Conflits d’intérêts: Enquête du journal « Der Beobachter » sur le financement des associations de patients par l’industrie pharmaceutique

Le journal suisse Der Beobachter, édité par Axel Springer, se définit comme une composante d’une plateforme plus large de défense des corruption Frapru Canada.gifconsommateurs. Dans son numéro du 20 août 2008, Christoph Schilling signe un article remarquable sur les conflits d’intérêts résultant des liens financiers des associations de patients avec l’industrie pharmaceutique : « Patienten-Organisationen: Geldspritzen von der Pharma » (Associations de patients sous perfusion financière de l’industrie pharmaceutique).

Les affirmations sont étayées par une enquête édifiante auprès de plusieurs associations, donc par des chiffres et par des propos de responsables associatifs. Le texte se passe de commentaires. Pharmacritique vous propose une traduction intégrale, avec l’aimable autorisation de la rédaction.

[NdT: Pour évaluer les montants cités : le taux actuel de change est de 1,49 francs suisses (CHF) pour un euro].

« Associations de patients sous perfusion financière de l’industrie pharmaceutique »

« Les firmes pharmaceutiques injectent beaucoup d’argent dans les associations de malades. En apparence, il s’agit de les éduquer, mais cette façade cache une arrière-pensée : inciter les patients ainsi « informés » à demander à leurs médecins les médicaments d’ordonnance les plus récents.

Stefan Wild n’aime pas le mot « sponsoring ». Ce dirigeant de la firme MSD [Merck Sharp & Dohme] l’a même supprimé de son vocabulaire. C’est un mot qui renvoie trop à des arrière-boutiques et à des affaires conclues dans l’ombre, en plus de sentir les chaussettes sales. Wild préfère des termes plus policés tels « information » ou «promotion des compétences en santé », par exemple. Selon son argumentaire, «Tout le monde connaît la puissance de sa voiture et le nombre de ses cylindres. Mais en sait-on tout autant sur son propre moteur ? Que connaît-on de la tension artérielle, du taux de cholestérol, des capacités respiratoires, de la densité osseuse ? » Ce qui voudrait dire que le financement des associations n’aurait d’autre but que l’information et l’éclairage des patients. Cela semble noble et ressemble à une main tendue.

Il est étonnant d’apprendre à quel point financer une telle éducation prétendument désintéressée vaut la peine pour les firmes ; on peut le voir à travers les sommes d’argent déjà injectées. Une recherche auprès de deux douzaines d’associations de patients choisies au hasard – qui sont donc des lieux d’accueils des patients souffrant de telle ou telle maladie -, montre que certaines de ces organisations reçoivent chaque année plusieurs centaines de milliers de francs suisses de la part de l’industrie pharmaceutique. Ces sommes peuvent même représenter le gros du budget de certaines : ainsi, l’association « Désir d’enfant » est financée à 90% par l’industrie, l’Union suisse des patients douloureux à 75%, la plateforme informative pour migraineux « nomig – Action contre les maux de tête » à 50% .

ENQUETE AUPRES DES ASSOCIATIONS DE PATIENTS

Voilà ce qu’elles reçoivent de l’industrie pharmaceutique

Association          Montant perçu en 2007 (francs suisses)     En % du budget

Ligue suisse contre le cancer

596.000

2%

Ligue suisse contre les rhumatismes

270.000

8%

Société suisse Sclérose en plaques

248.000

2%

Association Allergie, Peau et Asthme

*246.000

<10%

Aide HIV Suisse

180.000

0,2%

Parkinson Suisse

161.000

7%

Société suisse de diabète

119.000

6%

Ligue suisse des affections pulmonaires

86.000

1%

Association Polyarthrite Suisse

75.000

24%

Association Alzheimer Suisse

57.500

1%

Société suisse Incontinence

40.000

22%

Société suisse Psoriasis et Vitiligo

38.450

18%

Association Maladie de Crohn

**35.000

20%

Association Désir d’enfant

32.000

90%

Retina Suisse

20.000

10%

Fondation suisse des affections cardiaques

20.000

5%

Action nomig: Information pour migraineux

15.000

50%

Groupe d’aide Myélome Suisse

12.000

44%

Société suisse des affections musculaires

5.000

<1%

Association des patients coeliaques

400

0,2%

Union suisse contre la douleur

Pas de données

75%

* * Incluant le sponsoring des industries cosmétique, électronique et agro-alimentaire

** Montant moyen

Source : Enquête du Beobachter, données fournies par les associations. Il s’agit de sommes perçues à titre du sponsoring ou, dans de très rares cas, de dons partiels.

