Le New England Journal of Medicine vient de tirer la sonnette d’alarme sur un sacré coup juridique que projette l’industrie pharmaceutique en prétendant que la préemption s’applique à elle en cas d’effets indésirables et autres problèmes de sécurité causés par ses produits. On l’a déjà dit dans ces pages : les républicains américains et Bush en personne sont des fidèles alliés de l’industrie pharmaceutique à laquelle ils cherchent à faire cadeau après cadeau… En ce moment même, la FDA préconise d’autoriser les firmes à faire de la publicité pour un usage hors AMM des médicaments, donc pour inciter les médecins à prescrire ceux-ci en dehors des indications autorisées par l’agence du médicament sur la base de « preuves » issues d’essais cliniques et d’études. (Les médecins peuvent prescrire hors AMM, et le font très souvent, mais la publicité est interdite à cause des dangers qu’une telle utilisation comporte). La question n’est pas encore tranchée (on y reviendra).
L’industrie soutenue par l’administration Bush tente un coup qui, combiné à l’autorisation de la publicité hors AMM, pourrait être fatal à quasiment tout ce que les Etats-Unis ont d’exemplaire en matière de régulation législative et juridique de l’activité des firmes pharmaceutiques. Et l’industrie sera complètement hors d’atteinte, au-dessus des lois, inattaquable, comme elle l’est en France, par exemple. Où elle n’a pas à rendre des comptes, ni à l’Etat ni aux victimes. Elle sera déclarée d’emblée non responsable… L’explication :
Lors de la prochaine session, la Cour suprême des Etats-Unis aura à se prononcer sur l’application ou non de la préemption dans la réglementation législative et juridique de la filière du médicament.
C’est un enjeu crucial. L’industrie pharmaceutique, largement soutenue par l’administration Bush, voudrait que la doctrine de la préemption s’applique à elle, tout comme elle s’applique déjà aux fabricants de vaccins.
La préemption veut dire qu’une réglementation fédérale l’emporte sur toute loi/ réglementation locale (sachant que les divers Etats américains peuvent avoir des approches très différentes). Une fois qu’une instance fédérale aurait autorisé quelque chose, les industriels seraient définitivement exonérés de toute responsabilité juridique et pénale en cas de problème. La doctrine de la préemption a un but précis : empêcher toute action en justice, qu’elle soit fédérale ou locale. Si la Cour suprême étend la préemption à l’industrie pharmaceutique, cela veut dire concrètement qu’une fois que la FDA (l’agence fédérale américaine de sécurité sanitaire) aura autorisé un médicament, le fabricant n’aura plus aucune responsabilité quel que soit le problème sanitaire engendré par le médicament et quels que soient les effets indésirables et les conséquences. Les victimes n’auraient plus aucune possibilité de contester l’autorisation de mise sur le marché ; elles se verraient de facto privées de tout recours, soulignent Leonard H. Glantz et George J. Annas dans un article en accès libre paru dans le New England Journal of Medicine en date du premier mai 2008 : The FDA, Preemption, and the Supreme Court
Les républicains n’ont pas cessé de mettre des bâtons dans les roues à l’arsenal juridique et législatif permettant à l’Etat et aux victimes de telle industrie de demander des comptes et d’obtenir réparation. Certains excès du système de « class action » (recours collectif en justice) et les pratiques douteuses d’avocats sans scrupules ont aussi influencé l’opinion publique, dont une partie pense que cette liberté juridique est un frein important à l’activité économique, puisque telle entreprise risque de payer d’énormes dommages et intérêts en cas de culpabilité reconnue par un jury populaire. L’exemple le plus connu est celui des amendes colossales payées par les producteurs de tabac et par l’industrie pharmaceutique.
Il est certain que l’application de cette disposition légale et juridique a connu quelques abus, largement repris par la vulgate néolibérale pour tenter de discréditer tout en bloc, sans aucune nuance. Ces excès ont aussi été largement médiatisés en France, pour entretenir une méfiance injustifiée à l’égard des recours collectifs en justice et empêcher leur introduction en droit français. Une telle possibilité est discutée au niveau européen. Ces abus sont extrêmement rares aux Etats-Unis, et les juges et autres instances de justice ont la possibilité de les corriger. Mais on ne parle pas de cette possibilité, n’est-ce pas ? Comme on ne parle pas du fait que cette disposition est une arme très puissante de dissuasion. Elle incite les industriels de toute sorte à prendre en compte les conséquences potentielles de leurs actes et d’éviter les pratiques trop risquées. C’est aussi simple que cela : une incitation à la responsabilité, ce qui est le rôle de la loi ; et une possibilité d’obtenir reconnaissance d’un tort et réparation, ce qui est le rôle de la justice… Mais réfréner ne serait-ce que d’un millimètre une activité économique est un crime, dit le néolibéralisme. Sous-entendu : peu importe quel type d’activité et quelles en sont les conséquences.
