« Une fois que je suis rentré dans le monde des multinationales pharmaceutiques, il m’a pris à la gorge et ne m’a plus lâché. Big Pharma, comme on l’appelle, peut tout offrir: les espoirs et les rêves qu’elle peut susciter ; son immense potentiel à faire le bien, partiellement réalisé ; et ses souterrains les plus obscurs, entretenus par son énorme richesse, sa propension pathologique au secret, sa corruption et sa cupidité », dit John le Carré dans une interview accordée au journal britannique The Guardian, en parlant de son roman « La Constance du jardinier » et de son adaptation cinématographique qui garde le titre original, « The Constant Gardener ».
(Nous en avons rendu compte dans la note précédente.)
Pris à la gorge, John le Carré se rebelle et sa colère ouvre des brèches, comme il le dit dans une autre interview au Guardian : “Il y avait une réelle colère dans l’écriture de La Constance du jardinier et j’ai pensé qu’elle était émotionnellement justifiée. J’en étais très fier. J’ai surtout été fier de ce qui s’est passé après la parution du livre – les menaces de poursuites judiciaires qui n’ont pas eu lieu, l’énorme soutien de la profession médicale et des militants. Et puis la rage de l’industrie pharmaceutique était tellement délicieuse que je ne pouvais pas ne pas la savourer publiquement ».
L’auteur précise dans une interview à Télérama de septembre 2001 quelque chose qui nous fait comprendre que c’est ce mépris pour les humains du tiers-monde sacrifiés sur l’autel du profit des multinationales avec le soutien logistique et idéologique des ancien pays coloniaux qu’il avait cherché à illustrer. L’industrie pharmaceutique est le meilleur exemple de ce mépris pour la vie humaine, celui qui l’a « pris à la gorge ». Les exemples « de l’exploitation du tiers-monde par les multinationales ne manquent pas et sont souvent terrifiants », dit Le Carré. « En Afrique en particulier. (…) J’aurais pu choisir les compagnies pétrolières ou l’industrie du tabac. J’avais le choix! Mais il m’a semblé que l’exemple le plus saisissant était celui des groupes pharmaceutiques. C’est le domaine qui nous touche le plus intimement. C’est de notre santé qu’il s’agit, de celle d’une mère, d’un enfant, d’un amant… Ce milieu de la pharmacie m’attirait car il est capable du pire comme du meilleur. On pourrait certainement vivre dans un monde sans pétrole, mais pas sans médicaments…
J’ai donc commencé mon enquête pour nourrir le livre. Je suis allé voir les professionnels de l’industrie pharmaceutique, des associations humanitaires, « Médecins sans Frontières », de nombreuses organisations qui travaillent dans le tiers-monde, notamment en Afrique. J’ai rencontré beaucoup de gens en colère, entendu des histoires terribles. Des histoires de médicaments inadaptés ou périmés écoulés dans des pays du sud, des histoires de corruption de médecins ou de décideurs politiques, des histoires où l’argent prime sur toute autre considération… »
La corruption des décideurs politiques ne désigne pas que les hommes politiques africains… La même corruption sévit, sous d’autres formes, dans ce monde occidental dont les décideurs sont représentés dans le roman et le film par les diplomates en poste au consulat kenyan de Grande-Bretagne et par certains de leurs supérieurs au ministère des affaires étrangères. Ces institutions ne sont que des avant-postes et des soutiens logistiques des intérêts économiques britanniques dans une ancienne colonie. Certains commentateurs ont vu une contradiction entre cette critique sans détour et l’affirmation du patriotisme de John le Carré. Celui-ci disait, dans l’un des interviews au Guardian, qu’il aurait eu tout loisir de quitter ce pays, mais s’il n’est pas parti, c’est que « j’en fais partie. Il m’a crée et je l’aime en fin de compte ». Mais amour de la patrie et patriotisme ne veulent pas dire absence de critique. Au contraire…
Dans le roman, le consulat travaille main dans la main avec les « émanations les plus méprisables du capitalisme tardif, [parmi lesquelles] l’industrie pharmaceutique internationale. Cela ne pousse certainement pas à la ferveur pour l’Union Jack », remarque le journaliste Stuart Jeffries, qui ajoute que « même si le roman inclut une postface dans laquelle l’auteur nie avoir cherché à condamner les activités du consulat, il nous reste un goût amer en pensant que les femmes et les hommes de là-bas protègent les intérêts britanniques par des agissements sales, néo-colonialistes et sans aucun principe. Peu leur importe, suggère le roman, si des Africains meurent à cause d’un médicament qui n’a pas été testé correctement, du moment que la firme pharmaceutique qui le produit crée 1.500 emplois en Grande-Bretagne ».
