Deux économistes canadiens, Marc-André Gagnon et Joel Lexchin, viennent de publier une étude très intéressante. Elle met le doigt sur la quintessence de l’industrie pharmaceutique : la promotion, la publicité, les belles paroles… Toute la visée commerciale qu’elle fait passer sous le nom de campagne d’information médicale… Avec des bulles de savon marketing, jolies, mais qui finissent presque toutes par éclater. Et les éclats irritent les yeux qui les suivent trop longtemps du regard… L’industrie nous en met plein les yeux pour cacher la misère de la recherche, l’absence de médicaments innovants. Tout en justifiant le prix des médicaments par le coût de la recherche…
L’étude est accesible en anglais, puisqu’elle a été publiée dans la Public Library of Science (PLoS Medicine), sous le titre « The Cost of Pushing Pills: A New Estimate of Pharmaceutical Promotion Expenditures in the United States ». Comme d’habitude, ce qui vaut pour les Etats-Unis est un indicateur précieux pour d’autres pays occidentaux, parce que les firmes dont on parle ne sont pas des PME, mais des multinationales ayant les mêmes produits – et les mêmes méthodes pour les imposer! – partout où les individus et les régimes d’assurance-maladie sont solvables. Partout où les individus sont susceptibles de devenir des patients, y compris quand ils ne sont pas malades. Les études portent habituellement sur les Etats-Unis pour la simple raison que c’est là que les chiffres sont plus accessibles, que ce soit sur la iatrogénie, le marketing, les conflits d’intérêts… C’est là où l’opacité est un peu moins dense. Au pays des aveugles, le borgne est roi – c’est à peu près ça, non?
Illustration tirée du blog Pharma Marketing.
Un mot qui n’a (presque) rien à voir
Je voudrais souligner la vitalité des sciences sociales canadiennes, celles théoriques en plus de celles empiriques. On ne peut pas les séparer de cette façon, bien entendu, mais c’est pour faire passer le message. C’est important de le dire, parce que seule la théorie digne de ce nom permet de dégager et d’interpéter des « faits » au-delà du contexte idéologique et des mystifications ambiantes. La théorie en sciences sociales est une espèce en voie de disparition. S’y substitue une idéologie uniformisante qui tient lieu de théorie. Et les sciences sociales canadiennes qui pourraient revigorer l’espèce, si je puis dire, sont snobées par un PIF (paysage intellectuel français) pourtant loin d’être aussi productif. Je propose qu’on prescrive un anticholestérol au PIF, dès fois que ça réussirait à réduire la progression des plaques d’athérosclérose… ;-))
On peut relire la déclaration de l’ISDB (International Society of Drug Bulletins) sur le progrès thérapeutique, qui pointe les mêmes problèmes, sans les chiffrer. Sur plus de 500 médicaments supposés « nouveaux », seuls une dizaine apportent une véritable innovation. La déclaration a le mérite de souligner que cet état de fait, farouchement nié par l’industrie pharmaceutique, a des conséquences importantes, et parfois dramatiques, sur toute la chaîne d’information médicale, sur la qualité et la sécurité des soins. Cette note peut aussi être lue en continuité avec celle qui rend compte de l’étude socio-économique faite par deux autres chercheurs canadiens, Léo-Paul Lauzon et Marc Hasbani, de la même Université du Québec à Montréal (UQAM).
Voici le communiqué de presse de l’UQAM résumant les grandes lignes de l’étude de Gagnon et Lexchin:
Le chargé de cours Marc-André Gagnon publie une étude sur les dépenses promotionnelles des compagnies pharmaceutiques
« Le 3 janvier 2008 – Les compagnies pharmaceutiques dépensent aux États-Unis deux fois plus d’argent dans la promotion de leurs produits que pour la recherche et le développement. Voici la conclusion à laquelle arrive Marc-André Gagnon, chargé de cours aux départements de sociologie, science politique et sciences économiques et principal auteur d’un article publié aujourd’hui dans le journal scientifique PLoS Medicine. Cet article, cosigné avec Joel Lexchin de York University, fait état des résultats d’une étude pour calculer de manière systématique les sommes totales consacrées à la promotion des produits pharmaceutiques.
L’étude The Cost of Pushing Pills
À la base de cette étude, il y a un débat vieux de 50 ans pour déterminer si l’industrie pharmaceutique repose sur l’innovation ou sur le marketing. Les données colligées par la firme IMS, spécialisée dans le marketing pharmaceutique et qui fait autorité en la matière, tendent à démontrer que les compagnies pharmaceutiques dépensent davantage en recherche et développement qu’en promotion des produits. Toutefois, IMS n’intègre pas toutes les catégories de promotion, comme les essais cliniques de phase IV ou les dîners-conférences à des fins promotionnelles, dont le nombre est passé de 120 000 en 1998 à 371 000 en 2004. De plus, leurs chiffres proviennent essentiellement de sondages réalisés auprès de compagnies pharmaceutiques et ne peuvent être confirmés par des sources indépendantes. Les chercheurs Gagnon et Lexchin ont décidé de comparer ces données avec celles de la firme CAM, une compagnie d’étude de marché qui, par des sondages auprès des médecins, détermine les dépenses de promotion de l’industrie pharmaceutique. Des écarts importants apparaissent alors entre les données, selon les catégories de promotion. Cependant une analyse méthodologique permet de déterminer quelles sont les données les plus pertinentes pour chaque catégorie.
Après comparaison, les dépenses de promotion pharmaceutique aux États-Unis en 2004 sont estimées à 57,5 milliards de dollars alors que les dépenses en recherche et développement sont de l’ordre de 29,6 milliards de dollars. Pour 2004, les auteurs estiment que l’industrie a dépensé en moyenne 61 000 dollars par médecin pour faire la promotion de ses produits. Les auteurs admettent toutefois que leurs résultats n’incluent pas certaines autres dépenses promotionnelles non repérables comme la promotion de médicaments pour des usages non reconnus (off-label) et les pseudo-publications scientifiques à des fins promotionnelles.
Proportionnellement aux ventes domestiques aux États-Unis de 235 milliards de dollars, la promotion repérable des produits pharmaceutiques représente donc 24,4 % du chiffre d’affaires de l’industrie, comparativement à 13,4 % pour la recherche et le développement. À la lumière de ces chiffres, les chercheurs concluent que dans l’industrie pharmaceutique actuelle, la promotion et le marketing jouent une part beaucoup plus importante que la recherche et le développement, contrairement à ce que prétend l’industrie. Enfin, les résultats de cette étude, obtenus par le recours à des données systématiques colligées auprès de l’industrie et des médecins, offrent un argument de taille afin de réformer l’industrie pharmaceutique vers davantage de recherche et moins de promotion. (…) »
Le Figaro a publié un court commentaire là-dessus le 23 janvier. Il rappelle à la fin le rapport récemment rendu par l’IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales) en France. L’IGAS souligne la mainmise de l’industrie pharmaceutique sur l’information médicale, à travers les diverses stratégies marketing incluant une pléthore de visiteurs médicaux, et appelle à un « désarmement promotionnel ». Cela dit, le rapport reste très flou quant aux moyens. Se fier à la Haute Autorité de Santé (HAS) – sans aucune preuve que les experts de celles-ci seraien
t moins touchés par les conflits d’intérêts – voilà qui n’est pas de nature à restaurer la confiance…
Quant aux différents rapports de l’IGAS et de la Cour des comptes, relayés et commentés aussi par l’UFC Que Choisir, voir les notes accessibles à partir de cette page.