Antidépresseurs : médicaments les plus prescrits aux Etats-Unis. Une sorte de psychisme artificiel sert d’idéal de normalité

Ces commentaires partant des chiffres exacts extraits du dernier rapport du CDC (Center for Disease Control des Etats-Unis) sur les soins 660939447.jpgambulatoires aux Etats-Unis, pour l’année 2005. Le rapport inclut la raison de la consultation, les prescriptions, etc. Il y est question aussi de l’évolution de la consommation d’antidépresseurs et de leur arrivée en première position.

A lire de préférence en rapport avec cette note sur les conflits d’intérêts en psychiatrie, pour bien comprendre que l’explosion des prescriptions d’antidépresseurs n’a rien d’innocent et ne saurait être interprétée comme la réponse médicale adéquate à une explosion des syndromes dépressifs caractérisés, comme le souligne le Dr Robert Goodman, fondateur de l’association anti-corruption en médecine No free lunch ! (Non aux déjeuners – ou cadeaux – offerts par l’industrie pharmaceutique). 

Selon les statistiques du CDC, portant uniquement sur les prescriptions en ambulatoire, sur un total de 2,4 milliards de prescriptions, 118 millions étaient pour des antidépresseurs. Les antihypertenseurs arrivaient en deuxième position, avec 113 millions de prescriptions, suivis par les anti-inflammatoires et les médicaments anticholestérol, presque à égalité, autour de 110 millions de prescriptions. L’usage des antidépresseurs a augmenté de 48% entre 1995 et 2002 (dernière année pour les statistiques comparatives). 

Selon Goodman et d’autres, cette explosion des diagnostics et des traitements à tout à voir avec les financements par l’industrie pharmaceutique des médecins, de leurs organisations professionnelles, de leur formation (initiale et continue), de la presse médicale, des essais cliniques et de toute la recherche médicale.

Et, bien entendu, tout commence par le financement industriel des experts qui produisent les critères de diagnostic des maladies et autres syndromes psychiatriques : le DSM IV révisé (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux). Parfait exemple de marketing, puisque le retour sur investissement est énorme, au point de créer une nouvelle « normalité » chimique et de l’imposer à tout le monde au moyen d’une pression conformiste qui fait que tout vague à l’âme est mal vu, que toute différence ou « scorie » subjective doit être abrasée chimiquement… 

Paul Arcand en rend bien compte dans son documentaire « Québec sur ordonnance » (cf. notre note): « De tous les médicaments vendus aux pauvres, ce sont les psychotropes qui arrivent en première place. Une pilule pour oublier, une pilule pour se geler les émotions, une pilule pour être au neutre ».

De nos jours, les médecins ne se limitent plus au traitement des maladies, ils « traitent aussi l’absence de bonheur », constate le Dr Ronald W. Dworkin. « Beaucoup trop de gens prennent des médicaments alors qu’ils devraient modifier tel ou tel aspect de leur vie », ajoute-t-il en donnant l’exemple d’une femme qui va voir un médecin parce qu’elle n’aime pas la façon dont son mari gère les finances de la famille. Elle voudrait le lui dire, mais craint de le blesser. Le médecin lui prescrit un antidépresseur censé la faire se sentir mieux. Et, effectivement, elle se sent mieux. Mais entre-temps, la gestion financière du mari ruine les finances de la famille.

Anesthésiste et philosophe, Ronald W. Dworkin est l’auteur d’un livre sur l’état psychique chimiquement produit de toute une catégorie de personnes 369163406.gifqu’il appelle « la nouvelle classe heureuse » : Artificial Happiness. The Dark Side of the New Happy Class, Carroll & Graf, 2006. Il s’agit d’un état artificiel qui n’est ni malheur ni bonheur, puisqu’il gomme les aspérités des états d’âme et des réactions psychiques aux bonheurs ou malheurs du quotidien. L’analogie avec la chirurgie esthétique n’est pas fortuite, puisque celle-ci est le pendant physique de la normalité artificielle. Les deux tenter de gommer l’historicité, de sortir l’individu hors du temps en l’installant dans un interstice qui n’est ni jeunesse ni vieillesse, ni tout à fait soi-même ni tout à fait autre… Faute du livre, les lecteurs qui lisent l’anglais apprécieront cet article détaillé du même auteur, écrit en 2001, mais plus actuel que jamais : The medicalization of unhappiness.  

