Les mensonges du néolibéralisme ou La marchécratie à son oeuvre de prédilection: la casse sociale

076a0a3af2e4c1447208c3039bb313f0.jpgA première vue, le rapport de ce livre avec notre thématique habituelle n’est pas évident. Il est majeur, parce que quand on veut critiquer une situation factuelle, et ce au nom de ce qui devrait être, il faut que la critique puisse dévoiler l’idéologie qui est derrière ce qui se présente comme réalisme ou pragmatisme économique, s’agissant par exemple des franchises médicales, des privatisations et autres coups portés à la protection sociale. La critique radicale n’est-elle par celle qui s’attaque à la racine et la met à nu ? L’idéologie néolibérale – qui a les moyens de s’imposer, donc de se rendre vraie, puisque sa position dominante lui permet d’exclure d’emblée toute alternative, même sur des détails – déforme la réalité pour présenter ses régressions programmatiques comme incontournables et salvatrices, faute de quoi le pays entier serait menacé… Au plus tard à ce moment, vous, lecteur, avez déjà fait le parallèle avec la façon de faire de l’industrie pharmaceutique : sans nous, sans ce médicament, c’est la fin, le chaos, la mort… Chaque domaine – l’industrie chimique, agroalimentaire, pétrolière, militaire, etc. – applique l’idéologie qui les porte tous en idéalisant le profit comme moteur et fin de l’économie. Or celle-ci doit être descendue de son piédestal ; elle est un moyen pour autre chose, pour des fins définies par la société, et non pas une fin en elle-même ! Mais chut ! Il ne faut pas le dire. A la médecine et à l’industrie pharmaceutique non plus… Certains auraient du mal à supporter l’idée que les patients ne sont pas là pour eux (et leur business), mais l’inverse… L’horreur…

Voici le compte-rendu fait par Elena Pasca de l’excellent livre de l’économiste Michaël Lainé, Les trente-cinq mensonges du libéralisme ou comment réfuter les idées reçues de l’économiquement correct. (Albin Michel 2002).

Le compte-rendu est paru dans un numéro de 2003 de la revue Place au[x] Sens. Mais le livre n’a rien perdu de son actualité, et il est important de le lire (ou relire) aujourd’hui, alors que les néolibéraux se déchaînent comme jamais en France… Voici le texte:

« L’auteur annonce d’emblée la finalité : « Ce livre est un livre de combat ». Et il tient sa promesse. Prenant point par point les recettes de bonheur économique du libéralisme, il nous livre, en termes à la fois économiques et compréhensibles (coïncidence qui ne va pas de soi !) de quoi les démolir… De quoi ouvrir les yeux quand on nous parle de cette fatalité de la logique économique qu’aucun Etat ni personne ne sauraient contrôler et dont aucune conséquence, aussi désastreuse soit-elle, ne saurait être anticipée et encore moins enrayée.

Michaël Lainé, avez-vous fait vos études d’économie dans une autre galaxie ? Car cela fait désordre qu’un économiste terrien utilise ses synapses pour une pensée d’ensemble, et critique de surcroît, et ne se limite pas au calcul des profits ou du nombre de travailleurs à virer (ce qui revient au même). Un économiste qui s’intéresse non pas à une carrière dans les sphères du pouvoir politique-économique, auxquelles sa formation le prédestine, mais au politique en tant qu’état (de misère) de la chose publique. Et qui met en cause « le gouvernement du peuple par les riches pour le peuple et contre lui » en tant qu’il cherche à assurer la reproduction telle quelle d’une « « marchécratie » où chacun voterait avec ses achats et non plus ses suffrages, lieu d’un exercice perpétuel de la souveraineté populaire à proportion de ses avoirs ».

« Abandonnant l’économie aux seules forces du destin, le libéralisme prend les travers incarnés par le règne sanglant et dément de Caligula. En admettant pour seule intervention légitime celle qui tend à modeler le monde sur une idée, l’idéal-type du marché, il disqualifie par avance toute tentative visant à l’unité économique de l’espace social ». La référence au destin, au fameux « laissez faire » et à la « main invisible », fait partie de l’attirail irrationnel de cette idéologie – d’où la conclusion de Lainé : le libéralisme économique n’est en fait ni libéral ni économique. Et l’auteur de concrétiser une démarche exemplaire d’autoréflexion (que l’on est en droit d’exiger de chaque science), relevant en même temps de « l’école » du soupçon, qui pousse à chercher à quoi tel ou tel assemblage (pseudo-)scientifique sert de couverture idéologique, autrement dit, quelle pilule il cherche à dorer.

