La division Marketing Overdose du chien de garde Consumers International est à l’origine d’une enquête auprès de 12 firmes pharmaceutiques pour savoir quelles sont leurs obligations européennes de déclaration publique (disclosure) des financements, par rapport à celles américaines. Les résultats confirment ce qu’on n’arrête pas de dire dans ces pages. Alors que les Etats-Unis ont déjà certaines dispositions légales contraignantes en matière de gestion des conflits d’intérêts et que les législateurs, les institutions et les sociétés médicales font des efforts, les pays européens laissent les firmes faire pratiquement ce qu’elles veulent.
Marketing Overdose, qui commente les résultats publiés par Consumers International, s’en inquiète à juste titre.
Quelques exemples de dispositions en vigueur aux Etats-Unis
Il y a tout d’abord les quelques Etats (Minnesota, Vermont, Maine, Virginia…) qui imposent aux firmes de déclarer à l’office du procureur général les paiements au-dessus de 25 dollars faits aux médecins, aux pharmaciens et aux établissements de soins. Nous en avons parlé encore récemment, en rendant compte du 5ème rapport annuel du parquet de l’Etat de Vermont, qui détaille ces déclarations publiques.
Des associations médicales, universités, journaux et établissements de soins ont adopté d’eux-mêmes des politiques plus strictes de déclaration des conflits d’intérêts. Et des voix critiques réclament qu’ils aillent bien au-delà.
Par exemple, l’Association américaine de chirurgie orthopédique a élaboré – suite à un procès, bien entendu! – une nouvelle politique qui inclut une déclaration d’intérêts à faire aux patients, sous forme de lettre-type détaillant les liens financiers du chirurgien. Le patient doit signer cette lettre avant de se faire opérer. Nous en avons parlé dans cette note.
Un groupe de travail mis en place par l’AAMC (Association of American Medical Colleges) propose une politique très stricte de limitation des interactions entre médecins, facultés de médicine et industrie pharmaceutique, nous dit cet article du New York Times: Group Urges Ban on Medical Giveaways.
Un projet de loi est actuellement en discussion, pour imposer une politique de déclaration publique au niveau fédéral: le Physician Payments Sunshine Act. (Même si le lobbying des firmes a déjà réussi à diminuer les exigences légales, comme on pouvait s’y attendre). Plusieurs laboratoires ont annoncé qu’ils soutiendraient ce projet de loi de transparence.
Dans un éditorial récent, Catherine de Angelis, rédactrice en chef du JAMA (revue de l’Association américaine de médecine) – gueule contre les conflits d’intérêts et pour une politique de déclaration très stricte. Nous avons traduit le texte et les propositions dans cette note. Il y a plein de grandes figures de la médecine qui se prononcent dans le même sens, écrivent des articles et des livres pour dénoncer les dérapages. Nous avons mis en exergue surtout le Pr Arnold S. Relman, pour son excellent texte qui fait une présentation syntéhtique de plusieurs dimensions du problème. La traduction du texte est dans la note Ethique et valeurs médicales dans un monde marchandisé où la santé n’est qu’un commerce parmi tant d’autres.
Le moyen de dissuasion le plus courant actuellement, ce sont les enquêtes du Congrès et les dénonciations publiques faites par des hommes politiques, lorsqu’il n’y a pas suffisamment de matière à procès. Le sénateur Charles Grassley a 21 enquêtes en cours sur des institutions médicales qui ne déclarent pas – ou pas intégralement – les sommes reçues des firmes pharmaceutiques. En plus des enquêtes sur tel ou tel médicament et tel ou tel ponte. A l’exemple de ces trois leaders d’opinion en psychiatrie que Grassley a rappelé publiquement à l’ordre pour ne pas avoir déclaré des sommes astronomiques… 1,6 millions de dollars non déclarés par le psychiatre Joseph Biederman, qui a beaucoup contribué à faire marcher le commerce des antipsychotiques et autres psychotropes, y compris chez les enfants. Les dessous des affaires de ces trois pantins du pharmacommerce sont révélés sur cette page.
Ce sont là juste quelques exemples, dont aucun n’a d’équivalent en France. Devrons-nous nous contenter des bonnes intentions du LEEM ? Sommes-nous à ce point-là irresponsables de laisser les firmes pharmaceutiques faire leurs affaires et corrompre les médecins, la presse médicale, la recherche, les autorités sanitaires, etc. sans rien dire?
