Entre idéologies et industries, quelle place pour la décision citoyenne en bioéthique ?

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Ce texte est une version largement augmentée d’un article paru le 1er septembre 2011 dans le journal Le Monde. Il évoque les arguments, pressions, décisions législatives sur la procréation assistée en France, le pays le plus engagé dans les débats de bioéthique depuis bientôt 30 ans. Il avance des propositions pour une vision plus audacieuse : prévoir les techniques, évaluer préventivement leurs effets, harmoniser des principes durables pour l’espèce…en mettant le citoyen au centre du dispositif.

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Jacques Testart est biologiste et agronome, directeur de recherche honoraire à l’INSERM. Sa biographie est accessible sur cette page

Spécialisé dans la procréation, il est « auteur des premières « mères porteuses » chez les bovins (1972), puis, avec son équipe biomédicale, des premiers succès en France de fécondation in vitro humaine (1982), congélation de l’embryon humain (1986), FIV avec injection du spermatozoïde (1994) ».

Une démarche d’autoréflexion critique, comprenant, outre sa responsabilité de scientifique, la prise en compte des conséquences éthiques et humaines de ses travaux, a mené Jacques Testart à un questionnement global des risques technologiques et de l’emprise quasi-totale des technosciences sur la science et la recherche. Il souligne dans ses écrits et ses activités associatives l’impératif qu’est la création d’un tiers secteur scientifique, l’encadrement éthique de ces domaines, leur démocratisation et appropriation par des citoyens qui doivent traduire en actes leurs capacités décisionnaires.

Cela ne saurait se faire sans la mise en place de formes de démocratie participative et de débats citoyens en connaissance de cause, où les avis se construisent dans le dialogue et sur la base d’expertises multiples, contradictoires, multidisciplinaires, transparentes… De tels débats doivent être prévus avant toute décision politique d’implémentation de telle nouvelle technologie, pour qu’ils ne servent pas d’alibi pseudo-démocratique, comme c’est le cas avec les « débats » actuels organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP). La décision politique s’étaie sur cette décision citoyenne éclairée, qui est l’une des formes d’expertise citoyenne promue par la Fondation Sciences Citoyennes, dont Jacques Testart est président et co-fondateur. Ces débats doivent être organisés sous une forme précise (conventions de citoyens, évoquées dans le texte), selon des méthodes éprouvées et respectées à la lettre, afin d’éviter tout biais, conflit d’intérêts et influences extérieures et ne dégager que des intérêts universalisables, participant à la construction de l’intérêt général.

Ces aspects et les autres axes de la pensée de Jacques Testart et de Sciences Citoyennes (protection des lanceurs d’alerte, conflits d’intérêts, lobbying…) traduisent par ailleurs la conception républicaine et morale du citoyen autolégislateur, qui ne s’arrête pas devant des barrières créées par l’hyperspécialisation très profitable aux lobbies et groupes de pression.

Jacques Testart se définit comme un critique de science. Outre les débats dans le cadre associatif et scientifique, les auditions ainsi que de nombreux articles, dont certains sont accessibles sur son site, sa pensée s’est traduite dans près d’une vingtaine d’ouvrages de réflexion sur les technosciences et leurs risques spécifiques. Le dernier ouvrage dont il est le premier auteur est « Labo-Planète ou Comment 2030 se prépare sans les citoyens » (Mille et une nuits 2011), qui expose les positions de Sciences Citoyennes et dont j’ai fait un compte-rendu détaillé qui le situe dans un contexte historique et philosophique plus global. [EP]

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Entre idéologies et industries, quelle place pour la décision citoyenne en bioéthique ?

Les technologies n’arrivent pas n’importe quand. Ainsi, on aurait pu faire (et réussir) la fécondation in vitro (FIV) quelques décennies plus tôt. Il suffisait de le vouloir, d’admettre cette évidence que les résultats obtenus chez l’animal (lapine, 1959) étaient extrapolables à tous les mammifères, et finalement de pressentir que cet artifice correspondait à une demande, ou à un marché. On pouvait aussi prévoir que la société y serait assez vite réceptive, au-delà des seuls couples concernés parce que stériles. La même chose était arrivée avec l’insémination artificielle (IA) que les Arabes pratiquaient pour leurs purs-sangs dés le 14ème siècle, mais qui ne fut médicalisée (très discrètement) que quatre siècles plus tard, sans qu’aucun progrès technique ou scientifique décisif n’explique cette irruption tardive.