Cette étreinte des associations par l’industrie pharmaceutique n’a pas grand-chose à voir avec l’amour du prochain, mais tout à voir avec les chiffres de ventes et le retour sur investissement, d’autant plus que les laboratoires n’ont pas le droit de faire de la publicité directe pour les médicaments de prescription. Ou du moins pas directement auprès des consommateurs. C’est pourquoi les visiteurs médicaux se sont employés jusqu’ici à envoûter les médecins et les prendre au piège de la publicité pour les nouveaux médicaments. « C’est autour de 75.000 francs suisses par médecin libéral et par an que l’industrie investit à cet effet », écrit le Pr Gerd Glaeske de l’université de Brême, dans son étude sur « L’influence du complexe pharmaco-industriel sur les associations de patients ». Un poste considérable de dépenses. Alors pourquoi ne pas recourir à un moyen moins cher et se faciliter la tâche en s’assurant un accès direct aux patients à travers leurs associations ?

Objectif : faire des associations de patients des alliées

Des représentants associatifs confirment ces suppositions. « L’industrie pharmaceutique a changé de stratégie : elle ne cible plus uniquement les médecins, mais aussi directement les patients », affirme  Vreni Vogelsanger de la Fondation Kosch, qui fédère les associations suisses de malades. L’économiste de la santé Gerhard Kocher, de Bern, va encore plus loin : « La nouvelle stratégie vise à transformer les associations de patients en alliées des firmes pharmaceutiques ». Mais pourquoi faire ? « Les firmes veulent propager l’idée que toute maladie se soigne par des médicaments – et d’abord par les leurs », ajoute Kocher, qui est aussi président d’honneur de la Schweizerische Arbeitsgemeinschaft für Patienteninteressen (SAPI [NdT : Société suisse de défense des intérêts des patients]).

Et l’intermédiaire le plus adéquat pour propager cette idée, ce sont les associations de patients, puisqu’elles ont un accès direct aux malades. Ceux-ci leur demandent conseil précisément parce que les associations sont réputées être indépendantes et avoir un regard critique. Ainsi, la Ligue des maladies rhumatismales a entrepris autour de 5.000 actions de conseil des malades et de leurs familles ; quant à la Ligue des diabétiques, elle est le point de chute des 300.000 Suisses qui souffrent de cette maladie. Les associations ont une réputation d’indépendance, parce qu’elles sont financées en grande partie par les cotisations des memb
res, des dons et des subventions publiques. Mais que reste-t-il de cette indépendance si elles succombent – manifestement de plus en plus souvent – aux avances de l’industrie pharmaceutique ?

Les fabricants de pilules ont donc beau jeu de renchérir dans le sponsoring, que ce soit en finançant des brochures, des événements, des sites Internet, et de temps à autre aussi un tournoi de « Golf-Charity » ou un « Event » dans le jardin zoologique pour enfants de Rapperswil. Rien de cela n’est sans contrepartie : les sponsors sont nommés et représentés par des logos. Les firmes obtiennent aussi la possibilité d’intervenir dans l’élaboration des programmes des débats, lors desquels des représentants des firmes informent les patients sur les nouveaux traitements disponibles, qu’ils présentent selon leur point de vue, bien entendu.