 Le soupçon d’idéologie permet de resituer à sa juste place un libéralisme qui donne réponse à tout, se prenant pour la clé universelle d’explication du monde. L’autoréflexion, la critique interne, de l’économie en tant que science permet de le saisir en tant qu’« imposture travestie en science ». Cette dernière lui donnant des gages d’infaillibilité et lui permettant de s’étendre au-delà de la petite secte de fidèles qui en profite. « Entourant le petit cercle de pratiquants, la masse peu théoricienne, des simples croyants dont les remparts de sens critique laissent échapper quelques préjugés ». Car les habits scientifiques confèrent aux dogmes libéraux une apparence hermétique, telle un cryptage qui rendrait le Livre indéchiffrable (et la réalité sociale avec), si ce n’est par l’entremise de ses propres prêtres, qui se chargent de porter la bonne parole. Face à eux, la « désertion de l’esprit critique » est due, en grande partie, à la confusion malsaine entre les instances du pouvoir, tout comme à l’opportunisme des médias.

Ainsi, les tribuns de cette foi arbitraire ont à leur disposition les moyens les plus efficaces de transformer un assemblage idéologique en nécessité, voire en vérité historique – c’est la prophétie qui s’autoréalise grâce à la mainmise sur les moyens, au pouvoir bien réel de faire coïncider intérêts particuliers et discours scientifique légitimateur. « L’effet de théorie », que Bourdieu avait déjà démasqué, et la « contagion mimétique » dans la diffusion de cette foi permettent au libéralisme économique de « créer ex nihilo une réalité et de s’auto-entretenir dans l’illusion de son existence ».

La dénaturation idéologique de la modernité – manifeste dans des leitmotivs tels la flexibilité à tout prix  et le changement pour le changement – fait que la dénonciation des « archaïsmes » réussit à tenir lieu de politique. Mais l’archaïsme le plus inconcevable pour ces chantres de la fatalité économique est le peuple lui-même ; pour qui il se prend, celui-là, à prendre au sérieux ce que le libéralisme politique lui-même est obligé à concéder (en théorie du moins), à savoir qu’il pourrait s’autogouverner ? La massue médiatique aidant, il finira par comprendre qu’il n’est que « de la chair à dividende et rien de plus ». Mais, rétorquera-t-on, chacun peut « s’épanouir », il faut juste savoir se vendre, prendre son destin en main pour accomplir le rêve américain, comme disent les prêcheurs de l’individualisme (noé)libéral. Ce qui revient à dire que ceux qui restent en bord de route ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. La « responsabilisation » (lisez culpabilisation) de l’individu est l’envers en miroir de l’irresponsabilité du système économique ; mais cela donne bonne conscience ; et cela en rajoute une couche « philosophique » que d’instrumentaliser quelques notions pour se parer d’une armure qui se veut morale.

 

« La mort, la misère, les lèpres sociales ne sont pas tièdes. Il faut fouailler ou abdiquer. Sans pour autant tomber dans ce travers que Musil appelait « le débordement de l’imprécision lyrique sur les terres de la raison » ». Donc : réfutation directe par l’analyse économique, propositions à l’appui, ou comment battre l’adversaire avec ses propres armes. En dépassant la litanie, même celle partant de bons sentiments, sur « l’horreur économique ». Car les larmes ne feront pas reculer les patrons ni ne statueront sur les limites d’une économie – en tant que moyen en non fin en s
oi – encadrée dans une logique d’ensemble à déterminer par des chemins extra-économiques. Place au[x] Sens souhaite à l’auteur de faire école !
 

On a le droit de rêver… »

 

Et voici une autre présentation du livre faite par Philippe Cohen sur le site de Marianne.

