Techniques de contrôle social: du DSM et des psychotropes à la « médicalisation infinie » (Foucault) du social

126388916.gifNous le disions dans la note sur les conflits d’intérêts en psychiatrie : le premier DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) est paru en 1952, comme un essai de mettre de l’ordre dans la psychiatrie en catégorisant les pathologies. Les éditions suivantes ont surtout suivi les changements dans la psychopharmacologie, ce qui fait que le nombre de troubles psychiques a augmenté avec l’apparition de nouveaux médicaments… passant de 112 à 374 troubles mentaux en 2000. Le DSM introduit une approche statistique dans la psychiatrie et c’est elle qui permet ce cercle vicieux de nouveaux traitements – nouveaux « troubles ». Parce que les firmes pharmaceutiques se sont engouffrées dans la brèche et font de la publicité d’abord pour des « troubles » mentaux présentés en termes très vagues, pour permettre à tout le monde de s’y retrouver. Mais elles sensibilisent au « trouble » en question pour vendre le médicament qui a permis l’invention du trouble (disease mongering). Le DSM a savonné la planche de la psychiatrie pour en arriver là, puisqu’il propose d’identifier tel « trouble » à l’aide d’une liste de symptômes, ce qui revient à diagnostiquer une maladie en cochant des cases. Plus besoin de psychiatre, plus besoin de parole. Un enseignant, un employé de l’ANPE ou un policier sont désormais capables de poser un tel diagnostic à QCM ; ce qui a des traductions sociales réelles, notamment dans des techniques de contrôle social et de normalisation, telles que les décrivait Foucault en parlant d’un bio-pouvoir dont la « médicalisation infinie » est une modalité essentielle d’action.

Utopie apocalyptique? Non. C’est une réalité, par exemple dans les programmes de « dépistage » utilisés dans les écoles américaines et qui commencent à arriver en France, sous une forme atténuée et maquillée en un premier temps. On pensait la technicisation impossible dans la psychiatrie. Et pourtant…

Voici la présentation faite par l’éditeur du livre de Philippe Pignarre, « Les malheurs des psys. Psychotropes et médicalisation du social » (La Découverte, 2006) : « Depuis le début des années 2000, le « monde des psys » est en crise, particulièrement en France. D’un côté, la psychanalyse est contestée ou réduite à une référence ennuyeuse et répétitive. De l’autre, les thérapies comportementales et cognitives (TCC) ont le vent en poupe, inspirant deux inquiétantes études de l’Inserm consacrées aux « troubles mentaux » et aux « troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Renouant avec des théories du XIXe siècle tout en instrumentalisant les derniers résultats des neurosciences, leurs auteurs proposent une médicalisation des problèmes sociaux : ne pas trouver un emploi, participer à des émeutes en banlieue, ce serait d’abord la manifestation d’un trouble mental… Pour contrer cette double dérive, pour inventer collectivement de nouvelles formes de prise en charge de la souffrance psychique, explique Philippe Pignarre dans ce livre, il faut se détourner des théories figées. Et s’intéresser aux mécanismes et aux objets qui, en partie à l’insu des thérapeutes, proposent aux patients de nouvelles manières de vivre. Il montre ainsi que les médicaments psychotropes, devenus incontournables, ont joué un rôle central dans ces évolutions, contribuant à construire une nouvelle « cité psy », alors que l’ancienne est en ruines. Une cité qui n’est pas sans dangers, comme le prouve la critique serrée faite ici des deux rapports de l’Inserm. C’est une conviction forte qu’entend affirmer Philippe Pignarre : on ne sortira pas de ces impasses sans comprendre les causes profondes qui y ont conduit. »

Pignarre a raison. L’une des causes majeures, qui continue de dominer la psychiatrie et donc de produire les mêmes effets, est la présence massive de l’industrie pharmaceutique dans le DSM à travers les liens financiers des psychiatres qui le rédigent. Et qui sont responsables de cette tendance à voir des troubles du comportement et de conduite partout, y compris chez les tout petits.

La psychopharmacologie mène à la définition de nouveaux « troubles » (processus connu sous le terme « disease mongering ») qui créent le marché pour écouler les psychotropes respectifs. Cette tendance est l’oeuvre du DSM, puisque, si on applique le Manuel, on en arrive à une gestion purement médicamenteuse d’une symptomatologie comportementale dont les frontières avec le non pathologiques sont loin d’être claires. Il y a clairement une psychiatrisation des comportements et des tempéraments qui sont sortis de leur ancrage culturel et historique et dont toute détermination sociale est gommée. Quelqu’un qui souffre de la pauvreté, du chômage, de la précarité, du racisme, de la xénophobie sera diagnostiqué dépressif et poussé au conformisme social au moyen d’une médication. Un enfant qui a une forte personnalité, fait preuve de volonté et sait dire « non » – ce qui est le début de l’autonomie et de la pensée critique! – sera affublé d’un « trouble oppositionnel de défiance » ou « trouble de défiance oppositionnelle » (sic).

