Le cartel pharmaceutique: « un réseau de corruption qui recouvre l’Allemagne tout entière »

La deuxième chaîne de télévision publique allemande, ZDF, produit une émission d’investigation intitulée Frontal 21. L’une de ces Corruption Radio.Cz.jpginvestigations, diffusée le 8 décembre 2008, s’intitule « Das Pharma-Kartell. Wie Patienten betrogen werden«  (Le cartel pharmaceutique ou comment les patients sont trompés). Les journalistes dévoilent, sans fioritures, l’emprise de l’industrie pharmaceutique sur l’ensemble du système de soins en Allemagne, depuis la formation médicale sponsorisée jusqu’à la corruption manifeste, qu’il s’agisse des conflits d’intérêts des médecins ou des associations de patients.

Ils dénoncent, par le biais de témoignages d’experts ou de cadres de l’industrie, un comportement rapace des firmes, qui, au nom du profit, minimisent ou ignorent souvent délibérément les dangers des médicaments qu’elles mettent sur le marché. Le lobby pharmaceutique est prêt à tout pour promouvoir ses intérêts et rien ni personne ne vient l’inquiéter. Il n’y a jamais eu en Allemagne la moindre condamnation d’une firme pour corruption, et pourtant, les cas ne manquent pas… [Aucune condamnation en France non plus]. Les auteurs soulignent l’absence de dissuasion et de répression, alors que le « réseau de corruption (…) recouvre l’Allemagne tout entière ».

Les journalistes donnent aussi deux exemples concrets de médicaments dont la balance bénéfices – risques est considérée défavorable par beaucoup d’experts, qui font des dégâts et qui restent malgré tout sur le marche : Zoloft° [sertraline] et Strattera° [atomoxétine].

Pharmacritique vous propose une traduction intégrale du texte principal, ainsi qu’un compte-rendu ponctué de citations (traduites) du reportage et des liens qui vont avec.

LE CARTEL PHARMACEUTIQUE OU COMMENT LES PATIENTS SONT TROMPES


Par Christian Esser et Astrid Randerath

Des connaisseurs du système s’élèvent contre les dérapages d’une industrie qui pèse des milliards


« Selon l’estimation de différents experts, en Allemagne, les firmes pharmaceutiques peuvent travailler à maximiser leurs profits dans une indifférence presque totale. Et ce sont les patients qui payent les pots cassés, lorsque les effets secondaires sont occultés, lorsque les associations de patients sont instrumentalisées et que les politiques, les médecins et autres soignants sont au centre de toutes les attentions et faveurs [de l’industrie].

Christian Esser et Astrid Randerath dévoilent le fonctionnement de ce système dans le documentaire de la rédaction Frontal 21 « Le cartel pharmaceutique ».

Uwe Dolata, un expert de la lutte anticorruption auprès de la police criminelle, mène enquête après enquête sur diverses firmes pharmaceutiques aux méthodes « très rusées », selon lui. L’industrie pharmaceutique « agit et avance grâce à un réseau de corruption qui recouvre l’Allemagne tout entière ». Politique, administration, médecins libéraux et caisses d’assurance-maladie – ils sont tous formatés par l’influence du lobby pharmaceutique. « Cette influence, elle se l’assure directement ou indirectement, elle fait du sponsoring, elle nourrit des appétits. » Les rapports et résultats de la recherche médicale universitaire n’échappent pas à cette influence.

L’objectif le plus important qui motive ces méthodes reste toujours le même : vendre des médicaments en faisant du profit. Et les critiques soulignent que cet objectif n’est pas remis en cause même lorsqu’il s’agit de médicaments controversés à mettre sur le marché, puisque les firmes s’accommodent de la mise en danger des patients. « La croyance, toujours présente dans l’opinion, selon laquelle un médicament autorisé serait sûr, est clairement non justifiée », souligne le Pr Wolf-Dieter Ludwig, président du comité d’évaluation des médicaments de la Société des médecins allemands [Deutsche Ärzteschaft].

Des personnes de l’intérieur du cartel témoignent

Tout cela est confirmé par une personne qui travaille pour l’industrie et qui témoigne pour la première fois devant la caméra de Frontal 21. John Virapen est un ancien dirigeant de la filiale suédoise du géant pharmaceutique Lilly. « Ils vous vendent des médicaments dangereux pour faire de l’argent », dit-il. « Si vous pensez que l’industrie pharmaceutique commercialise des médicaments pour aider des gens… Il vaut mieux oublier cela ! »

Les firmes contestent ce constat. Par exemple, le géant pharmaceutique Lilly souligne que « la qualité des médicaments et la sécurité des patients est [leur] préoccupation majeure ».