La médication par psychotropes déconnecte le psychisme de la vie réelle ; elle apaise, mais au prix d’une diminution significative de la conscience, donc, pourrions-nous ajouter, au prix d’un nivellement progressif du jugement et de la critique, voire de la capacité à penser par soi-même. Celle-ci implique de faire face à une situation difficile ou conflictuelle et de la résoudre au lieu de l’esquiver chimiquement. La conscience renvoie surtout à la capacité à se déprendre des préjugés, des conformismes idéologiques et économiques qui incluent la pression à la médicalisation pour obtenir cette normalité chimique dont un sociologue disait à juste titre qu’elle était le résultat d’un « abrasement chimique des dilemmes qui façonnent la subjectivité » (Alain Ehrenberg).

3 réflexions au sujet de “Antidépresseurs : médicaments les plus prescrits aux Etats-Unis. Une sorte de psychisme artificiel sert d’idéal de normalité”

  1. bravo pour ce blog, étant etudiant …..en pharmacie, je prends plaisir à avoir une vision de moins en moins naive sur l’industrie pharmaceutique et la socièté d’aujourd’hui … merci

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  2. Bienvenue dans ces contrées pharmacritiques!
    Merci beaucoup pour ces encouragements! Ca aide à tenir quand ce qu’on lit donne envie de vomir, ce qui arrive très souvent, mais certainement pas à cause de l’estomac…
    Je vous souhaite de perdre vite vos illusions, ce qui vous permettra d’avoir suffisamment de distance critique pour éviter de tomber dans le panneau marketing…
    Bonne continuation!