Les détails de l’enquête de Consumers International / Marketing Overdose
Consumers International a demandé à 12 laboratoires pharmaceutiques de premier plan quelles sont leurs pratiques européennes en matière de financements de la formation médicale continue (FMC) ; financements des associations des médecins et des patients ; cadeaux, honoraires (pour des activités publicitaires/ commerciales), voyages et autres avantages dépassant un certain seuil.
L’association a aussi demandé si les firmes n’ayant pas de politique de déclaration publique envisageaient d’en adopter une et quand ; si la politique en question était globale ou régionale et quels en sont les détails régionaux ; enfin, si les firmes avaient l’intention de rendre ces informations publiques ou non.
Wyeth, Abbott et Bristol Myers Squibb (BMS) n’ont pas répondu. (En ces temps où la com’ et l’image font tout, ce n’est pas très bon pour les affaires de snober les usagers. Parce qu’ils pourraient se décider à snober à leur tour). Les firmes ont répondu généralement dans un style langue de bois, mais sans cacher qu’elles n’ont pas les mêmes obligations en Europe qu’aux Etats-Unis, et qu’elles n’ont pas l’intention de se contraindre d’elles-mêmes… Certaines parlent d’ « étudier la possibilité », de réfléchir à une possibilité de globaliser leur politique états-unienne, mais en termes tellement vagues, qu’on comprend aisément que ce n’est pas demain la veille…
Le texte sur la page de Consumers International contient pas mal de fautes, et on ne peut pas toujours voir s’ils citent ou s’ils résument les propos de telle firme. Nous avons suivi le texte pour les guillemets.
Extraits des réponses :
Astra Zeneca : « AZ explore la possibilité d’un cadre global qui rendrait compte du soutien que nous apportons aux associations de malades et à d’autres organismes dans le domaine de la santé partout dans le monde. Avec l’option de publication de ces informations, y compris quant aux engagements financiers, dans un délai raisonnable ».
GSK : « Ces paiements (financements de la formation médicale continue comme des associations médicales, cadeaux/ honoraires/ voyages) ne sont actuellement pas déclarés [en Europe], même si nous nous posons cette question dans certaines régions ».
Novartis: Compte tenu de ce qui précède (déclaration du soutien financier apporté à des associations de patients et mention dans les codes de conduite du rapport que notre société entretient avec des organisations médicales, etc.), nous pensons que nos opérations sont suffisamment transparentes et ne voyons pas quel pourrait être l’intérêt [d’apporter d’autres informations au] public.
Eli Lilly : « Quant aux financements/ paiements qui ont cours dans d’autres aires géographiques, Lilly envisage la possibilité de généraliser sa politique de déclaration publique [en vigueur aux Etats-Unis] ».
Merck : pas d’obligations européennes de déclarer publiquement les financements de la formation médicale continue et des organisations médicales ou alors les cadeaux/ honoraires/ voyages [offerts aux médecins].
Roche : « Au niveau européen global, nous n’avons pas d’engagements spécifiques équivalents [à ceux existant aux Etats-Unis]. Cependant, des informations équivalentes peuvent être déclarées localement, en fonction des lois et réglementations locales ».
Johnson & Johnson: « Nous avons une obligation de déclaration telle que la définit la législation et la réglementation de chaque pays dans lequel nous faisons des affaires. En plus de cela, nous allons envisager une façon d’implémenter aussi en dehors du marché états-unien une politique adéquate de déclaration publique ».
Sanofi-Aventis : « les financements sont déclarés au moyen de la mention « financement à des fins éducatives » [educational grant] partout où cela est nécessaire » (Sanofi-Aventis ne précise pas ce qu’on doit entendre par « partout où cela est nécessaire »). »
Commentaires
Johnson & Johnson dit parfaitement les choses: l’information est donnée lorsqu’elle est demandée, exigée par la législation et les autorités sanitaires. Pourquoi les firmes – qui font du commerce, rappelons-le au cas où il y aurait encore des gens qui l’ignorent – iraient-elles se tirer une balle dans le pied en déclarant des choses qui leur nuisent? Alors que personne ne leur demande quoi que ce soit?
Qu’on ne s’y trompe pas! La même chose vaut pour l’information sur les effets secondaires, les contre-indications, les interactions médicamenteuses, la balance bénéfices-risques, etc. Il suffit de prendre n’importe quel médicament autorisé aux Etats-Unis et en France et de comparer les RCP (résumé des caractéristiques du produit). La première objection étant que les RCP états-uniens sont en libre accès, alors que le Vidal est réservé aux médecins ou en accès payant. Les usagers français n’ont en guise de source d’information que… les sites financés par l’industrie pharmaceutique, à visée publicitaire et commerciale. Et des associations très souvent financées elles aussi, qui font l’apologie des leaders d’opinion en place, érigés quasiment en dieux.