Ainsi, la science compte pour bien peu dans le moment d’irruption de la technique, laquelle se trouve aujourd’hui valorisée plus que la découverte[1]. Puisque toute technique qui correspond à une demande potentielle se réalisera tôt ou tard, à quoi servent les débats et réglementations de bioéthique ? Mon constat est qu’ils servent à différer l’irruption de la technique jusqu’au moment où celle-ci ne sera pas douloureuse… Ce qui est mieux que rien ! Mais les citoyens doivent-ils concevoir cette irruption comme inéluctable et se contenter d’obtenir tout au plus un délai permettant un minimum de réflexion qui restera sans effet significatif ? 

 

La « recherche », argument majeur pour justifier la technologie

On savait déjà que le progrès de « la science » est une motivation qui coupe court aux controverses, puisque c’est « la recherche » qui est prise comme prétexte pour autoriser la chasse à la baleine, de même que, plus récemment, l’exploration des gaz de schiste…

L’un des points importants dans la révision récente des lois de bioéthique a été « la recherche sur l’embryon » : allait-on l’interdire tout en la rendant possible ou bien l’autoriser tout en la contrôlant ? Dérisoire et illusoire débat qui ne dit rien des enjeux. Comme pour noyer le poisson, les avocats de telles recherches devant la récente (2010-2011) Commission spéciale du Parlement [2] se sont partagé les rôles : la directrice générale de l’Agence de Biomédecine (ABM) a fait miroiter les espoirs en la médecine régénérative grâce aux cellules souches embryonnaires ; le  chercheur le plus impliqué, directeur d’une entreprise de biotechnologies, a exigé le recours à ces mêmes cellules pour l‘industrie pharmaceutique (criblage de nouvelles molécules) ; des praticiens de l’Assistance médicale à la procréation (AMP) ont promis des avancées dans les traitements de la stérilité par une meilleure connaissance de l’embryon et beaucoup ont célébré les progrès de l’humanité, voire de la culture, qu’on devrait attendre de ces travaux…

Or à regarder de près et en laissant de côté la rhétorique idéologique, chacun de ces beaux projets, dont beaucoup sont anciens [3], manque des justifications scientifiques qui devraient être exigées pour autoriser l’instrumentation de l’embryon humain. Ainsi, l’amélioration des succès de l’AMP devrait plutôt dépendre de connaissances approfondies en amont (la fabrication des gamètes, largement responsables de la qualité des embryons) comme en aval (l’accueil dans l’utérus de l’œuf et les conditions de l’implantation). 

De fait, toutes les recherches paraissent souhaitables parce que des chercheurs les souhaitent et que nul citoyen « progressiste » n’oserait résister à leurs promesses… Mais elles deviennent aussi souhaitables, et donc acceptables, sans que leurs conséquences soient évaluées, au nom de l’adage scientiste qui prétend que la recherche serait neutre. Par exemple, des travaux récents suggèrent qu’on va savoir disposer de nouveaux critères non invasifs pour hiérarchiser les embryons selon leur « normalité », ce qui postule une ouverture vers le diagnostic préimplantatoire (DPI) généralisé, dont les conséquences eugéniques ne sont évoquées par personne… L’histoire de l’eugénisme montre qu’il ne s‘agit pas nécessairement de la politique d’un état raciste, et l’histoire récente de la procréation assistée indique que la « normalité » est une notion évolutive, susceptible de restrictions en fonction des techniques de dépistage des « déviants ».

Puisqu’une meilleure connaissance de l’embryon humain est présentée aussi avec un but  cognitif, ajoutons que ce savoir devrait être soutenu par les connaissances préalablement acquises sur les embryons d’animaux plutôt que s’y substituer, l’embryogenèse précoce étant  largement identique chez tous les mammifères dont chaque espèce ne diffère des autres que par d’infimes détails. C’est pourquoi les recherches réalisées sur quelques embryons humains disparates n’auront jamais la pertinence scientifique de celles qu’on peut mener chez les animaux : le « modèle souris » en particulier autorise des conditions optimales pour la fiabilité du matériel biologique (souches génétiques homogènes, condition d’obtention et de culture standardisées, évaluation possible de la viabilité, reproductibilité des expériences, etc…). Or, et ceci ne semble pas émouvoir les chercheurs et les parlementaires, les recherches revendiquées à partir d’embryons humains ne font pas suite à des connaissances nouvelles ou à des démonstrations de faisabilité chez l’animal… Cette prétention à utiliser d’emblée du matériel humain échappe ainsi au prérequis de l’expérimentation animale, lequel est justifié scientifiquement mais aussi éthiquement, puisque c’est une règle affichée en recherche médicale depuis l’après deuxième guerre mondiale [4]. Pourtant, le débat bioéthique a mis en scène des catholiques, opposés par principe à la destruction de l’embryon humain qu’ils considèrent comme une personne, face à des chercheurs et praticiens avides de s’approprier le plus petit humain [5]. Et cela sans que les conditions d’une appropriation légitime de cet embryon par la science ou la médecine n’aient été discutées.

