Dans cette note, nous avions présenté Sonia Shah, journaliste canadienne d’investigation, et son livre Cobayes humains, dévoilant les conditions de déroulement de certains essais cliniques au tiers-monde. Le livre de Shah est d’ailleurs préfacé par John le Carré. Et celui-ci nous donne une parfaite illustration des activités des firmes pharmaceutiques là où personne ne peut le contrôler faute de législation adéquate et faute d’intérêt des « élites » corrompues, qui ne vont quand même pas tuer la poule aux œufs d’or pour la santé de quelques gueux… Activités telles que les perçoit John le Carré, par le prisme de la fiction, pourrait-on dire. Mais les frontières entre « fictum » et « factum » sont on ne peut plus floues…
D’autant plus que l’auteur est lui-même un ancien du « Foreign Office » (ministère britannique des affaires étrangères, où il faisait partie du service de contre-espionnage), affectation qui ne pouvait pas ne pas lui ouvrir les yeux…
Quelques extraits du roman La Constance du jardinier, adapté au cinéma en 2005-2006, parlent d’eux-mêmes. Si vous n’avez pas lu le roman, préparez-vous à perdre quelques illusions… Pour introduire les fragments, il suffit de dire que Justin Quayle – un diplomate britannique en poste au Kenya qui ne s’est jamais posé des questions -, vit quelque chose qui lui fait perdre sa naïveté, le pousse à regarder derrière la façade étincelante d’une multinationale pharmaceutique et à entreprendre un véritable voyage initiatique. A l’épreuve des réalités et de la souffrance humaine, es discours idéologiques tombent l’un après l’autre, pour Justin comme pour le lecteur. Il reste la vérité dans sa nudité : le dieu Profit.
Les abeilles sur la couverture du livre renvoient aux « Three Bees », nom d’une filiale pharmaceutique à laquelle la multinationale (fictive) KVH sous-traite les essais cliniques. Cette sous-traitance est d’ailleurs un autre aspect méconnu par les usagers occidentaux. Elle permet souvent aux firmes de se laver les mains en invoquant l’ignorance à propos des agissements des sous-traitants. Ceux-ci sont obligés à avoir des résultats positifs aux essais – et à des prix compétitifs – sous peine de ne plus avois de contrats à l’avenir. Pour les lecteurs qui voudraient en savoir plus: ces sous-traitants s’appellent « contract research organisation » (CRO) et peuvent travailler en même temps pour le système de santé public et pour des multinationales privées… Et sur le même sujet, qui plus est, tout en prétendant à l’objectivité des résultats… Le « conflit d’intérêts » est un syntagme qui ne figure pas dans leur vocabulaire… C’est ce qui s’est passé avec le Gardasil, sous-traité deux fois, mais c’est une autre histoire, qui mérite une autre note…
[Justin dans le hall d’un hôpital] « Près d’une porte sur laquelle une plaque indiquait « réservé aux médecins » était accroché un grand panneau d’affichage. (…) Tableaux de planning pour les médecins de garde, les médecins en vacances, les médecins de service. Et une charmante affiche annonçant que, cette semaine, les pizzas gratuites pour les étudiants en médecine arrivent ave les compliments de Karel Vita Hudson, Vancouver – et venez donc à notre brunch dominical KVH avec projection de films à la discothèque Haybarn. Remplissez le formulaire joint à la pizza et profitez d’un billet gratuit pour l’expérience de toute une vie ! (…) (356)
[Justin pose des questions à une scientifique ayant participé à ces essais cliniques au Kenya]
« – Personne ne s’est plaint ?
– Qui va se plaindre ? rétorque-t-elle, irritée par cette question. Les médecins et les professionnels de santé du tiers-monde qui font de l’argent grâce à ces tests ? Le distributeur qui s’enrichit en commercialisant la molécule et ne tient pas à perdre les bénéfices de toute la gamme de produits HVH, voire faire faillite carrément ?