La publicité déguisée ou Le loup dans la peau du mouton

Ce faisant, il arrive qu’associations et firmes écornent sérieusement l’interdiction de la publicité directe. Parce que comment prétendre qu’il puisse s’agir d’autre chose que de publicité lorsqu’on lit ceci dans la brochure d’information sur l’asthme, élaborée par la Ligue des affections pulmonaires : « Les nouvelles combinaisons thérapeutiques, qui contiennent à la fois un bronchodilatateur et des corticoïdes, ont une efficacité particulièrement grande. (…) Les patients souffrant d’un asthme allergique sévère, qui ne sont pas suffisamment améliorés par les médicaments à inhaler, peuvent bénéficier d’un produit anti IgE ». L’intention est claire : inciter les patients à demander une prescription pour le médicament le plus récent, souvent plus cher, qu’on leur a appris à apprécier. On apprend quand même à la toute dernière page que « cette brochure n’a pu être réalisée que grâce au soutien généreux des sponsors », et notamment des firmes Astra Zeneca, Glaxo Smith Kline et Novartis. Mais le lecteur ne sait pas que Astra Zeneca, GSK et Novartis commercialisent des médicaments antiasthmatiques. On ne lui dit pas non plus que la Ligue des affections pulmonaires a reçu en 2007 des financements de firmes pharmaceutiques d’un montant de 86.000 francs suisses.

Ou alors peut-on y voir autre chose que de la publicité, lorsqu’on lit ceci sur le site Internet de « L’action contre les maux de tête », à la rubrique « Des experts répondent aux questions des patients : « Beaucoup de personnes souffrant de migraine peuvent vaquer à leurs occupations et se sentir relativement bien, voir très bien grâce aux triptans » (NdlR : il s’agit d’un principe actif contenu dans plusieurs antimigraineux) ?

Selon le tribunal fédéral helvétique, de tels éloges sont interdits. Lors d’un verdict rendu en 2006 par cette juridiction suprême, les juges ont déclaré à l’unanimité que la firme Pfizer avait violé l’interdiction de la publicité en évoquant des médicaments contenant justement des triptans dans une brochure envoyée à des patients.

« Créer des besoins artificiels »

Mais pourquoi la publicité pour les médicaments d’ordonnance pose-t-elle problème ? « La publicité pour les médicaments crée chez beaucoup de personnes, qui n’ont aucun besoin d’un traitement, des besoins artificiels. Elles voient la publicité et accourent chez leur médecin pour lui demander de leur prescrire le médicament en question », dit le pharmacien Markus Fritz, qui dirige l’Institut suisse d’information sur le médicament (SMI : Schweizerische Medikamenten-Informationsstelle), basé à Bâle. Et c’est nous tous qui en payons le coût sous forme de cotisations sociales plus élevées.

L’industrie pharmaceutique rejette l’idée que ses financements ne viseraient que l’augmentation du chiffre d’affaires de ses nouveaux médicaments. Parlant pour la firme Merck Sharp & Dohme (MSD), Stefan Wild tient l’argumentation suivante : il est très important de ne pas oublier que seuls les patients qui ont déjà un diagnostic médical sont approchés par les firmes. « Lorsque tel patient prend l’un de nos médicaments, nous avons intérêt à ce qu’il sache ce qu’il prend et comment suivre correctement son traitement ».

Cela paraît logique, mais ne suffit pas à nous égarer. L’argumentation des juges fédéraux est très claire : l’interdiction de la publicité directe pour les médicaments vise à empêcher que les patients aillent voir leurs médecins avec une idée précise en tête : exiger la prescription d’un médicament spécifique. Selon l’autorité de régulation Swissmedic, cette interdiction vaut aussi pour les associations des patients. Et il suffit de regarder d’un peu plus près pour que la belle image de la firme désintéressée qui ne cherche qu’à éduquer les patients se désintègre elle aussi. Ainsi, la firme Merck Sharp & Dohme (MSD) a soutenu financièrement quatre associations de patients souffrant d’affections pulmonaires, de HIV et de diabète, leur versant 37.000 francs suisses. Or Merck Sharp & Dohme produit des médicaments utilisés dans ces maladies.

La firme Novartis ne veut pas répondre à la demande du Beobachter de détailler les sommes versées au titre du sponsoring des associations de patients. Elle se contente de publier leur nom sur un site Internet : il y en a 15 actuellement en Suisse.

Les associations ne sont pas très à l’aise

Il existe déjà des agences spécialisées en relations publiques, telles l’Institut de médecine et de communication (Institut für Medizin und Kommunikation, IMK), qui offrent leurs services sur Internet en précisant : « Les firmes pharmaceutiques sont soumises à une interdiction de s’adresser directement au public pour parler de leurs produits. Elles doivent passer par les médecins. Mais nous testons d’autres modalités. (…) Nous vous invitons à nous confier la recherche ainsi que la prise de contact et l’entretien des relations avec un groupe de sponsors ».