 

Rapports de force et lobbying

L’Assistance médicale à la procréation (AMP) s’est imposée à la société avant toute prescription éthique, à l’exception des principes généraux de respect de la personne (on désigne ici les patients, non leurs embryons) en milieu médical. C’est dire que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) – né en 1983, soit un an après le premier bébé fivète (fécondation in vitro et transfert d’embryons) français – a dû répondre à bien de questions créées par les perspectives et les inquiétudes induites par les nouveaux modes de procréation. Les élaborations du CCNE ont largement influencé la « loi de bioéthique » de 1994, puis sa version révisée en 2004. Mais certaines questions, telle celle de l’anonymat du donneur de gamètes, n’ont émergé qu’à l’occasion de la révision de 2011, alors que la pratique de l’insémination avec donneur (IAD) avait précédé d’une décennie celle de la fivète. C’est que les praticiens des Centres d’étude et conservation du sperme (cecos) avaient produit leur propre réglementation et que 30 ans plus tard, ils résistent toujours à sa remise en cause. Ainsi, le législateur n’a encore jamais examiné une autre pratique des cecos, pourtant à l’origine d’un eugénisme consenti et non violent, qui consiste à constituer des « couples reproducteurs » en usant de certains critères pour attribuer à chaque femme inséminée tel donneur de sperme agréé [6].

Le fait que l’hégémonie éthique des cecos ne puisse plus être revendiquée par les acteurs contemporains de la fivète est déjà un résultat positif du remue-ménage citoyen, médiatique et institutionnel autour des faits et promesses de l’AMP. Pourtant, les débats et leurs traductions juridiques sous-estiment encore des conséquences importantes de ces innovations, telles que le bien authentique des enfants ainsi créés ou les bouleversements anthropologiques prévisibles. Ces conséquences sont masquées par des arguments d’utilité : principalement satisfaire le « projet parental » [7] et respecter la « liberté de recherche ». Alors, on peut fabriquer des enfants privés d’origine, ou triés dans l’éprouvette, mais aussi utiliser les embryons humains comme un matériau expérimental ordinaire afin de tenter de juguler la « fuite des cerveaux » ou le « retard dans la compétition internationale »…

Les rapports entre science et éthique dont se saisissent les parlementaires en ces saisons de révision législative mobilisent toujours les lobbies professionnels et religieux mais, en 2011, les pressions des praticiens l’ont largement emporté sur celles des catholiques. Ainsi, le vote des députés fut précédé par l’annonce opportune de la naissance d’un « bébé-médicament », et celui des sénateurs par la forte médiatisation de résultats scientifiques obtenus avec des cellules embryonnaires.

Les praticiens de l’AMP font preuve d’une « éthique » corporatiste agressive et obtiennent progressivement tout ce qu’ils revendiquent. C’est ainsi que, de révision en révision, la bioéthique est soumise à un glissement permissif.

Pour le cru 2011 : recours aux cellules embryonnaires sans qu’il soit nécessaire d’en montrer préalablement l’intérêt dans un modèle animal ou l’avantage par rapport à d’autres cellules souches [8], anonymat maintenu des donneurs de gamètes malgré les protestations véhémentes d’enfants nés de ces pratiques depuis quelques décennies. Sur d’autres  thèmes où les intérêts des professionnels sont moins marqués, comme l’AMP pour des couples homosexuels ou la gestation pour autrui, on a pu voir des gynécologues exprimer des soucis éthiques variés.

Afin que la réflexion du législateur soit correctement éclairée, il faudrait prendre en compte les conflits d’intérêts de presque tous les experts auditionnés par les commissions parlementaires. L’importance d’une telle mesure est évidente pour les experts dont les activités inventives litigieuses se situent au sein d’entreprises privées ou en contrat avec des industriels, ce qui, jusqu’ici, concerne surtout les cellules souches embryonnaires [9]. Mais peut-on considérer qu’un praticien est neutre, même s’il est un agent du service public, alors que sa gloire, sa carrière et sa fortune dépendent de son recrutement (patients/clients), de ses productions médiatiques, et souvent de ses activités privées ?

