Dans son numéro du 3 janvier 2009, le British Medical Journal publiait un article de Daniel K. Sokol, maître de conférences en éthique médicale à l’université St Georges de Londres, dont le travail est centré sur la relation médecin – patient et sur l’application concrète de l’éthique à l’hôpital. L’article intitulé « But you’re not a doctor! » (Mais vous n’êtes pas médecin! BMJ 2008;337:a3077) est représentatif du rejet de la philosophie et de l’interdisciplinarité par bon nombre de médecins, qui prennent non seulement la médecine, mais la santé en général, pour leur chasse gardée, pour un lieu d’autarcie médico-médicale où personne d’autre n’a une parole légitime. Surtout pas les patients, puisque ces médecins représentent tellement bien « l’intérêt de [leur] santé » que leur parole devient superflue, voire gênante, s’ils font autre chose qu’applaudir.
Les pays anglo-saxons se sont dotés de philosophes spécialisés en éthique médicale (éthiciens) et travaillant sur le terrain (hôpitaux, cliniques…), là où la France expérimente à peine le recours à quelques rarissimes philosophes qui servent d’intermédiaires, quasiment de traducteurs et médiateurs, entre des médecins et des patients qui n’arrivent pas à se comprendre. Triste état… (Je ne parle pas des philosophes qui sont dans les comités d’éthique, car c’est une autre histoire. Et Emmanuel Hirsch, philosophe et directeur de l’Espace éthique de l’AP-HP, collaborant avec le laboratoire Novartis pour soutenir les visées commerciales de ce dernier par des pseudo-concepts farfelus dans le genre de la « proximologie », n’est certainement pas un exemple à suivre… Façon de dire que les philosophes ne sont pas au-dessus de la critique, loin de là.)
Image: Geocities Hollywood Studio
Voici une traduction du texte de Daniel K. Sokol. (C’est Pharmacritique qui souligne en rouge).
« Mais vous n’êtes pas médecin ! »
« Les éthiciens sont un enrichissement salutaire de la communauté médicale, non pas malgré mais grâce à leur distance vis-à-vis des détails concrets de la pratique clinique quotidienne.
Ma partenaire, qui est chirurgienne, ne dit pas à ses collègues que je suis un éthicien médical. Non, au lieu de cela, elle me présente comme un « journaliste. »
Lors de la réunion d’un groupe de travail d’anesthésistes, un réanimateur s’est dit surpris, et visiblement soulagé, que la discussion ait pu avoir lieu sans disputes. « Je m’attendais à ce que l’éthicien se prononce contre cette proposition favorable aux médecins ».
Si les médecins pouvaient concevoir un enfer dantesque, les éthiciens médicaux seraient relégués aux centres les plus bas, au-dessous des statisticiens, et encore plus bas que les cadres infirmiers et les sociologues. Affublés d’oreilles d’âne, nous nous vautrions dans les excréments crachés par nos bouches, fouettés par les praticiens interdits d’exercice et rayés de l’ordre des médecins – une punition tout à fait appropriée pour un groupe dont beaucoup de cliniciens pensent qu’il ne fait que taper sur les médecins et dit une ânerie après l’autre.
Il y a trois ans, je plaidais dans un éditorial du BMJ [British Medical Journal] pour l’introduction d’éthiciens médicaux dans les hôpitaux [1]. Un médecin généraliste à la retraite remarquait sardoniquement : « alors, comme ça, vous voulez y faire entrer quelqu’un qui descend de sa tour d’ivoire et n’a aucune expérience de ce qu’est la réalité du monde clinique ». De tout ce que j’ai entendu jusqu’ici, il me semble que c’est cette rengaine, avec ses diverses variantes, qui est la plus utilisée pour balayer d’un revers de main l’avis d’un éthicien: « Et qu’est-ce que vous en savez, vous ? Vous n’êtes pas médecin« . C’est une riposte merveilleusement simple et efficace, une flèche allant droit au cœur de l’ignorance de l’éthicien.
Et voilà que l’ignare médical blessé que je suis est descendu de sa tour d’ivoire et s’est mis à travailler comme assistant d’un pharmacien, puis comme ombre d’un généraliste, puis à faire des 3/8 avec des ambulanciers, à travailler dans des hôpitaux américains et britanniques, à assister à des réunions de formation clinique, et enfin à passer un mois avec un chirurgien général en Inde.
Ces expériences m’ont rendu plus attentif à la clinique, mais elles ont aussi fait de moi un meilleur éthicien, je pense, ne serait-ce que parce que je suis devenu plus réceptif aux difficultés et à la nature pragmatique de la médecine de première ligne [frontline medicine]. J’ai mis cela par écrit, toujours dans le BMJ, et suggéré que les éthiciens soient rattachés à des unités cliniques, afin qu’ils puissent se familiariser avec les réalités cliniques [2]. Je persiste à penser que si l’on trouve une façon d’ »amener l’éthicien au cœur du travail », peut-être dans le cadre de la définition des modalités du développement professionnel continu allant de pair avec une valorisation de cette ouverture, cela pourrait bénéficier en même temps aux cliniciens et aux éthiciens.