Monika Kranz s’est probablement elle aussi sentie en sécurité en prenant l’antidépresseur Zoloft° [sertraline] de la firme Pfizer. Et pourtant, cette femme qui aurait fêté bientôt ses 50 ans a souffert d’effets secondaires et s’est suicidée deux semaines après le début du traitement. « Ma femme serait encore en vie si Pfizer avait informé à temps des risques du médicament », soutient Lothar Schröder, son mari. Les antidépresseurs de la même classe que Zoloft° – les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ou ISRS – peuvent provoquer des idéations suicidaires intenses. Au moment où Monika a pris le médicament, les mises en garde sur les risques de suicide étaient faites depuis longtemps aux Etats-Unis. Rien de tel en Allemagne, où la notice de 2005 n’avertissait pas encore de ce danger potentiel.

« Des associations de patients sont instrumentalisées »

L’industrie pharmaceutique est prête à payer ce qu’il faut pour maintenir une bonne image de ses produits : 40% des bénéfices tirés des ventes alimentent le marketing, nous explique le pharmacologue et expert en corruption Peter Schönhöfer. Et seuls 10% sont investis dans le programme R&D (recherche et développement de nouveaux produits). « Ce qui veut dire que l’industrie investit beaucoup plus dans la publicité, dans l’information et dans le financement de ceux qui assurent la promotion des produits, plutôt que dans l’innovation et le développement de nouveaux produits », ajoute Schöhnöfer.

Peter Schönhöfer critique certaines associations de patients

Les associations de patients sont elles aussi instrumentalisées à des fins de marketing, nous montre l’expert en corruption. C’est au milieu des années 80 que l’industrie pharmaceutique a découvert le potentiel des organisations de malades à agir en agents publicitaires. « Lorsqu’elles sont financées, elles remercient les financeurs par la publicité qu’elles font pour les produits de ces derniers », dit Schönhöfer. « Beaucoup d’associations, mais pas toutes, ne sont rien d’autre qu’un prolongement de l’industrie pharmaceutique ».

« La corruption commence sans crier gare »

Certains médecins font eux aussi partie des distributeurs particulièrement importants des produits des firmes. « Il s’agit là d’une espèce de médecins experts [de leaders d’opinion, voir notre compte-rendu d’un dossier du British Medical Journal, NdT] qui est malheureusement particulièrement prolifique et prête, contre rémunération, à diffuser des informations tronquées, à vanter les mÃ
©rites des médicaments sans parler de leurs risques. Cela est inadmissible. » « Dans notre jargon, nous appelons ces experts des bouches à louer, prêtes à réciter le discours imposé, qui ne vise pas à informer les patients et les médecins, mais à leur faire passer des informations erronées sous des ornements rhétoriques », ajoute Schönhöfer.

Lorsque les visiteurs médicaux peuvent attraper un médecin prescripteur dans leurs filets pour promouvoir tel produit, cela peut se traduire par une énorme augmentation des chiffres de vente. Et c’est pourquoi les médecins libéraux sont eux aussi une cible importante de pas mal de firmes. L’enquêteur Dolata nous apprend que la corruption commence toujours « silencieusement ». « Une invitation à déjeuner par-ci, par-là, des logiciels et du matériel informatique offert pour le cabinet, ou alors des propositions agréables telles des voyages pour faire un exposé ». L’industrie pharmaceutique investit beaucoup d’argent dans le but de créer des dépendances. Autour des 90% des réunions de formation médicale continue sont sponsorisées par l’industrie pharmaceutique, ajoute Dolata.

Des enquêtes difficiles

Selon lui, il y a beaucoup trop peu de dissuasion.

Actuellement, les managers des firmes pharmaceutiques n’ont guère de soucis à se faire quant à d’éventuelles conséquences pénales. « L’industrie pharmaceutique peut garder sa tranquillité face à la police, aux autorités judiciaires, au parquet et aux tribunaux, puisque, à ce jour, il n’y a jamais eu en Allemagne de condamnation de la corruption, des méthodes corruptrices dans les affaires et des pots-de-vin – en tout cas aucune décision juridique qui puisse avoir un caractère dissuasif », dit l’enquêteur.

Une enquête de grande ampleur menée à Munich a débouché sur des forts soupçons de corruption de plusieurs milliers de médecins hospitaliers. Des milliers d’enquêtes judiciaires ont été ouvertes puis classées sans suite. N’ont été condamnés jusqu’ici que des médecins et des visiteurs médicaux, alors que les dirigeants des firmes n’ont généralement pas été inquiétés. La conclusion de Dolata est sans appel : « L’industrie pharmaceutique peut en fait faire ce qu’elle veut en Allemagne ».

Avec du matériel provenant de la ZDF. »

ANNEXES

Le site de Frontal 21 contient le texte d’un reportage qui illustre les dires du documentaire ainsi que des liens vers des réactions ultérieures.

Strattera / Ritaline : comportement extérieur lissé, mais dommages intérieurs d’une étendue et d’une intensité imprévisibles, pouvant aller jusqu’au suicide

Il s’agit du témoignage de Tom, un adolescent trop vite diagnostiqué hyperactif (TDAH : trouble déficit d’attention avec hyperactivité) et mis sous Ritaline° (méthylphénidate) puis sous Strattera° (atomoxétine). Les journalistes mettent en lumière ce témoignage en prenant pour titre une expression de cet ado de 17 ans qui, regardant en arrière, constate qu’il a peut-être été plus concentré sous Strattera°, mais que ce médicament l’a affecté sur tous les plans : « on est détruit de l’intérieur ».