– Et les malades ? (…)
– La plupart vivent dans des pays non démocratiques au régime corrompu. En théorie, ils ont donné leur consentement informé au traitement. En pratique, leur signature figure en bas de formulaires d’accord qu’ils ne savent même pas lire. La loi leur interdit d’être rétribués, mais on les dédommage généreusement du voyage et du manque à gagner, et on les nourrit gratis, ce qu’ils apprécient au plus haut point. Sans compter qu’ils ont peur.
– Des compagnies pharmaceutiques ?
– De tout le monde. S’ils se plaignent, on les menace. On leur dit que leurs enfants ne recevront plus de médicaments des Etats-Unis, que leurs maris iront en prison. (…) Le problème est triple, dit-elle en levant aussitôt trois doigts effilés. Primo : les effets secondaires sont délibérément occultés par intérêt financier. Deuzio : les communautés les plus pauvres du monde sont utilisées comme cobayes par les plus riches. Tertio : les compagnies usent d’intimidation pour étouffer un débat scientifique légitime sur ces problèmes. » (366)
[Un dirigeant d’une compagnie pharmaceutique répond à une personne envoyée par le Foreign Office (ministère des affaires étrangères) pour demander ce qui se passe] : « – Les mecs qui vous paient, je les invite à déjeuner. Je leur organise des soirées sur mon yacht à la con. Et allons-y les filles, le caviar, le champagne. Et allons-y les voitures, les biftons, les secrétaires à gros nichons. Je traite avec des sociétés qui font dix fois plus de fric que vous n’en dépensez en un an. Si je leur disais ce que je sais, vous seriez cuits. Alors je vous emmerde, Donohue. » (391) « L’éthique, pour eux, ça se résume à celles qu’ils trouvent dans les poils de leurs clebs » (393)
[Un supérieur de Justin au consulat britannique tente de justifier pourquoi la Grande Bretagne, parfaitement au courant, laisse faire] : « La molécule en était encore au stade des essais. Elle l’est toujours, en théorie. Si elle tue quelques patients condamnés, où est le drame. Elle n’était pas brevetée en Grande-Bretagne, donc pas de problème, si ? (…) Enfin, bon Dieu, Justin, il faut bien les tester sur quelqu’un les médicaments, non ? Et alors, on choisit qui, hein ? Les étudiant
s en gestion de Harvard ? (…) Enfin, merde ! Ce n’est pas le boulot du Foreign Office d’évaluer la sécurité des médicaments de synthèse ! Il est censé graisser les rouages de l’industrie britannique, pas aller raconter partout qu’une compagnie britannique implantée en Afrique empoisonne ses clients. Vous connaissez la règle du jeu. On n’est pas payés pour faire du sentiment. Et ces gens qu’on tue seraient morts de toute façon. Regardez le taux de mortalité qu’ils ont, ici – non que ça intéresse grand monde, d’ailleurs. » (425)
[Un officiel britannique demande à la firme si elle peut faire profil bas, lâcher le médicament, le revoir]: « Ils ont répondu en gros qu’on ne retirait pas un médicament comme ça. Les actionnaires ne le permettraient pas. Non que personne leur demande leur avis, mais s’ils l’avaient fait, ils n’auraient pas marché. Ergo, le conseil non plus. Les médicaments, c’est pas des recettes de cuisine. On ne peut pas retirer un ingrédient, un atome ou que sais-je ?, en ajouter un autre et réessayer. On peut juste bidouiller le dosage, reformuler, mais pas recomposer. Si on veut le changer, c’est retour à la case départ, à ce qu’ils lui ont dit, et personne ne fait ça une fois arrivé à ce stade-là. Et puis après ils ont menacé de réduire leurs investissements en Grande-Bretagne, ce qui augmenterait le nombre de chômeurs de Sa Majesté. » (427)
[Un autre personnage demande à Justin:] « A ton avis, quel est le secteur où évoluent les requins les plus dissimulateurs, menteurs, fourbes et hypocrites que j’ai jamais eu le douteux honneur de rencontrer ? »
{Provoqué par Justin, un chercheur dénonce :} « L’Afrique compte 80% des sidéens du monde. Et encore, c’est une estimation optimiste. Les trois quarts ne sont pas traités. Merci, les firmes pharmaceutiques et leur serviteur, le Département d’Etat américain, qui menacent de sanction tout pays osant produire sa version bon marché des molécules brevetées aux Etats-Unis. (…) Et ne me parlez pas des frais de recherche et de développement. Les labos les ont amortis il y a dix ans, et pour l’essentiel ils sont subventionnés par le gouvernement de toute façon, alors c’est des conneries. Ce qu’on a là, c’est un monopole amoral qui se paie chaque jour en vies humaines. (…) Il remet le bocal sur l’étagère et prend une grosse boîte blanche et noire.