Mais pour cet aspect aussi, c’est la réalité qui s’insinue dans le livre et en tisse la trame. Les diplomates se sont imposés comme personnages du roman et du film, donc comme des cibles de la critique, parce qu’ils sont là pour concrétiser la politique économique du gouvernement, pas pour faire respecter des principes.
Nous voyons ici la lucidité et l’absence de complaisance de quelqu’un qui a lui–même travaillé pour le ministère des affaires étrangères (Foreign Office) de sa gracieuse majesté et sait que, de nos jours, la diplomatie n’est qu’un vernis couvrant la logique marchande du profit par l’expansion maximale du marché ou par un donnant-donnant économique qui ferme les yeux sur les violations des droits de l’homme, sur la face cachée des activités industrielles et autres des compagnies occidentales au tiers-monde. Ou ailleurs… Question actuelle, avec les crimes perpétrés par la Chine contre les Tibétains et le non respect des droits de l’homme. Nous avons une secrétaire d’Etat aux droits de l’homme pour sauver les apparences, pour que personne ne puisse dire que la France n’en parle même pas. Mais ça s’arrête là. On en parle, effectivement, sur les plateaux de télévision français, certainement pas en Chine, où cela pourrait rester en travers de la gorge du dignitaire du parti communiste qui signe un contrat mirobolant pour des Airbus entre deux condamnations à mort.
Alors oui, le roman de John le Carré est aussi une mise en cause du passé colonial récent de la Grande-Bretagne et des relents de néo-colonialisme. Il va de soi que toute analogie avec d’autres pays n’est pas fortuite…
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Il y a une dimension politique dans cette dénonciation de l’état d’un pays dont John le Carré a protégé les intérêts vitaux – la sécurité – lors de son activité dans le contre-espionnage pendant la guerre froide. Comme il dit parlant de la politique intérieure et de sa décadence, « je pense qu’il est de notre devoir non seulement social mais patriotique que de témoigner de la merde à laquelle nous sommes soumis » politiquement. Et il ne mâche pas ses mots quand il s’agit de qualifier la collusion entre intérêts politiques/ gouvernementaux et intérêts privés des multinationales : « Selon la définition de Mussolini, on est en bonne voie vers un Etat fasciste quand on ne peut plus distinguer le pouvoir économique des multinationales du pourvoir gouvernemental/politique. Si vous ajouter à ça le pouvoir religieux et le pouvoir médiatique, vous avez la définition de notre présent. » Et quand Stuart Jeffries lui demande s’il veut dire que le Royaume Uni est un Etat fasciste, John le Carré lui demande : Pourquoi ? « A vous, il vous paraît démocratique ? »
Le romancier ne conteste pas le caractère politique du film [« The Constant Gardener », l’adaptation de son roman, mentionnée dans la note précédente], ni le fait que les cibles sont les politiques britanniques, ou plutôt la politique britannique actuelle, son absence de représentativité, ses préoccupations autres que celles de ceux qu’elle est censée représenter. « Il y a un manque d’opposition au Parlement. Les intérêts et le savoir de monsieur tout le monde ne sont pas exprimés. Il y a des brèches dans la vérité qui doivent impérativement être refermées. En ce sens, ce film est utile. Bien entendu, il y doit y en avoir d’autres ». Et Le Carré souligne que le film n’est pas vraiment une fiction, mais « une sorte de documentaire. C’est un compte rendu fictif mais non moins irréfutable » en fait – dans les faits.
Oui, comme nous le disions dans la note précédente, la frontière entre fiction et fait, entre fictum et factum est on ne peut plus floue. C’est en ce flou que consiste son utilité, après tout : dans la condamnation des agissements de l’industrie pharmaceutique occidentale qui utilise les êtres humains les plus pauvres et les plus vulnérables de la planète comme des cobayes interchangeables afin de faire – et d’augmenter – son profit. Le livre était déjà historiquement « utile » parce qu’il renforçait la révolte altermondialiste qui se nourrit de tels thèmes. Même si l’impact altermondialiste n’était pas recherché par Le Carré, la rencontre n’est pas un hasard ; elle relève de l’esprit du temps, dont on ne peut qu’espérer qu’il sera porteur d’encore plus de révoltes contre le profit à tout prix. Une autre partie de l’interview accordé à Télérama aborde cette question :
Télérama: Deux ans plus tard, à sa sortie en France, votre livre se retrouve en pleine actualité. Celle de la montée des mouvements de contestation de la mondialisation néolibérale. Vous l’aviez vue venir?
John Le Carré : il y a deux ans, le fait d’attaquer l’industrie pharmaceutique ou les multinationales me paraissait une idée neuve. Depuis, il y a eu les manifestations de Seattle, de Gênes… Certains m’ont fait l’honneur de croire que j’avais contribué à donner la parole à ces mouvements. Mais c’est faux. J’ai simplement eu de la chance ou, au mieux, l’intelligence du moment.