« Michaël Lainé reprend une à une les bases de la doctrine néolibérale et démontre (…) que la dialectique, même non marxiste en l’occurrence, peut casser des briques. Or, nous avons cessé depuis longtemps de réfléchir aux énoncés du néolibéralisme que les prêtres médiatiques nous assènent tous les jours. Autant, selon Michaël Lainé, de «sophismes» utilisés pour élaborer une «idéologie» dans laquelle, comme disait Althusser (…) «les réponses précèdent toujours les questions».
Dogme 1, celui d’une
France paralysée par les corporatismes. Faux: les grèves sont plus nombreuses aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne si, toutefois, on prend en compte le nombre de jours de grève par salarié et par an.
Autre poncif (dogme 2):
la fiscalité française décourage les entrepreneurs et les cadres. Une antienne reprise chaque jour par tous les animateurs du grand show audiovisuel: les Etats-Unis seraient le paradis des entrepreneurs et la France celui où on leur pose un bâillon sur la bouche par le biais du «fiscalisme». Or, la France enregistre 270 000 créations d’entreprises par – an, contre 840 000 aux Etats-Unis. Mais, comme il y a cinq fois moins d’habitants chez nous, cela signifie, si l’on prend la peine de poser une bonne vieille règle de trois, que la France crée chaque année 30% d’entreprises de plus que le paradis du libéralisme économique. Cherchez l’erreur…
L’une des batailles récurrentes des néo-libéraux concerne la
fiscalité des stock-options qui serait trop élevée (dogme 5). Réponse de Mme Statistique: avec 44,9%, la France a l’un des taux d’imposition les plus bas des pays développés: mieux que les Pays-Bas (52%), mieux que l’Allemagne (51,6%), l’Espagne (48%) et les Etats-Unis (48,2%).
Billevesées sur la croissance : Lainé s’en prend ensuite aux billevesées colportées sur la
croissance «qui ferait reculer le chômage» (dogme 6). Un présupposé inexact ou, en tout cas, imprécis. Lainé prend l’exemple loufoque, admettons-le d’un Français dont la richesse se serait accrue, en un an, de 180 000 000%. Le PIB progresserait grâce à lui de 3% en une année ! Le pays s’enrichirait, mais pas ses habitants. Preuve, par l’absurde, que même la notion économique la plus basique ne peut faire l’impasse sur la question essentielle de la redistribution.
Autre idée reçue, selon l’auteur: l’assistanat crée ou empêche la résorption du chômage (dogme 7). Cette fois, Lainé prend l’exemple d’une île déserte sur laquelle 50 naufragés doivent se partager 40 Kinder, chacun devant, pour survivre, en consommer au moins un, sans avoir l’estomac d’en absorber deux ! Qu’il existe dans cette population 10 naufragés suicidaires ou incompétents ne change rien au problème macro-économique: de toute façon, à la fin de l’épisode, 10 naufragés mourront de faim. Extrapolons: s’il n’existe que 20 millions d’emplois pour 25 millions d’actifs, on peut raisonnablement penser que 5 millions de chômeurs resteront sur le carreau. Autrement dit, «le chômage dépend de la réalisation d’équilibres que seul l’Etat est à même de garantir». Lainé reprend ainsi l’image de l’économiste américain Lester Thurow, selon lequel il faut se représenter l’armée des chômeurs comme une longue file d’attente dans laquelle les employeurs piochent en fonction de leur niveau de formation. Ainsi, plus un chômeur accepte un travail au-dessous de sa qualification, plus il retrouve rapidement du boulot. L’hypothèse réduit à néant, selon Lainé, l’idée selon laquelle (dogme 8) la baisse des charges sociales favorise l’emploi.

(…) les salariés français ont le meilleur taux de productivité horaire (29,60 dollars, contre 29,10 aux Etats-Unis). Ce qui amène l’auteur à dénoncer les comparaisons internationales dont la presse use et abuse: la complainte néo-libérale contre «la taxation abusive du capital», qu’il s’agisse de la France ou de l’Allemagne, fait l’impasse sur une évidence: dans les pays anglo-saxons, l’individu paie toutes les prestations sociales (santé, maladie, chômage…) sur ses propres deniers. Il faudrait donc (dogme 14), soit restreindre la comparaison aux seuls impôts (or la taxation n’atteint que 25,6% du PIB I en France, contre 32,32% en Grande-Bretagne et 25,77% aux Etats-Unis); soit incorporer dans les taxes les dépenses d’assurance sociale des citoyens anglais et américains, ce qui conduirait la France à apparaître beaucoup plus performante que tous ses voisins


A propos de mondialisation : Parmi les idées reçues les plus répandues, on entend souvent: «la mondialisation profite au tiers monde». C’est le dogme 15. Michaël Lainé note au passage que nos exégètes, si sourcilleux sur les droits de l’homme, prennent pour argent comptant la propagande chinoise qui affiche chaque année des taux de croissance mirifiques (+ 8% en 1998 par exemple, quand le reste du continent asiatique approchait de 0). Or, explique l’économiste, il est abusif d’invoquer le taux de croissance indépendamment des données démographiques. Si, «dans un pays donné, la richesse augmente de 3% et la population de 4%, les conditions de vie de cette dernière se détériorent». Petit coup de gri
ffes à destination des adorateurs des dragons, si nombreux dans la presse économique.


De même, certains prétendent, autre évidence martelée, que le
protectionnisme nuirait à l’activité économique d’un pays (dogme 11). Or, Lainé cite la période 1880-1914 durant laquelle le PNB par habitant a fortement progressé alors que les barrières douanières étaient élevées (hormis en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas). Le Japon est ainsi devenu la deuxième puissance économique mondiale à la fin du XXe siècle en adoptant une politique ultra protectionniste. Conclusion de l’auteur: la mondialisation n’est pas inéluctable. Et tant pis pour le dogme 13… »

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