Lorsqu’on contacte les associations de patients pour les interroger sur les sommes exactes, on se rend compte qu’elles ne sont elles-mêmes pas très à l’aise avec cette manne financière qui leur vient de l’industrie. Ainsi, la Société suisse des patients céphalgiques n’a pas voulu nous dire si elle recevait des financements et si oui, de quel montant. D’autres n’ont répondu qu’après des insistances et des demandes répétées. La ligue contre le cancer a commencé par répondre très vaguement, en disant que le sponsoring dont elle bénéficie est « insignifiant, pour ne pas dire négligeable ». En insistant, nous avons appris qu’il ne s’agissait effectivement que de 2% de son budget annuel ; cela dit, les 600.000 francs suisses en question ne sont pas ce qu’on pourrait appeler une somme négligeable.

En acceptant le sponsoring, les associations de patients risquent de dériver en
eaux troubles, de salir leur réputation et de se réduire à un rang d’exécutants de l’industrie pharmaceutique, mis en avant [pour des raisons stratégiques]. Car le sponsoring implique des contreparties et entraîne donc des dépendances. Stéphanie Mörikofer, qui a présidé jusque récemment la Société suisse de diabète, avoue que « sans le sponsoring industriel, cette association devrait renoncer à ses activités d’information ».

Des directives strictes sont censées encadrer ces financements. La Société suisse de défense des intérêts des patients (Schweizerische Arbeitsgemeinschaft für Patienteninteressen) a élaboré un code régissant les modalités du sponsoring. Mais une représentante de cette Société, Vreni Vogelsanger, affirme en toute lucidité : « Nous ne vérifions pas [la conformité avec le code], et n’avons de toute façon pas la possibilité d’imposer des sanctions. » Il y aurait une alternative, selon elle : que les firmes fassent des dons sans attendre de contreparties, donc sous forme d’un cadeau sans conditions. La firme Sandoz a ainsi fait en 2004 un don de 100.000 à la Fondation Kosch. « Malheureusement, ce cas est unique », déplore Vogelsanger.

Comment les associations de patients tentent de rester propres

La Schweizerische Arbeitsgemeinschaft für Patienteninteressen (SAPI) voudrait continuer à recevoir un soutien financier des firmes pharmaceutiques tout en évitant les abus, et ce par la conformité aux directives, donc en imposant des restrictions. Ainsi, l’association qui reçoit l’argent doit pouvoir continuer ses activités après le retrait des sponsors. Ceux-ci ne doivent pas faire partie des dirigeants – ou alors ils ne doivent pas dépasser les 20%. Ils n’ont pas le droit de mettre en avant les médicaments des firmes qu’ils représentent ou privilégier certains traitements au détriment des autres.

Avoir au moins deux sponsors, par exemple lors de réunions d’information ou pour l’élaboration de brochures – voilà le moyen par lequel certaines associations essaient de ne pas dépendre d’une seule firme. D’autres cherchent des sponsors issus de domaines divers, tels l’électronique, l’industrie pharmaceutique, mais aussi celle cosmétique ou agroalimentaire, comme dans le cas du Centre suisse des affections allergiques, cutanées et asthmatiques. Il n’y a pratiquement plus de financement par une seule firme. La Ligue contre le cancer limite le sponsoring à des projets bien définis, ce qui fait qu’elle « ne dépend pas d’un financement exclusif et n’a pas à accepter la présence de la publicité pour des produits de l’industrie lors de manifestations publiques », nous déclare-t-elle.

Les associations garantissent souvent par contrat l’indépendance des contenus abordés. Pratiquement toutes les associations de patients interrogées affirment qu’elles décident seules du contenu des brochures informatives. L’Union suisse des polyarthritiques souligne qu’elle ne communique pas d’adresses et de données concernant ses membres sans leur accord préalable. »

Illustration ajoutée par Pharmacritique : Frapru Canada

Elena Pasca

Copyright Pharmacritique pour la traduction française et les commentaires

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