Il faut reconnaître que les firmes disent elles-mêmes à qui veut l’entendre que l’information qu’elles donnent est différente d’un pays à l’autre, en fonction de ce qu’exigent – ou plutôt n’exigent pas – les lois de chaque pays.
Prenez l’exemple de Takeda Abbott Pharmaceuticals (TAP). A chaque fois qu’on veut accéder à un RCP complet publié sur son site, une fenêtre s’ouvre et le texte suivant s’affiche: « The following information is intended for use only by visitors to this site located in the United States. Countries outside the United States may have regulatory legal requirements or medical practices that are different than those in the United States and may require different or additional information. Therefore, this information may not be appropriate for use outside the United States« .
Ce qui veut dire: « Ces informations sont destinées uniquement aux lecteurs résidant aux Etats-Unis. D’autres pays peuvent avoir des exigences de réglementation juridique ou des pratiques médicales différentes de celles des Etats-Unis, ce qui demande des informations différentes ou supplémentaires. Par conséquent, ces informations peuvent ne pas être appropriées pour un usage en dehors des Etats-Unis ».
Comment justifie-t-on que le même médicament, produit par le même laboratoire, soit décrit en détail aux Etats-Unis et pratiquement pas du tout en France? L’explication principale est très simple: les laboratoires sont responsables devant la loi américaine et ne le sont pas devant la loi française. Pareil pour les médecins, d’ailleurs. En France, tout le monde se fiche de ce qui peut arriver. Et l’attitude paternaliste – qui colle parfaitement avec l’intérêt des firmes – fait qu’on ne veut surtout pas « inquiéter » l’usager en l’informant de ce qui risque de lui arriver. L’information sur les effets secondaires se rapproche dangereusement du niveau des chaussettes, tout comme l’action de notre pharmacovigilance… Après, on s’étonne que les Français consomment des médicaments comme des bonbons. Pourquoi pas, s’ils sont tellement sans danger??
Si le titre parle de l’Europe qui « talonne les Etats-Unis » sans les dépasser en matière d’irresponsabilité, c’est pour une seule raison : l’existence de la publicité directe aux consommateurs (direct-to-consumer advertising), qui n’est pas autorisée dans les pays européens. Mais notre chère Commission européenne fait tout pour que cette interdiction ne soit bientôt plus qu’une lettre morte. Quand les firmes pharmaceutiques seront considérées comme des sources fiables d’information apportée directement aux patients, l’Europe aura dépassé les Etats-Unis en matière de promotion irresponsable des médicaments. Les propositions de la Commission vont dans ce sens ; j’en ai parlé en reprenant les communiqués du Collectif Europe et Médicament dans ces notes.
Alors la publicité à destination des patients est-elle vraiment plus importante aux Etats-Unis ?
On peut en douter. Parce que la publicité directe – appelée pudiquement « information santé » – que les laboratoires apportent aux patients existe déjà en Europe, sous la forme des « campagnes d’information santé » qui nous amènent chaque mois un énième danger de santé public, tel le cholestérol, la ménopause, les papillomavirus humains (cf. Gardasil), l’ostéoporose, les caillots sanguins… Dangers qui nous guettent tous et contre lesquels il faut se prémunir en vidant les pharmacies. Les firmes n’ont pas besoin de nommer les médicaments. Une fois qu’elles ont fait une peur bleue aux patients en parlant de telle épée de Damoclès qui risque de les tuer à tout moment et en leur disant de s’adresser à leur médecin, parce que « des solutions existent », quel médecin pourra et saura s’opposer à cette « prévention »? A supposer qu’il veuille le faire et qu’il ne soit pas lui-même un rouage du pharmacommerce…
Faisons de la prévention pour qu’on meure non à cause de telle maladie, mais à cause des effets indésirables des médicaments qu’on aura pris pour l’éviter. On nous érigera une statue pour nous remercier d’avoir fait marcher le commerce et stimulé la croissance économique… Je sais que la ménopause n’est pas une maladie, et c’est tout le drame. Personne ne meurt d’une bouffée de chaleur ; par contre, des femmes meurent à cause du cancer du sein dû au traitement hormonal substitutif. « Traitement » d’une non maladie qui est toujours promu par l’AFEM (Association française d’étude de la ménopause), société savante lourdement financée par l’industrie pharmaceutique, à commencer par son président, le Dr. Rozenbaum, comme l’a montré ce documentaire de Canal+, commenté sur cette page. Images à consommer sans modération, contrairement aux « traitements » hormonaux substitutifs.