Toutefois, l’attaque contenue dans les mots « vous n’êtes pas un médecin » n’est pas aussi dévastatrice que je le pensais jadis, ou du moins pas lorsqu’elle reste aussi squelettique. Pour avoir du sens, cette objection doit contenir une explication de ce qui, dans le fait d’être médecin, reste tellement inaccessible à un éthicien médical lorsqu’il s’agit de comprendre une situation réelle dans sa vérité. Cela pourrait être la contrainte horaire imposée par une activité clinique accaparante, ou alors la structure hiérarchique d’une équipe médicale ou toute autre raison. Quoi qu’il en soit, il ne suffit pas de juste pointer du doigt l’éthicien médical en disant qu’il n’est pas capable de comprendre, parce qu’il n’est pas médecin.
Un interne est tombé précisément dans ce travers en écrivant ceci, dans une réponse rapide à mon article : « un rattachement clinique de courte durée qui, dans l’esprit de Sokol, aiderait à ‘distinguer le muscle grand fessier de l’épicondyle latéral’ n’aurait que peu d’impact sur la capacité des éthiciens médicaux sans formation médicale à saisir ce qui se passe dans la pratique médicale quotidienne ». Supposons un instant qu’il ait raison. J’aimerais comprendre pourquoi nous serions incapables de saisir et apprendre quelles sont les propositions concrètes de l’auteur pour changer les choses.
Le chirurgien états-unien Harvey Cushing remarquait par le passé que « le seul médecin qui ne fait pas d’erreurs est celui qui ne fait rien du tout » [3]. Il en va de même pour les éthiciens médicaux, qui font eux aussi des erreurs. Erreurs qu’on devrait signaler poliment, en expliquant pourquoi tel argument ne tient pas la route. J’emploie le mot « poliment », parce que la critique des médecins à l’égard des éthiciens s’apparente souvent à de la vitupération et à des attaques à la personne, au lieu d’une réfutation de leurs arguments. « Sokol ne perd-il pas son temps en enseignant l’éthique médicale?”, écrivait un autre lecteur du BMJ dans sa réponse.
Sur les sujets les plus controversés de l’éthique médicale, là où la distinction entre le bien et le mal est difficile à faire, il peut être tentant d’étiqueter chaque individu qui a une opinion différente de la sienne – ou alors de l’opinion majoritair
e – comme un idiot ou comme quelqu’un qui a forcément tort. C’est tentant mais pas sage.
Vu le nombre grandissant d’éthiciens médicaux, il est possible que certains d’entre eux soient de ceux qui s’en prennent aux médecins. Il est vrai aussi que certains éthiciens regardent de haut les cliniciens qui osent se prononcer sur des sujets éthiques, sous prétexte que « Ces médecins n’ont même pas de formation en éthique médicale. C’est ridicule ! » Mais cela pourrait aussi être interprété comme une réaction défensive face au criticisme répété des médecins. Les éthiciens qui réagissent de la sorte sont dans la même situation que les médecins qui râlent sans arrêt : ni les uns ni les autres n’expliquent la plupart du temps pourquoi cette absence de formation officielle des autres aurait tellement d’importance.
A ma connaissance, la plupart des éthiciens ne sont pas des intellectuels qui snobent les médecins ou des anti-médecins. Notre objectif est d’améliorer, certes modestement, le climat moral dans lequel se déroule la pratique médicale contemporaine. Il arrive que la poursuite de cet objectif entraîne la remise en question du statu quo et la formulation de suggestions en vue de le changer. Cela pourrait être mal interprété et perçu comme un dénigrement des médecins.
Impatient et paternaliste, je ferais sans doute un médecin assez nul ; en avoir connaissance va de pair chez moi avec un sentiment de grand respect envers ceux qui pratiquent la médecine, qui la pratiquent bien.
Toutefois, je persiste à penser que les éthiciens sont un apport enrichissant à la communauté médicale, et que, au moins en partie, cet apport est rendu possible précisément par le recul qu’ils ont par rapport aux détails de la pratique clinique quotidienne. Lorsqu’on est au cœur de l’action et habitué à l’être, on a parfois du mal à y voir clair. Grâce à leur position privilégiée, les éthiciens médicaux peuvent poser des questions dérangeantes et allant au-delà de la surface des choses, mettre en lumière des suppositions sous-jacentes mais non formulées, éveiller les consciences sur des sujets problématiques, apporter des idées et des solutions nouvelles, instiller de la rigueur dans le raisonnement moral qui sous-tend les décisions médicales. Et cela contribue à l’exercice d’une médecine répondant aux exigences éthiques les plus élevées.
Tant que les cliniciens et les éthiciens n’auront pas trouvé les modalités d’un travail en commun, sans suspicion et sans snobisme des uns et des autres, le progrès de l’éthique médicale sera entravé. Et ces entraves sont délétères pour tout le monde, y compris pour les patients.
Et puis que des médecins continuent à me présenter comme un journaliste est purement et simplement immoral ».