Il faudrait aussi que le Parlement, les médias et la population bénéficient d’un observatoire indépendant afin de connaître la réalité des pratiques, laquelle n’apparaît qu’à travers le filtre des chiffres aseptisés de l’Agence de biomédecine (ABM), qui ne révèlent que ce qu’ils veulent mesurer.

 

Réviser la loi ?

Il est question de ne plus réviser les lois de bioéthique régulièrement (tous les 5 ans environ), car l’ABM est supposée assez vigilante sur l’évolution des pratiques pour alerter le Parlement si une situation nouvelle le justifiait. C’est oublier que l’ABM, créée en 2004 pour réglementer les activités autorisées par la loi, n’a pas montré beaucoup d’exigences vis-à-vis des praticiens et qu’elle dispose déjà de bien de prérogatives, certaines au détriment du CCNE,  au point que des analystes ont pu la qualifier de « biopouvoir » [10]. C’est d’ailleurs à l’ABM que les chercheurs ayant des contrats avec l’industrie souhaitent que l’on confie le contrôle des travaux sur les cellules souches humaines [11]. Par ailleurs, et quelles que soient les critiques que l’on peut avancer sur les conditions actuelles d’élaboration de la loi, le temps de sa révision est le moment unique où les citoyens sont réellement informés des pratiques et de leurs résultats et où s’affichent dans les médias des controverses nécessaires sur les sujets sensibles.

Il faut aussi critiquer la timidité des élus pour aborder certains thèmes de façon prospective, c’est-à-dire  en prévoyant les nouvelles problématiques éthiques qu’ouvrent des technologies autorisées ou en cours de réalisation. De telles problématiques sont prévisibles, par exemple :

 — pour le DPI (diagnostic génétique préimplantatoire), qui  devrait devenir largement eugénique dès que l’on parviendra à éviter aux femmes les servitudes actuelles de la fivète tout en décuplant le nombre des embryons à trier [12] ;

— pour la congélation des ovules, propice aussi bien à la production difficilement contrôlable d’embryons « clandestins » susceptibles de trafics ou de manipulations, qu’à  la grossesse après la ménopause ;

— pour le recours de plus en plus facile et bon marché à des tests génétiques de prédisposition à des risques variés, dont il sera non tenable d’ignorer les résultats au prétexte qu’ils n’étaient pas autorisés…

— pour la possible transformation de cellules banales en cellules à propriété procréatrice et donc le recours à des conceptions qui ne passeraient pas par la case gamètes…

Ne devrait-on pas affronter en amont ces situations plus ou moins imminentes plutôt que de se préparer à constater encore une fois que la science est allée plus vite que l’éthique ?

 

Une bioéthique dans nos frontières ?

Cette impression de coller à la réalité seulement au moment et à l’endroit où elle s’impose comme un fait accompli joue aussi pour l’affirmation d’une éthique hexagonale dans une planète sans frontières. Certes, la fière proclamation de principes largement bafoués chez de proches voisins est méritoire, mais est-elle tenable quand s’accroît le tourisme procréatif ou les collaborations médicales, même au-delà de l’Europe, pour assurer les phases complémentaires de l’AMP chez un même couple, comme en profitant de donneuses d’ovules ou de mères porteuses ?

On peut ici s’interroger sur la réalité des prétendues « différences culturelles » qui justifieraient  les disparités éthiques en Europe. Des pays aussi  divers que la Grande-Bretagne, la Grèce, Israël ou l’Espagne autorisent depuis longtemps l’AMP post mortem ou pour des célibataires, et bien des actes prohibés à Paris sont accessibles à Bruxelles… La révision législative récente consacre la fin de la bioéthique à la française – une évolution qui était prévisible et qui annonce le nivellement à venir sur une ligne européenne autour des moins disants éthiques en vigueur ici ou là. Comme si l’agitation bioéthique n’avait pour but que de différer les innovations problématiques jusqu’à l’usure du trouble moral, des réserves morales et éthiques, jusqu’au mûrissement des esprits pour leur acceptation indolore. Cette bioéthique se construit à force de pragmatisme et de logiques concurrentielles plus que d’analyses morales et de convergences humanistes. Elle vise ainsi à abolir toute « autolimitation de la puissance » (Sylviane Agacinski) par une volonté mimétique de « progrès », et sacrifie des acquis civilisationnels à la satisfaction d’exigences individuelles.