Comment peut-on penser un seul instant que l’agence du médicament serait infaillible ? Que l’autorisation (AMM) qu’elle donne vaudrait une fois pour toutes et offrirait des garanties suffisantes de sécurité ?? Avec tous les exemples que nous avons vu, y compris très récemment, c’est de l’idéologie et rien que de l’idéologie de faire croire une telle chose. On ne compte plus les cas de conflits d’intérêts des experts des agences de sécurité sanitaire, le manque de transparence dans la prise de décision, la manipulation de la recherche médicale et de l’information médicale dans son ensemble. (Inutile de préciser que cela vaut tout autant pour la France).
Il suffit de lire la note précédente, la traduction de l’éditorial de JAMA sur l’affaire du Vioxx et toute la série de manipulations qui a mené à des dizaines de milliers de morts, pour voir ce qu’il en est des décisions d’une FDA qu’on voudrait nous présenter tout d’un coup comme omnisciente et capable de tout contrôler… FDA qui n’a pas hésité à faire taire ses propres experts, comme on l’a vu avec le Vioxx, avec Avandia et d’autres. David Graham pourrait en dire long : il s’agit du lanceur d’alerte dans les deux cas, qui bénéficie de la protection explicite du sénateur Charles Grassley. Celui-ci mérite d’être mentionné encore et encore, parce qu’il se bat contre son camp (républicain – nom de la droite américaine) pour mettre de l’ordre à la FDA, prévenir et/ou réprimer les dérapages de l’industrie pharmaceutique. C’est lui qui a introduit au Sénat américain la proposition de loi de transparence – « sunshine law » – visant à rendre publics tous les paiements, cadeaux et privilèges offerts aux médecins par l’industrie pharmaceutique. Une autre proposition a été faite par les démocrates à l’Assemblée. Et une pétition est en cours pour soutenir ces deux projets de loi, connus sous le nom de « Physician Payments Sunshine Act ».
Les auteurs de l’article du NEJM ne semblent pas se faire d’illusions quant à la Cour suprême… A juste titre, parce que c’est une instance dominée par la droite la plus conservatrice qui soit. Mais ils espèrent que le Congrès aura son mot à dire, parce que, disent-ils, lui seul aurait la légitimité de conférer ou non un statut de préemption. Au cas où l’industrie obtient satisfaction, la documentation, les délibérations et les échanges entre la FDA et les firmes pharmaceutiques ne pourront plus être rendus publics, comme c’est le cas actuellement lors des procès, qui permettent de faire la lumière y compris sur les dimensions scientifiques. Pour essayer de compenser, il faudra alors invalider la législation sur le secret industriel en matière de sécurité des médicaments. Le secret de production, la propriété intellectuelle, comme on veut l’appeler. C’est le prétexte dont se sont toujours servi les firmes pour cacher les tares de leurs médicaments ou dispositifs médicaux. S’il n’y a plus aucune possibilité de contestation une fois que le dieu FDA donne sa bénédiction, alors il faut intervenir avant que dieu parle. Et les auteurs de proposer que toute la documentation que les firmes pharmaceutiques envoient à la FDA en vue de l’homologation d’un produit puisse être rendue publique avant la décision de l’agence. Que le public et le Congrès étudient in extenso l’ensemble des do
nnées…
On a du mal à imaginer ce que cela pourrait donner. Reste à espérer un miracle, tout en sachant que ce n’est pas le dieu FDA ni son vicaire de la Cour suprême qui sont susceptibles d’en être l’origine… Est-ce qu’on va bientôt voir l’industrie pharmaceutique se voir conférer une totale immunité juridique et pénale ? Pas d’imputabilité, pas de responsabilité, pas de culpabilité… On dirait que je parle d’un fou, certainement pas de tout un système qui se veut rationnel et scientifique. Seul un fou est non responsable – irresponsable! – de ses actes. Mais les fous, on les enferme.
Des détails sur les tenants et les aboutissants juridiques sur ce site d’un cabinet d’avocats spécialisés dans les procès contre les firmes pour des raisons d’effets indésirables: Key Pharma Preemption Ruling in Third Circuit.