« Le Strattera a détruit sa personnalité, sa confiance en lui-même et l’a rendu complètement insensible à des affects tels la joie, la tristesse ou la douleur. (…) Tom a même eu des idées suicidaires alors qu’il était sous traitement [disent les journalistes]. « Vers la fin, je me sentais comme quelqu’un au bord du précipice, à me demander si j’allais sauter ou non. Il s’en est fallu de peu. »

L’adolescent a eu du mal à se sevrer du médicament et a dû avoir recours à un psychologue pour s’en sortir. Il ne reproche rien à ses parents, qui ignoraient tout des effets secondaires, mais dit clairement qu’il n’accepterait jamais un tel traitement pour ses propres enfants. Â»

Beaucoup d’effets secondaires signalés, dont quatre décès

Frontal 21 rappelle que le Strattera° est sur le marché allemand depuis 2005 ; globalement, ce sont autour de 3,5 millions d’enfants qui sont traités par ce médicament d’Eli Lilly, avec des profits énormes pour la firme. Et ce malgré la mise en garde répétée d’experts qui dénoncent les effets secondaires et demandent le retrait du marché du Strattera.

Jörg Schaaber, le représentant des usagers dans le comité fédéral réunissant professionnels de santé et assurance-maladie, rappelle que le diagnostic d’hyperactivité est souvent douteux et que de tels médicaments puissants et risqués sont une réponse disproportionnée aux questions que se posent parents et éducateurs, surtout compte tenu d’un bénéfice fort douteux.

Les journalistes ajoutent : « Depuis la mise sur le marché [allemand] du Strattera°, il y a eu en tout 234 signalements d’effets secondaires susceptibles d’être dus au produit ; des effets indésirables tels faiblesse cardiaque, pertes d’audition et idéations suicidaires, tous survenus chez des enfants et des adolescents. Des documents internes de l’agence du médicament (Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte), que ZDF s’est procurés, le prouvent. Selon la liste établie par les autorités, il y a même eu 4 morts, dont un enfant de 3 ans. Un garçon de 5 ans est décédé d’un infarctus du myocarde, un enfant de 12 ans a fait un accident vasculaire cérébral, enfin, un adolescent de 16 ans s’est suicidé. Â»

« Ces médicaments agissent comme le speed Â» [la drogue du même nom]

C’est ce qu’affirme Peter Schönhöfer, professeur de pharmacologie et co-directeur de la revue médicale indépendante Arznei-Telegramm.

« Ces substances agissent comme des amphétamines, comme on les appelait jadis, ou, pour utiliser un langage plus moderne, elles ont le même effet que le speed Â». « Elles sont dangereuses, parce qu’elles provoquent un état de surexcitation, dont l’un des symptômes peut être l’auto-agression, donc le suicide Â».

Et les journalistes rappellent que Lilly a dû avertir les médecins déjà en 2005 de certains effets secondaires pouvant mener au suicide ; ils citent la lettre de la firme : « les patients et les parents ou tuteurs devraient être informés du risque de survenue de comportements suicidaires ainsi que des symptômes et signes par lesquels ils peuvent se manifester Â». Mais la firme ne voit dans tout cela aucune raison de retirer le Strattera° du marché. Et les prescriptions continuent.

Eli Lilly conteste, Peter Schönhöfer persiste et signe

La firme conteste l’effet amphétaminique et psychostimulant du Strattera° et son appartenance à cette classe, tout comme la possibilité d’un effet de dépendance. Le Pr Schönhöfer répond en démontrant noir sur blanc que le principe actif du Strattera° (atomoxétine) fait bel et bien partie des psychostimulants de type amphétaminique, y compris selon la classification officielle internationale ATC-Code 2008 :

Classe principale N06B : psychostimulants, médicaments contre le TDAH (trouble déficit d’attention avec hyperactivité), nootropes.
Sous-groupe N06BA : sympathomimétique d’action centrale [sympatomimétique veut dire qu’une substance stimule la branche sympathique du système nerveux végétatif, qui gère les fonctions d’éveil, pour simplifier].

  • Substances N06BA 01: Amphétamines
  • Substances N06BA 04: Méthylphénidate [Ritaline]
  • Substances N06BA 09: Atomoxétine [Strattera]

Et Schönhöfer de conclure, après avoir rappelé qu’il n’avait pas parlé de dépendance: « l’atomoxétine fait donc clairement partie, selon la classification ATC, de la classe des psychostimulants, et notamment du sous-groupe des sympathomimétiques à action centrale ; les amphétamines, qu’on appelle depuis les années 60 aussi « speed » dans certains milieux de la drogue, sont les principales substances de ce sous-groupe ».

Illustration : Radio.Cz

Elena Pasca

copyright Pharmacritique

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