C’est le cas pour la banalisation de l’eugénisme, désormais mou et consensuel [12], pour la location du corps des femmes les plus démunies aux fins d’assurer la grossesse des autres, pour la vente de gamètes (pas seulement sur internet), ou pour ces combinaisons procréatives à acteurs multiples (3, 4, 5 parents pour un seul enfant !) qui font les délices des médias.

Il semble que nos institutions composent avec le possible et n’osent pas poser d’interdits définitifs comme  on a su le faire pour condamner par exemple l’esclavage ou le racisme. Toute violence de portée anthropologique, issue de pratiques nouvelles et entraînant des conséquences collectives, devrait pourtant être considérée comme il est arrivé récemment pour les violences écologiques : s’il est possible d’imposer (ou au moins de proposer) des mesures pour limiter les changements climatiques et maintenir la biodiversité, alors des droits de l’espèce humaine ne pourraient-ils être énoncés et défendus afin de limiter certaines satisfactions des individus qui contreviendraient au bien de l’humanité ? Disons-le clairement : si la bioéthique ne se donne pas un tel but, elle n’est qu’un divertissement de la pensée.

 

Comment décider des limites ?

Pourtant, la recherche d’un consensus minimal sur des limites concrètes à l’instrumentalisation de l’humain ne semble pas progresser dans les institutions européennes ou internationales en charge des régulations de la bioéthique, malgré certaines déclarations [14]. Il  ne s’agit pas de décréter un alignement immédiat des pratiques au niveau mondial, au risque d’une morale totalitaire, mais de s’accorder au sein de l’espèce sur les acquis de quelques millénaires auxquels nous sommes attachés pour la suite du monde. « A quoi a-t-on le droit d’habituer l’homme, de le forcer à s’habituer ? », demandait Hans Jonas. Pour répondre à cette question, la bioéthique doit être mise en démocratie, seule voie pour différencier le « bien commun » des intérêts particuliers comme des dogmes exprimés par des groupes agissants.

Contrairement à d’autres secteurs d’activité problématiques (nucléaire, OGM,…), ces lobbies reflètent, à ce jour, des idéologies plus que des intérêts économiques, et les divergences éthiques traversent largement les partis politiques. C’est en quoi les questions de bioéthique, où la subjectivité l’emporte encore sur le mercantilisme organisé, sont propices à des procédures impliquant une véritable participation des citoyens. Ce que pourraient permettre des jury citoyens, mais à condition que l’organisateur respecte un protocole strict et prenne au sérieux les choix exprimés, ce que n’ont pas su réaliser les Etats Généraux de la bioéthique en 2009. Instituer des conventions de citoyens [15] dans tous les pays européens (pour commencer) pourrait faire apparaître des convergences entre les populations, convergences actuellement masquées par les influences nationales de personnalités ou de groupes organisés. Une telle approche recèle ce qu’on peut faire de plus ambitieux et de plus objectif dans la recherche nécessaire d’une bioéthique commune.

« Il serait injuste d’accuser les hommes de laboratoire de trahison alors qu’ils ne sont que le bras armé des désirs partagés de maîtrise… Nous sommes forts puisque nous sommes les faiseurs du progrès, pensent les scientifiques, et il ne serait pas scientifiquement correct ni techniquement cohérent de dévoiler nos fragilités. Alors ils cautionnent la bioéthique qui dit la façon raisonnable de faire, mais ils contestent qu’il puisse être juste ou avisé de ne pas faire. Il y eut pourtant une longue histoire des humains, faite avec des savants largement ignorants de science mais abondamment férus de culture, si on désigne ainsi ce qui reste du savoir quand on en soustrait la technologie. L’une des plus grandes trahisons des hommes, contre leur effort de civilisation, c’est la séparation récente des rôles par l’abandon aux uns des moyens objectifs de démonstration et aux autres des vertus culturelles du sens. Le mouvement de l’humanité, dès lors, entretient l’affrontement entre ces deux genres, plutôt que leur alliance dans la rencontre des êtres parlants ».

Ce passage qui termine « Les hommes probables » [13] garde toute son actualité. On ne construira pas une bioéthique d’apaisement en exécutant les fantasmes des humains avec le désir de maîtrise des chercheurs. Il faut repasser sans cesse par la case Départ, celle des citoyens dûment éclairés.