Voici quelques extraits de l’article Médecin malgré lui, paru sur le blog « Gross Delicatessen », qui part de l’exemple du psychiatre Daniel Carlat (VRP des firmes puis repenti, cf. notre note) pour questionner le devenir de la psychiatrie :

« Cette discipline a subi deux révolutions majeures en 50 ans avec la découverte des neuroleptiques, puis avec la création d’un manuel, le DSM, qui a fait disparaître toute l’ancienne étiologie des maladies mentales pour lui substituer une approche statistique des troubles mentaux. Il suffit désormais au psychiatre de soumettre un questionnaire à ses patients et de cocher des items pour établir un diagnostic et prescrire le remède qui abrasera les symptômes. Dans un tel système, le vécu et l’histoire du patient sont devenus secondaires, pour ne pas dire superflus.

En d’autres termes, le psychiatre d’aujourd’hui est totalement dépossédé du sens de son acte. Il n’est plus maître chez lui. Le savoir psychiatrique, dont le psychiatre n’est plus qu’un auxiliaire plus ou moins discipliné, se constitue désormais ailleurs. Il est entre les mains de pharmacologues, de biochimistes, de statisticiens, d’épidémiologues, d’informaticiens.

Dans le cas de la dépression, par exemple, on assiste à un monde à l’envers. Comme l’a démontré Philippe Pignarre, c’est l’anti-dépresseur qui redéfinit l’entité morbide. Ne dit-on pas que la dépression est l’affection sur laquelle agit un anti-dépresseur ? L’anti-dépresseur redéfinit également la fonction du médecin qui traite la dépression, en ôtant pour ainsi dire à celui-ci tout jugement. C’est sur ce terrain dévasté, où le psychiatre n’a plus grand-chose à dire ou à faire sinon collaborer, qu’une espèce nouvelle comme le médeceur ou le vendecin [médecin vendeur, à l’instar des médecins qui ne sont plus que des représentants de commerce pour les firmes pharmaceutiques] émerge spontanément. Quand il n’existe plus de discours d’opposition ou que celui-ci n’a plus les moyens de se faire entendre, les contradictions s’effacent pour laisser place à des formations symbiotiques. »

Symbiose entre médecine et commerce pharmacologique, menant invariablement à la domination de celui qui a les moyens financiers, qui propose et dispose. Cujus regio, ejus religio…

Un extrait de l’article de Philippe Pignarre Qu’est-ce que les psychotropes nous font ?

« La psychiatrie moderne a comme principe : « les malades sont tout, les thérapeutes sont rien ». Alors que tout dans son fonctionnement quotidien montre l’inverse : ce sont les thérapeutes qui sont toujours au premier plan, qui tiennent congrès, discutent, élaborent. Et pourtant la psychiatrie moderne ne peut que difficilement imaginer que les thérapeutes aient un rôle dans la naissance et le développement de certains troubles mentaux. Elle a du mal à imaginer que la question que le psychiatre a dans la tête quand arrive un patient a une
importance clef. Aujourd’hui cette question est bien souvent « quels psychotropes vais-je lui prescrire ? ». On le sait pourtant en pédopsychiatrie : quand des armées de médecins, initiés et mobilisés par les laboratoires pharmaceutiques à l’origine des nouvelles formes de Ritaline, recevront les enfants avec cette question dans la tête devant toutes celles qu’ils se posaient jusque là, quelque chose de nouveau sera advenu qui ne se limite pas à l’aptitude à faire un diagnostic objectif. Surtout quand on sait que les questions que les psychiatres ont dans la tête avant de recevoir un patient ne restent pas dans leur tête : elles sont largement diffusés dans toute sorte de journaux et magazines qui mettent les patients en situation avant même la consultation (l’industrie pharmaceutique mobilise aujourd’hui les parents, les enseignants et les médecins scolaires). »

Commentaires : 

