués. Ce ne sont là que quelques éléments d’un cercle vicieux.

La déclaration des conflits d’intérêts est-elle un moyen efficace pour changer les choses?

Kassirer fait des propositions pour améliorer la situation. Les revues médicales sont un endroit stratégique, et la régulation doit se faire à ce niveau-là, par exemple. Mais les moyens les plus efficaces pour que les choses changent restent législatifs et juridiques, dit Kassirer à juste titre, en prenant pour exemple les enquêtes et auditions auxquelles ont recours de plus en plus les hommes politiques états-uniens. (On devrait parler ici surtout des législations déjà existantes dans certains Etats et des projets législatifs au niveau fédéral. C’est la menace de la répression pénale rendue possible par la loi qui est la meilleure dissuasion).

Ce sont là des moyens efficaces, bien plus que la focalisation sur la déclaration d’intérêts. Il faut le dire, parce que la plupart du temps, les discussions portent sur le fait que « les médecins qui dirigent les projets de recherche ne déclarent ni qui finance leurs études, ni leurs liens personnels avec les firmes dont ils testent les médicaments, les techniques ou les dispositifs. Certains disent qu’exiger d’eux qu’ils révèlent leurs intérêts financiers serait un désinfectant très efficace. Mais cela relève de la pensée magique. (…) De fait, la déclaration des liens financiers peut donner bonne conscience au scientifique ou au chercheur, mais elle n’élimine pas la possibilité d’un conflit d’intérêts. Ce qui veut dire que la déclaration peut être nécessaire, mais ne suffit pas à résoudre les relations financières complexes enfouies profondément dans les essais cliniques. »

Kassirer détaille les déficiences de la déclaration d’intérêts lors d’une présentation faite en 2007 et appelée Financial Conflicts : Consequences, Proposals:

  • la déclaration est souvent incomplète ;
  • il est difficile de détecter les biais même lorsque l’on connaît le conflit d’intérêts en question ;
  • mentionner une firme peut ne pas suffire à identifier le médicament dont il est question dans le texte ou l’exposé ;
  • la déclaration devrait être complétée par une analyse des motivations du médecin ou chercheur en question

« Ce n’est pas l’absence de déclaration des conflits d’intérêts qui est le problème ; (…) Le problème véritable, c’est l’existence du conflit, qu’il soit ou non déclaré. Prétendre que la déclaration est une forme de « gestion » du conflit n’élimine pas celui-ci ». Par conséquent, « la déclaration est nécessaire, mais non suffisante ». 
Et Kassirer de citer un fragment d’un article de 2002 signé par James Surowiecki : The talking cure.
Wall Street’s new candor regarding conflicts of interest in securities and accounting industries (« Le changement se limite aux paroles. La nouvelle candeur de Wall Street quant aux conflits d’intérêts industriels »…) : « Les conflits d’intérêts sont inévitables, dit un truisme de Wall Street. En fait, ce n’est qu’une impression dans la plupart des cas, parce que les éviter rend plus difficile le chemin vers la richesse. La raison pour laquelle la déclaration d’intérêts est tellement populaire, c’est qu’elle remplace un changement substantiel« .

On soigne la situation malsaine par des mots qui n’engagent à rien.

By Financial Disclosures, We’re Fixing the Wrong Problem (« Se focaliser sur les declarations des liens financiers, c’est résoudre un problème secondaire ») affirme Kassirer dans une courte vidéo. Arrêtons cette obsession de la déclaration et attaquons-nous au problème réel : les conflits d’intérêts quels qu’ils soient, où qu’ils soient. « Lorsqu’il est question de recommandations cliniques qui concernent des dizaines de milliers de patients, nous devons faire plus d’efforts pour trouver des experts sans conflits d’intérêts. Comme ça, nous n’aurons pas à essayer de lire entre les lignes pour deviner si les auteurs pensent vraiment ce qu’ils écrivent« . 

Ce discours nous rappelle un éditorial du British Medical Journal, signé en 1999 par Lisa Bero : Accepting commercial sponsorship. Disclosure helps, but is not a panacea (« La question des financements commerciaux : la déclaration d’intérêts est utile, mais n’est pas la panacée »).

Commentaires

On ne saurait dire à quel point Pharmacritique est d’accord avec Kassirer!

Il faut militer pour l’élimination des conflits d’intérêts, pas pour une « gestion » qui ne résout rien. Et, pour ce faire, il faut réfléchir aux moyens les plus efficaces, pas se perdre dans le superficiel. En France, il faudrait commencer par la définition juridique de la corruption et des conflits d’intérêts en médecine et édicter des lois spécifiques, qui permettront par la suite de tenir pour responsables et les firmes qui corrompent et les médecins / chercheurs corrompus. Un cadre législatif – juridique permettrait aux lanceurs d’alerte de ne pas être muselés par leur hiérarchie, virés et meancés, il permettrait aux chiens de garde associatifs d’exister véritablement, c’est-à-dire de pouvoir agir, y compris en intentant des actions en justice. Car la justice est la voie royale pour résoudre les problèmes: réprimer les dérapages concrets sert de moyen de dissuasion. Ceux qui seraient tentés de se laisser corrompre réflechiront à deux fois s’ils risquent quelque chose. Mais ils ne risquent rien en France. Et les firmes pharmaceutiques qui corrompent non plus.

Vaste question…

Où sont nos hommes politiques qu’on élit pour représenter l’intérêt général et faire ce qu’il faut – de la loi aux enquêtes et à l’incitation au procès – pour qu’il soit respecté?

Elena Pasca

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