Le livre de Stuart Kirk et Herb Kutchins, « Aimez-vous le DSM ? Le Triomphe de la psychiatrie américaine » (Les Empêcheurs de penser en rond, 1998), est l’un des ouvrages de référence s’agissant d’analyser comment cette véritable bible a réussi à globaliser la psychiatrie, en instaurant une hégémonie mondiale de l’approche théorique américaine et de son pendant pratique : la vente globalisée des mêmes psychotropes. Sous cette lumière crue, aucun fard n’arrive plus à maquiller les tares du DSM, et notamment son caractère d’outil politique et marchand. Le titre original mérite d’être évoqué : « Making Us Crazy. DSM: The Psychiatric Bible and the Creation of Mental Disorders » (Comment on nous rend fous. DSM : la bible psychiatrique et la création de troubles mentaux)…
Suivent trois sources intéressantes, à commencer par une compilation très édifiante de critiques émises par des psychiatres, psychologues, etc. sur divers aspects du DSM : les conflits d’intérêts qui le sous-tendent, les dangers que pose l’approche statistique et descriptive de type liste de symptômes, les conséquences du « façonnage de maladies » (disease mongering) en fonction des nouveaux psychotropes qu’il faut vendre ou dont il faut élargir le marché, etc. Des experts dénoncent le DSM
Voici un texte posté par Elsa Ebenstein dans un forum de discussion, qui nous fait comprendre ce que veut dire traiter un problème psychique selon le DSM et ses critères statistiques qui isolent l’individu de son contexte et le confrontent à un idéal de normalité artificielle (nous en avons parlé dans les notes sur la « normalité »). Des extraits: « La question (…) est celle de la position qu’on adopte face à ce qui nous singularise comme humains. Prétendre « guérir » quelqu’un de ses « troubles » ou « dysfonctionnements » tels que définis par la DSM 4 repose en effet
sur un quadruple a priori idéologique :
1) Il n’y a pas de structures psychiques différentes (névrose OU psychose) mais une série de troubles, gênes, dysfonctionnements à traiter un par un.
Par exemple, si quelqu’un consulte parce qu’il se sent handicapé par l’obsession de se laver les mains 15 fois par jour, à s’en arracher la peau, on ne cherchera pas à savoir s’il s’agit d’un symptôme névrotique (dont l’origine peut être historisée et le sens révélé si l’on prend le temps, ce temps long de l’inconscient, de parler de ça… et de tout autre chose) ou d’une défense psychotique face au risque d’envahissement persécutif par des microbes, poisons et autres forces mortelles qu’un grand Autre jouisseur dont la place, dans un délire qui n’est pas encore pleinement apparu, se devine déjà.
On se contentera de chercher à le débarrasser de ce « toc » – et tant pis pour les conséquences, pourvu qu’elles ne se révèlent que quelques temps après, et sous une forme assez différente pour qu’on n’ait pas besoin de les prendre en compte dans les résultats de l’étude…
Autre exemple, le point 7 de la définition DSMienne de la dépression : <<Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée (qui peut être délirante) presque tous les jours (pas seulement se faire grief ou se sentir coupable d’être malade).>>
Ce qui nous met dans un même paquet le sentiment de culpabilité qui envahit chacun, sous des formes et avec des intensités diverses, après la perte d’un être aimé, la culpabilité pour des désirs inaccomplis (on est toujours coupable de renoncer à son désir, disait Lacan, reprenant l’interrogation freudienne : pourquoi est-ce les gens dont la conduite est pourtant la plus morale qui culpabilisent le plus?) et le franc délire paranoïaque, genre « je suis coupable de l’existence de Ben Laden et de la pollution de la planète ».
Je maintiens que chercher à éradiquer un symptôme sans clinique différentielle psychose/névrose, c’est une pratique aussi barbare que dangereuse.
2) Il y a une norme idéale, face à laquelle se mesure un dysfonctionnement à corriger. Car enfin, qu’est-ce qu’une « humeur dépressive présente presque toute la journée », sinon une définition par comparaison implicite à une sorte d’idéal qui reste innommé : « humeur joyeuse présente presque toute la journée », ou « humeur indifférente présente presque toute la journée »?! La singularité du sujet passe à la trappe. Ce qui – en médecine organique – est sans doute un gage de progrès (je me réjouis fort qu’il y ait des protocoles standards pour l’opération de la cataracte ou pour le traitement en 1ere intention d’un cancer du sein), mais qui, en matière de psyché, consiste à faire disparaître celui-là même que l’on prétendait vouloir aider.
3) Le discours de l’inconscient et la parole du sujet, ça n’existe pas et, si par malheur ça existait, ce serait si dangereux qu’il faudrait vite les faire taire! Qu’il y ait, dans un symptôme, l’invention géniale et dérangeante d’un sujet, un bricolage particulier avec lequel il a trouvé comment (mal) faire tenir ensemble des aspirations contradictoires, on choisit de l’oublier. On préfère s’adresser au « moi », à la « raison », et lui donner – sous la forme « douce » de conseils répétitifs ou la forme « dure » de traitements pharmacologiques – des armes supplémentaires pour refouler ce qui, justement, s’obstinait à pointer dans le symptôme.
4) Le social, ça n’existe pas. Le chômage ou la peur du chômage, l’aliénation professionnelle, la misère, les petites violences quotidiennes des quartiers dits sensibles, l’absence de perspective heureuse, les économies de bout de chandelle, l’humiliation de la précarité, le racisme… tout ça, tout ce qui peut faire mal et dont la dépression d’un sujet témoigne (dont, en quelque sorte, elle est précisément le symptôme), on ne doit pas en tenir compte. Tout est ramené à une norme d’une part, à l’individu isolé d’autre part.
Il me semble que la seule position éthique, qui se trouve aussi être la position qui se révélera finalement thérapeutique, lorsqu’on est professionnellement confronté à une plainte, c’est de contribuer activement, par l’écoute que l’on en a, à la transformer en une question… »
Enfin, une page sur le site de l’AAPEL (Association d’aide aux personnes avec un état-limite), posant des questions pertinentes et recueillant quelques réponses de pontes de la psychiatrie, tels le président de l’Association Française de Psychiatrie (AFP). (Le trouble borderline n’est pas abordé sur cette page consacrée au DSM et à la CIM 10 (Classification internationale des maladies)). Le DSM est-il utile, voire indispensable ou alors «dangereux» ?