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  3. Bonjour!
    Je n’ai rien à voir avec le secteur médical (quoique d’un certain point de vue, mon métier n’en est pas si l’on considère l’aspect social…), mais c’est avec un intérêt immense que je lis ce blog, et je vous remercie de son existence.
    Je suis metteur en scène et plasticienne, et j’ai commencé à faire des recherches approfondies sur ce qu’est la notion, subjective, de « désordre mental » (pour une exposition). Désordre mental ou désordre social ? Ceci est la vraie question. Et plus encore celle que je me pose est la suivante : la façon dont notre civilisation définit le désordre mental et la façon qu’elle a d’y « répondre » ne sont-elles pas des symptômes d’un désordre bien plus grave, et bien réel celui-ci, un désordre civilisationnel grave ?
    Quand je regarde le monde dans lequel je vis, que je lis et entend les discours de nos « élites », quand je vois les mesures sociales et légales qui sont adoptées aujourd’hui, légitimées encore et toujours par une lecture de la science très « orientée », quand je vois la place que ladite science occupe dans notre quotidien, même le plus intime, j’ai l’impression d’être en plein come back des années trente et des mouvances de pensées héritées en droite ligne des grands courants eugénistes du début du XXe siècle. Et j’ai peur. Très peur.
    Je pourrais en parler pendant des heures, mais l’objet de mon intervention est autre, anecdotique, mais si révélatrice… Voici mon expérience personnelle de « psychotropée » pendant treize ans… pour rien. (le but ici n’est pas de m’épancher, on s’en fiche de mon histoire en elle-même, mais pour moi elle illustre malheureusement ce qui est devenu aujourd’hui un dramatique classique)
    Dès l’adolescence, j’ai commencé à souffrir régulièrement de « phases dépressives » plus ou moins graves, allant d’un repli sur soi à des tendances suicidaires, en passant par la fuite dans les paradis artificiels. Hop, début des antidépresseurs et anxiolitiques à quinze ans, prescrits par mes propres parents médecins. J’étais brillante à l’école et devais le rester, sportive de haut niveau et devais le rester, musicienne accomplie et devais le rester, et surtout il fallait que je présente bien.
    Dès ma majorité, je quitte le foyer et m’en vais loin, très loin, pour faire mes études. Mon mal-être m’accompagne, je vais consulter. On me diagnostique « dépressive chronique », et malgré mes réticences… on me médicamente. Je finis par accepter, puis y croire, puis angoisser de ce que serait ma vie sans « ces médicaments qui me sauvent la vie ».
    Etudes brillantes, entrée dans la vie professionnelle très remarquée, et pourtant, je m’effondre encore et encore (comment est-ce possible, je suis si « performante »…). Du duo médecin-psychologue, on m’envoie chez le psychiatre… et le diagnostic, ce cher diagnostic, évolue : « troubles de l’humeur ». Après l’effexor, le lambipol, j’ai seulement vingt-cinq ans et déjà dix ans d’ordonnances et étiquettes multiples et variées.
    Jusqu’au jour où… des personnes qui se sont intéressées à mon parcours personnel, tout à fait en profanes puisque ce sont « juste » des amis, me tannent pour que j’envisage la question autrement, ou plutôt pour que je me pose la bonne question : désordre mental ou désordre social ? Quel est le vrai malaise que personne n’a vu et que moi-même je n’ai pas voulu voir, parce qu’il signifiait juste que je suis « différente » ?
    Je lâche tout, psychiatre et psychotropes, et je vais consulter celle qu’on m’a désignée et qui m’a tout simplement sauvé la vie, pour de vrai cette fois, ma psychologue actuelle, une psychologue spécialisée… dans les surdoués.
    Ah bon je n’ai aucune maladie mentale ? Non, juste un mal de vivre, un mal d’être moi-même, le mal d’être trop intelligente pour être conforme et supporter cette conformité. Mais alors, ces miliers de pilules que j’ai avalées, dont j’ai supporté les effets secondaires, le prix physique et financier, dont le non-résultat m’a tant terrorisée et conduit à croire que j’étais vraiment « folle », n’ont servi à rien ? Non, absolument à rien, si ce n’est à m’enfermer encore plus dans une spirale d’angoisses, de désociabilisation et de haine de moi-même.
    Quel paradoxe ! Moi qui croyais que ma tête ne fonctionnait pas, j’ai juste une tête qui fonctionne… trop bien ! Cela me fait rire, mais un peu jaune je l’avoue.
    Aujourd’hui j’ai trente ans, je n’avale plus un seul médicament, et je vais bien, BIEN ! Plus de dépression, plus d’angoisses, moins de difficultés sociales, et un délicieux goût à la vie…
    Parce-que parmi tous les professionnels de la santé que j’ai vu, enfin, une personne, une seule personne s’est posée les questions non-pas en termes d’une liste de symptômes, mais en termes de mon parcours, de mon environnement, de ma personne. Une seule personne n’a pas plongé sur son DSM avec dans son autre main un stylo et un carnet d’ordonnances. Une seule personne m’a, entre autres, appris que j’existe pour ce que je suis, et non par ce que je fais.
    Mais combien de gens rencontrent-ils ce genre de personne ? Bien trop peu je le crains.
    Et les autres, tous les autres, qui souffrent simplement du chômage, d’un bégaiement, d’une vie sentimentale difficile, ou d’un quelconque malaise d’être juste « hors normes », tous ces autres-là continuent à avaler avec une tape dans le dos, le silence qu’on leur prescrit au nom de l’indice statistique du bonheur.
    Aux Etats Unis, on donne de la ritaline à de plus en plus d’enfants de plus en plus jeunes, en France on légifère sur l’obligation de soins ; peut-être que bientôt on stérilisera les psychotique qui sait ? Pour « leur bien » évidemment…
    Et là, c’est pas à la tête que j’ai mal, c’est à la civilisation.

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