Quelques commentaires avant la traduction de l’éditorial du New York Times en date du 14 avril: Les dangers de la préemption. Nous avons abordé la préemption dans cette note, à partir d’un article du New England Journal of Medicine.
A partir de l’exemple concret du patch contraceptif Evra (appelé Ortho Evra aux Etats-Unis), le New York Times met en évidence des schémas répétitifs de l’industrie pharmaceutique, qui cherche par tous les moyens à échapper à la responsabilité, à débrider totalement le commerce, sans se soucier des conséquences. La répétition concerne aussi la droite, alliée traditionnelle des firmes et ayant le même objectif: détruire tout garde-fou juridique qui pourrait gêner la maximisation des profits. Les politiciens de droite cherchent à forger un « bouclier » juridique pour protéger l’industrie de toute action et réaction en justice. Le bouclier est très à la mode, ces temps-ci, à croire que nous sommes revenus au Moyen-âge… Ou peut-être n’en sommes-nous jamais sortis, comme le pense l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger justement en parlant des prétentions de la science… Enfin, la (compulsion de) répétition concerne aussi l’agence de sécurité sanitaire, et le journal ne cache pas ce qu’il en pense…
Toute analogie avec la situation française est légitime. Et si quelqu’un pense que la préemption n’est qu’une lubie américaine de plus, qu’il/elle se demande pourquoi cette question n’est même pas théorisée en France : elle est étouféee avant même d’être posée publiquement. Les victimes n’ont ni bouclier ni cheval. Et une fois à terre, elles y restent et sont priées de ne pas gémir, parce que cela troublerait la bonne marche des affaires.
Il y a dans notre pays une préemption bien plus forte et déjà réalisée qui fait qu’aucune action en justice n’est possible, que tout le monde se fout des conflits d’intérêts, que les firmes n’ont aucune obligation d’information détaillée, etc. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les notices et RCP français et américains de n’importe quel médicament et de demander quelle justice ont obtenu les victimes de telle ou telle catastrophe sanitaire… La préemption française est celle qui fait que nous ayons eu un bouclier radioactif: le nuage de Tchernobyl a contourné la France. Et que personne n’est responsable de rien. La même préemption bien ancrée dans les têtes fait que « si vraiment ce médicament avait tous ces effets indésirables, il n’aurait pas été autorisé par l’Afssaps et recommandé par le Pr X »… Elle est bien plus efficace, notre préemption hexagonale, non ? Pas besoin de loi pour l’imposer. Elle n’occupe pas nos juges et n’est même pas contestée.
Et voici la traduction de l’éditorial du New York Times:
« L’industrie pharmaceutique et ses bons copains dans l’administration Bush travaillent dur pour empêcher les consommateurs d’obtenir réparation en justice pour des dommages corporels causés par des médicaments homologués par les autorités fédérales. La Cour suprême pourrait binetôt se porter à leur secours, elle qui a déjà rejeté beaucoup de plaintes concernant des dispositifs et des médicaments défectueux.
Si cette doctrine légale perverse, connue sous le nom de préemption fédérale, continue à s’étendre, le public sera privé d’un outil vital pour réprimer les excès des firmes pharmaceutiques et obtenir la documentation qui révèle leurs machinations.
Les dangers ont été clairement exposés par un article de Gardiner Harris et Alex Berenson, paru dans le New York Times du 6 avril [cf. lien à la fin de cette note]. Ils relatent comment la firme Johnson & Johnson a occulté le fait que le patch contraceptif Evra contient beaucoup plus d’oestrogènes que les contraceptifs habituels, ce qui augmente le risque de caillots sanguins [thrombo-embolie] et d’accidents vasculaires cérébraux. Plus de 3.000 femmes et leurs familles ont intenté une action en justice contre la firme.
Johnson & Johnson se défend devant les juges en affirmant que la plainte n’est pas admissible, parce que le patch et la description de ses caractéristiques ont été approuvés par la FDA [agence américaine du médicament], l’autorité présumée en matière de sécurité d’emploi des médicaments. Mais ce qui fait désordre, c’est que Johnson & Johnson semble avoir fait de son mieux pour induire en erreur la FDA, comme le montrent certains documents de la firme qui ont pu être portés à la connaissance du public à la suite des procès.
La principale étude sur Evra, faite par Johnson & Johnson en 1999, a conclu que le patch libérait une quantité relativement élevée d’oestrogènes dans la circulation sanguine. Un représentant de la firme a résolu ce problème désagréable et inattendu en appliquant un « facteur de correction » pour diminuer les chiffres de 40%. L’argumentation étant que la correction était justifiée parce que le corps métabolise différemment les hormones provenant de patchs et celles provenant de comprimés. Mais la firme n’était pas disposée à reconnaître ce qu’elle avait fait. Le « facteur de correction » n’a été mentionné qu’une seule fois dans une documentation de 435 pages adressée à la FDA, et même là, il n’apparaissait que dans une formule mathématique compliquée. Ce facteur n’a pas non plus été mentionné en 2002, lors de la publication de l’étude.
La FDA a exigé entre-temps des changements du RCP [résumé des caractéristiques du produit], se basant sur des preuves selon lesquelles les femmes utilisant des patchs ont des risques plus élevés de développer des caillots sanguins graves, en comparaison avec celles qui ont recours à des contraceptifs sous forme de comprimés. Et pourtant, Johnson et Johnson continue à clamer qu’Evra est un moyen contraceptif efficace et ayant un bon profil de sécurité.
Quoi qu’il en soit dans le cas présent, ce serait une erreur de se baser uniquement sur le jugement de la FDA. L’agence manque de scientifiques expérimentés. Si une firme enfouit une information importante profondément dans les entrailles d’une documentation, l’agence du médicament pourrait ne pas la détecter ou ne pas en saisir la signification. Les patients qui ont subi des dommages corporels à cause de fabricants malhonnêtes ne devraient pas être privés du droit de les poursuivre en justice. »
En complément d’information, cet article du New York Times en date du 6 avril 2008, mentionné plus haut et intitulé « Les fabricants de médicaments se rapprochent de leur vieux rêve : le bouclier juridique ».
Et la réponse de la filiale de Johnson & Johnson en charge d’Evra aux Etats-Unis: Ortho McNeill.
PS / Petite annonce: cherche journal et journalistes français capables de faire preuve d’une capacité semblable à assumer leur fonction sociale. Qui n’est pas celle de faire des dépêches lisses et aseptisées ni de la publicité, surtout sans contradicteurs. Oups! autant préciser que je parle du New York Times, pas du service « relations publiques » de la firme J & J.