Cette médicalisation du social – et de l’idiosyncrasique comme du subjectif – pousse à l’adaptation au sens d’ajustement (que la Théorie critique combattait de toutes ses forces théoriques), exerce une pression considérable sur les individus pour qu’ils acceptent sans critique le monde tel qu’il est, pour qu’ils se conforment aux standards de « normalité » véhiculés par l’idéologie, et notamment par ce qui sous-tend l’idéologie globalisante actuelle: le néolibéralisme. L’individualisme contemporain n’est « réalisé » que dans une illusoire personnalisation par la consommation, les marques, etc. La médicalisation comme les autres leviers nivellisants tendent au contraire à réduire toute individualité à ce qu’il y a de moins subjectif dans l’être humain, en l’identifiant à un ou plusieurs rôles standardisés: employé, chômeur, riche, pauvre, handicapé, rebelle donc inadapté, etc. Par contre, la dimension largement exploité de l’individualisme est de culpabiliser l’individu en le rendant responsable de ce qui lui arrive… Alors même qu’il n’a aucune prise sur les processus sociaux auxquels il est sommé de s’ajuster. Mais la question ne se pose pas de cette façon. Si l’individu est dit souverain dans le système néolibéral, eh bien, qu’il assume: à lui la faute s’il n’a pas « su se vendre », « s’épanouir », « s’accomplir », s’enrichir… C’est en grande partie cette culpabilité écrasante qui génére anxiété et dépression, donc le recours aux psychotropes.

Le sociologue britannique Zygmunt Bauman appelait cela « social engineering« . Le processus se fait de plusieurs façons. C’est le « bio-pouvoir » dont parlait Foucault, autre facette de la discipline, en apparence – mais en apparence seulement – moins violente que celle qui se fait dans les institutions de type usine, prison, armée… Elle porte sur les corps et sur la santé en général, qui doivent eux aussi être « normalisés » dans cette « société de normalisation ». Les techniques sont définies par la biopolitique et son idéal hygiéniste au nom duquel on enferme les individus dans des camisoles invisibles. Pour leur propre bien. Puisque, comme l’explique Foucault, le bio-pouvoir se veut sécurisant – tout comme la discipline stricto sensu qu’il continue. Il sécurise, prend en charge – de cette façon paternaliste que connaît si bien la médecine -, la vie elle-même dans sa globalité. A lui donc d’assurer la santé des individus, par exemple en interdisant le tabac, l’alcool et autres pratiques qui subvertissent à la fois la santé et l’autorité de la biopolitique… L’individu ne compte pas en tant que tel, puisqu’il n’est qu’un véhicule de la vie. C’est la vie qui est le vrai sujet de la médecine, dans cette optique-là, et elle n’est pas sans rappeler les régimes fascistes, d’une part, et toutes les théories holistes, d’autres part. Ces dernières ayant souvent servi de légitimation aux mouvances fascistoïdes. Et il n’est pas inintéressant de les voir resurgir de nos jours, même sous la plume de gens dont on pouvait espérer un autre niveau de réflexion…

Foucault parlait à juste titre d’un « phénomène de médicalisation infinie ». On la voit à l’oeuvre, lissant, nivellisant, mettant au pas à la fois le corps et l’esprit, comme il se doit. 

La psychiatrisation sous toutes ses formes – incluant une psychanalyse qui a perdu son âme en même temps que son engagement – y contribue aussi en gommant les asperités subjectives afin de créer une sorte de psychisme artificiel qui serait la normalité à atteindre pour être « in » (quelques commentaires là-dessus dans cette note). C’est ce psychisme imaginaire qui est véhiculé par les magazines féminins et tous les autres supports de la « culture psy« . C’est le pendant nécessaire de ce que le néolibéralisme achève en considérant les individus comme permutables: quelle différence entre un Espagnol et un Chinois lorsqu’ils sont tous les deux obligés de travailler pour des salaires de misère et de se faire concurrence pour faire le même travail? Ils élimineront d’eux-mêmes ce qui les distingue au cours de ce travail uniformisant. Le reste n’est que folklore, des identités de pacotille, vendues par les marchands qui ont saisi le fort potentiel commercial de l’uniformisation, à savoir le besoin psychique de la nier – et le besoin idéologique de la camoufler -, et proposent comme remède l’achat d’ornements identitaires censés personnaliser alors qu’ils sont fabriqués en série: tel vêtement afro, telle série « streetwear », telle ligne de vêtements ou telle nourriture pour telle « minorité »… On a la même contradiction avec l’affirmation des communautés, avec les communautarismes, alors que la globalisation a uniformisé tout le monde (ou presque) à travers le néolibéralisme. L’automystification est entretenue par ce dernier, puisqu’elle est source de profits…

Comme si on pouvait exorciser l’interchangeabilité, la permutabilité ambiantes en se parant de produits sérialisés à leur tour… Le « diagnostic » de la Théorie critique – dont se sont inspirés Foucault et Bauman – se vérifie tous les jours…

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