Vu les très faibles moyens d’action contre les cancers, il vaudrait mieux les éviter tant que possible, non ?
D’autre part, la publicité directe existe aussi sous une forme dissimulée, non déclarée et d’autant plus dangereuse qu’elle est au-dessus de tout soupçon de marketing et de business : il suffit de creuser un peu du côté de la majorité de toutes les associations de malades financées par les firmes. Mais nous autres, Européens, sommes les champions du déni, de l’illusion et de l’automystification : le silence, voire l’indignation vertueuse lorsqu’on aborde le sujet suffisent à nous faire croire que la corruption associative n’existe pas. Seuls les autres pays – ceux qui en parlent – seraient concernés. Quelques détails là-dessus sont disponibles dans les notes de la catégorie Conflits d’intérêts / corruption des associations.
Saluons, ici encore, les efforts d’investigation de la presse allemande (pour donner un exemple européen), qui a publié des enquêtes sur des associations corrompues, chose impensable en France. Mais il est certain que nous n’avons ni des journalistes d’investigation, ni des chiens de garde, ni des hommes politiques, ni un cadre juridique et législatif capables de faire avancer les choses.
Ni une presse médicale indépendante à la hauteur des défis. C’est le cas de le dire, vu que les cercles médicaux indépendants souffrent d’agoraphobie et font des dermatites de contact ou d’autres formes d’allergie lorsqu’elles parlent à des usagers. Il faut rester entre soi, comme la médecine l’a toujours fait. Et on a bien vu où cela nous a mené. C’est pourtant de l’attitude des usagers que dépend le maintien ou le changement du système. Il faut leur donner les moyens de l’empowerment, pas les snober. Ni créer des réseaux où les orgueils l’emportent sur la cause. Je pense notamment à l’exclusion de l’excellent Martin Winckler de la revue Prescrire, parce que l’ego de Gilles Bardelay (l’ancien directeur) était plus important que l’intérêt général.
Avis à tous ceux qui perpétuent aujourd’hui encore les mêmes pratiques dictatoriales, de paternalisme, de censure et d’exclusion, tout en parlant de démocratie et d’éthique. En quoi diffèrent-ils des médecins corrompus, du point de vue du patient lambda? De ces médecins qui savent tout et délivrent la vérité médicaments en main ? Les patients n’ont qu’à obéir, dans un cas comme dans l’autre. Pourqoui échangeraient-ils une dépendance contre une autre? C’est triste de voir cette autarcie médico-médicale persister. Et les cercles médicaux indépendants vouloir faire du changement avec les méthodes de la faillite, du nouveau avec de l’ancien.
Non, il n’y a pas d’amélioration. Les choses semblent même empirer en France, depuis que ce pays a un président qui veut amputer le droit des affaires pour ne pas gêner les profits. Et des hommes politiques qui mélangent privé et public, au mépris de toute notion de conflits d’intérêts.
Et ce n’est pas le « code de déontologie » du LEEM qui va changer les choses. Que le LEEM parle de « déontologie », associant celle-ci au commerce des firmes, voilà qui revient à en prostituer le concept. Ce n’est pas non plus le fichier FIDES de l’Afssaps qui va faire avancer les choses, d’ailleurs. (Le FIDES étant un formulaire de déclaration non obligatoire d’intérêts des « experts » de notre agence d’(in)sécurité sanitaire). Il faut des moyens de contrôle, de dissuasion et de répression des dérapages. Ce n’est pas non plus la très pompeuse Commission de transparence de la Haute autorité de santé… Nous avons dit ce que nous pensions de nos « autorités » sanitaires – qui font un excellent travail du point de vue de l’industrie – surtout dans la note reprenant une caricature : Les experts, les autorités sanitaires et la pompe à fricaments.
Seuls les appelations, les mots sont très « hauts » chez nous, pour cacher la misère de la basse cour dans laquelle fleurissent les affaires des « autorités médicales » – au sens que leur donnent Skrabanek et McCormick comme au sens de « leaders d’opinion ».
Elena Pasca