Cela ne m’a pas empêché de me réjouir quand j’ai vu les grands laboratoires pharmaceutiques contraints de battre en retraite en Afrique du Sud. Vous vous souvenez qu’ils avaient attaqué le gouvernement de Prétoria pour s’opposer à l’importation de médicaments bon marché contre le sida… Jusque là, dans le tiers-monde, leur attitude était à peu près la suivante: c’est nous qui savons, nous dépensons des fortunes pour cela, alors laissez-nous faire, au prix qu nous fixerons. Les choses, heureusement, ont commencé à changer. Il était temps! Quand j’ai entrepris d’écrire mon livre, 85% de la production pharmaceutique était consommée par seulement 12% de la population mondiale. Aujourd’hui encore, en Afrique sub-saharienne, 1% seulement des dizaines de millions de personnes séropositives ont accès aux médicaments. C’est de la folie! Ou, pour appeler les choses par leur nom, un génocide. Non planifié, bien entendu. Un génocide par abandon. Toute la question est donc de savoir comment exercer un minimum de contrôle sur l’action des multinationales, notamment quand l’intérêt collectif est en jeu. » […]
Et voici une interview accordée par Fernando Meirelles, le réalisateur brésilien du film « The Constant Gardener », qui apporte la vue de quelqu’un ayant connu certaines de ces réalités dans un pays en développement, et notamment la lutte du Brézil pour pouvoir produire des médicaments bon marché accessibles aux malades du Sida. (Interview en anglais).
Pour illustrer l’accueil en France, voici le compte-rendu du livre « La constance du jardinier » dans Marianne: John Le Carré déclare la guerre aux multinationales pharmaceutiques.
Bonjour,
J’ai pris connaissance avec intérêt de vos contributions sur le Gardasil. Or comme le formulaire de commentaires ne s’affiche pas à la suite des billets consacrés à ce sujet et que je n’ai pas trouvé non plus de bouton « contact » sur votre blog, je passe par ce formulaire-là pour m’adresser à vous. Je tiens encore à souligner ceci: je ne souhaite pas voir mes propos publiés sur votre blog, mais simplement vous transmettre quelques liens qui devraient vous permettre d’alimenter vos propos.
Je suis journaliste et viens de publier dans Le Matin dimanche un papier d’enquête sur la situation en Suisse. Jusqu’ici, il a en effet régné chez nous une unanimité médias-experts tout à fait remarquable sur l’utilité d’une vaccination anti-HPV. Pas une enquête, pas une question désagréable, alors que comme vous l’avez bien montré, le Gardasil est un bel objet de controverse. Par ailleurs, au niveau des « experts vaccinaux » helvétiques qui ont recommandé des vaccinations à large échelle pour toutes les jeunes filles, les conflits d’intérêt potentiels étaient évidents. Voici le lien où vous pouvez lire mon enquête: http://www.lematin.ch/fr/actu/suisse/vaccin-contre-le-cancer-du-col-de-l-uterus-nous-a-t-on-tout-dit_9-124912
Enfin, je ne saurais trop vous recommander la lecture du rapport coûts/bénéfices commandé par le ministère autrichien de la santé que je cite dans mon papier. (http://hta.lbg.ac.at/de/index.php, cliquer ensuite sur « Projektbericht: ökonomische Evaluationder HPV-Impfung in Oesterreich »). Fait intéressant: après lecture de ces conclusions, la ministre autrichienne de la santé (une femme, on ne peut donc pas lui faire le reproche de l’indifférence!) a décidé de ne pas inclure le remboursement du vaccin anti-HPV dans l’assurance de base et contrairement à ce qu’on lit partout, le vaccin anti-HPV n’est pas recommandé en Autriche – il y a juste été homologué.
Je vous souhaite une excellente continuation.
Meilleurs messages
Catherine Riva
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Merci beaucoup, Catherine Riva, pour votre contribution!
Malheureusement, les commentaires sont automatiquement fermés après un mois. Rien à faire…
Les grands esprits se recontrent… Je suis au courant de la situation en Autriche, qui date depuis fin janvier, et je fais quelques recherches sur la controverse qui a éclaté dans la presse autrichienne en vue d’une prochaine note. Par ailleurs, la ministre de la santé avait parlé ouvertement de son scepticisme quant au Gardasil déjà au mois de mai 2007. Et il y a d’autres données que je souhaite prendre en compte.
Mais j’ai été débordée, d’une part par une connexion défaillante, d’autre part par une période assez mouvementée. Puis l’actualité s’est elle aussi imposée, avec « Le monde de Monsanto » et la nécessité de défendre les lanceurs d’alerte, puis de soutenir l’exceptionnelle initiative de « Ni pauvres ni soumis ».
Merci encore de votre contribution, et n’hésitez pas à revenir! Ce sera un plaisir!
Bonne continuation!
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