Références
- Sokol D. Meeting the ethical needs of doctors. BMJ 2005;30:741; doi:10.1136/bmj.330.7494.741.
- Sokol D. Time to get streetwise: why medical ethics is in need of doctors. BMJ 2006;333:1226; doi: 10.1136/bmj.39055.658762.59.
- Cushing H. The clinical teacher and the medical curriculum: Consecratio Medici and other papers. Freeport, New York: Books for Libraries Press, 1928:186-99.
Commentaires de Pharmacritique
Médecins et philosophes (et a fortiori éthiciens) sont pourtant condamnés à s’entendre, pour le bien des usagers / patients et pour éviter les dérapages dans la façon de concevoir la santé et la maladie. C’est une cause qui dépasse les orgueils, la volonté de puissance et les prétentions autarciques de ceux qui veulent faire de la santé (et des questions éthiques que soulève ce champ sémantique) une chasse gardée des médecins et disqualifier des philosophes soi-disant trop éloignés de la réalité… Mes propres expériences et tout ce que j’ai entendu jusqu’ici vont plutôt dans ce sens-là, les philosophes n’ayant à ma connaissance pas banni les médecins de quelque pré carré que ce soit, ni n’avoir refusé de dialoguer et de travailler avec eux.
Si les choses se présentent tellement mal en Grande-Bretagne, on ne peut qu’imaginer ce qu’il en est en France… Le simple dialogue théorique peut poser problème, et ce même avec des médecins qui disent avoir une démarche éthique. Alors comment ceux-ci réagiraient-ils s’ils avaient un philosophe « dans les pattes » sur le terrain? L’enfer dantesque…
Quant aux vitupérations dont parle Sokol, le terme est adéquat, ça existe, j’ai eu droit à quelques-unes et peux en témoigner. (Même si le contexte n’avait rien à voir et si les proportions ne sont pas les mêmes non plus).
La Fondation Sciences Citoyennes est l’une des rares à mettre en place une interdisciplinarité digne de ce nom, une ouverture à tous les savoirs, à toutes les expériences. Ce qui montre en pratique que toutes les sciences, que toutes les approches peuvent se concerter. Cela permet de démolir l’un après l’autre les préjugés claironnant l’existence de monopoles qui seraient inaccessibles à l’« expertise citoyenne ».
En médecine, l’association internationale Healthy Skepticism a une position bien différente de celle des médecins indépendants français. La parole propre des patients / usagers compte, ils ne sont pas que des figurants et/ou des perroquets. D’autre part, le recours à une argumentation relevant des sciences sociales et de la philosophie y est habituel, et il n’y a pas de déni de légitimité. Certes, il ne s’agit pas d’une interaction dans les hôpitaux, mais on imagine que la familiarisation préalable avec ces extraterrestres que sont les philosophes et les scientifiques sociaux ne peut que faciliter la collaboration.
L’ouverture à l’autre, la capacité et la volonté d’apprendre d’expériences différentes, de débattre et d’exposer ses arguments à la critique en renonçant aux particularismes qui rendent la communication impossible sont les conditions nécessaire de toute application éthique des principes moraux.
Elena Pasca
Merci beaucoup pour ce texte! Une bonne surprise et un vrai plaisir de voir ce sujet abordé sous cet angle-là.
Oui, travaillons ensemble, philosophes et médecins, dans le respect mutuel! Nous sommes ouverts à l’interdisciplinarité dès notre formation, ce qui n’est pas le cas des médecins; mais espérons qu’ils finiront par s’ouvrir, eux aussi. Les philosophes ne mordent pas, sont propres sur eux, sont descendus de l’arbre – et de leur tour d’ivoire – depuis un bon moment ;)))
Un abrazo cordial,
Anne
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Je suis très intéressé par cette expérience. Nous avons eu une discussion très intéressante avec le comité d’éthique de notre hopital sur un problème assez complexe.
Nous n’avons pas trouvé de solutions pratiques, de toutes façons je ne suis pas sur que les comités français sans éthiciens médicaux au contact puissent trouver de solutions, mais ceci a fait bouger les lignes sur ce patient.
Je suis convaincu qu’il faudrait une nouvelle profession de santé à l’interface.
J’aimerai bien vous en parler en privé, est ce que je peux vous envoyer un petit résumé pour avoir votre opinion de philosophe intéressé par les choses de la santé.
Cordialement
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bonjour Stéphane,
Contente que vous ne réagissiez pas en pestant et en m’excommuniant!! (J’ai déjà vécu ça, et c’est franchement loin d’être agréable… )
Mais oui, volontiers, vous avez l’adresse en haut à droite,
pharmacritique@voila.fr
Après, on peut trouver d’autres modalités de communication.
Si je peux vous aider tant soit peu, c’est volontiers. Je suis aussi une sorte d' »accompagnante » ou « aidante » pour des patients, je ne sais pas comment appeler cela, et ça m’a appris beaucoup de choses.
A bientôt alors.
Cordialement
PS: Un grand merci à Anne pour ce commentaire et les autres, toujours inspirés.
Ciao, bella!
🙂
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