[Relecture et édition par Elena Pasca]

 

Notes et références

[1] Tous les prix Nobel de Physiologie ou Médecine accordés depuis 1901 avaient récompensé une découverte, ou le fait d’avoir prouvé que…, d’avoir décrit…, d’avoir montré comment… Sauf deux fois. En 1979, c’était pour le développement de la tomographie, et en 2010, RG Edwards l’a obtenu pour le développement de la fécondation in vitro… D’où mon commentaire : http://jacques.testart.free.fr/index.php?post/texte862

[2] Avant les premières lois de bioéthique (1994), puis à l’occasion de leurs révisions en 2004 et 2011, plusieurs institutions (Assemblée Nationale, Sénat, OPECST, Conseil d’Etat,…) ont procédé à l’audition de « personnalités », parmi lesquelles beaucoup étaient les mêmes pour toutes ces institutions et à l’occasion de chaque saison législative. Peu de renouvellement aussi chez les élus, puisque les députés Alain Claeys (opposition) et Jean Leonetti (majorité) sont aux commandes depuis longtemps… On peut consulter les procès-verbaux des 109 auditions réalisées récemment par la Commission spéciale du Parlement : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i2235-t2.asp

[3] Voir par exemple : J Testart. L’embryon humain entre sacralisation et réification. Le Monde des débats, juin 1999

[4] La recherche sur l’animal est posée comme un prérequis à l’intervention chez l’homme par le code de Nuremberg (règle N°3) ou la déclaration d’Helsinki-Tokyo (principe N°2) comme par plusieurs résolutions de l’Académie nationale de médecine, dont celle du 14 décembre 2009

[5] La recherche sur l’embryon humain est rarement justifiée par des hypothèses scientifiques, plutôt par la commodité http://jacques.testart.free.fr/pdf/texte308.pdf ou pour des motivations mercantiles ou idéologiques http://jacques.testart.free.fr/index.php?post/texte818

[6] C’est cet « appariement des couples reproducteurs » (Voir J Testart : La procréation médicalisée, Flammarion (coll. Dominos) 1993, pp 76-79), à la seule initiative des médecins, qui signe la naissance du nouvel eugénisme après les horreurs étalées sur 4 décennies (1907-1945) http://jacques.testart.free.fr/index.php?post/texte764

[7] Combien parmi les lecteurs de ce texte peuvent assurer qu’ils sont issus du projet d’un couple plutôt que d’un désir sexuel, ou d’un moment d’inattention, ou de l’échec d’une contraception ?…

[8] L’avantage déterminant pour la recherche des cellules embryonnaires humaines sur les cellules animales, ou leur avantage thérapeutique sur d’autres cellules souches ou sur des cellules « reprogrammées » ne sont pas démontrés http://jacques.testart.free.fr/pdf/texte845.pdf

[9] Berthellot AC. Les interactions de l’industrie pharmaceutique et des gouvernements autour des cellules souches humaines. Thèse ESCP Europe, mai 2009

[10] Hirsch E , Le Coz P. L’agence de la biomédecine : menace d’un biopouvoir en France. Le Quotidien du médecin, 16 novembre 2010

[11] Pechanski M, Martinat C. Ne pas interdire les cellules souches. Une loi antiscientifique. Le Monde, 6 avril 2011

[12] Le DPI présente de nombreux « avantages » sur le DPN (diagnostic prénatal), ce qui laisse entrevoir sa généralisation à terme : http://jacques.testart.free.fr/pdf/texte840.pdf. Voir aussi  J Testart. Le désir du gène. Flammarion (coll. Champs) 1994

[13] J Testart. Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction normative. Ed. Seuil, 1999.

[14] Ainsi, le juriste Christian Byk se prononce pour l’émergence d’une « ethno-bioéthique » dans l’article : La bioéthique mondiale et la culture. Journal International de Bioéthique 2005/1-2, Volume 16, p. 11-12.

[15] La définition des conventions de citoyens http://sciencescitoyennes.org/projet-de-loi-concernant-les-conventions-de-citoyens/ est issue d’un travail multidisciplinaire initié par la Fondation Sciences citoyennes http://sciencescitoyennes.org/des-conventions-de-citoyens-inscrites-dans-la-loi/, à partir du bilan des conférences de citoyens d’origine danoise. Voir aussi: http://www.encyclopedie-dd.org/Des-conventions-de-citoyens-pour

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