– Ces salauds fourguent ce même produit depuis déjà trente ans. Ca sert à quoi ? La malaria. Et vous savez pourquoi il a trente ans, Peter ? Si quelques pékins se chopent la malaria à New York un jour, là, vous verrez, on trouvera un remède fissa ! Il choisit une autre boîte (…).
– Un généreux et philanthropique labo du New Jersey a fait don de ce produit aux nations pauvres et affamées du monde. (…) Les labos ont besoin qu’on les aime. Sinon, ça les angoisse et ils sont malheureux. (…) Pourquoi ce labo a-t-il fait don de ce médicament ? Je vais vous le dire. Parce qu’ils en ont fabriqué un meilleur et que l’ancien encombrait le stock. Alors ils en font don à l’Afrique malgré la date de péremption à six mois et ils obtiennent un avantage fiscal de quelques millions de dollars pour leur acte de générosité. Sans compter qu’ils s’épargnent au passage quelques millions en stockage et en frais de destructions de médicaments invendables. Et en prime, tout le monde dit : « Oh, regardez ce qu’ils sont gentils », y compris les actionnaires. Ce lot est resté trois mois à la douane de Nairobi, le temps que les douaniers se fassent graisser la patte. Il y a environ deux ans, le même labo a expédié en Afrique des lotions capillaires, des remèdes anti-tabac et des coupe-faim. Ces salauds sont dépourvus de tout sentiment, sauf pour le dieu Profit. Voilà la vérité. » (456-457).
La Constance du jardinier (The Constant Gardener). Traduit de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin. Seuil, 2001.
La bande annonce du film The Constant Gardener, film de Fernando Meirelles, avec Ralph Fiennes et Rachel Weisz. VO, sous-titrée en français.
John le Carré, le réalisateur, les acteurs et d’autres s’expriment sur le sujet du film et les agissements de l’industrie pharmaceutique dans ces extraits d’un dossier de presse. On notera plus particulièrement ces phrases concises du romancier: » « Big Pharma« , comme on l’appelle souvent, réunit tout ce qu’on peut imaginer : les espoirs et les rêves que ce secteur incarne, sa capacité – en partie concrétisée – à faire le bien, et sa face cachée, terriblement sombre, entretenue par des sommes d’argent colossales, une obsession du secret pathologique, la corruption et la cupidité. » Et l’avis du docteur Bonnie Dunbar, biologiste moléculaire et ancienne professeur à ‘université de médecine de Baylor (Houston) résidant aujourd’hui dans la banlieue de Nairobi, qui se félicite de la véracité de l’intrigue du film : « J’ai fait plusieurs parallèles avec des choses que j’ai vécues dans ma vie professionnelle, et qui m’ont fascinée. Le lobbying des organisations internationales, de même que les allusions à l’argent englouti par les opérations de « maquillage » de malversations, me semblent tout à fait authentiques. J’espère seulement que la dimension criminelle de l’intrigue n’est pas véridique, mais en même temps, dès qu’il y a beaucoup d’argent en jeu… »
Le film a été tourné au Kenya, où le livre a été interdit par peur d’émeutes. L’équipe de production et de tournage a donné naissance à la « Fondation The Constant Gardener« , pour aider les communautés villageoises avec lesquelles elle avait été en contact. Des donations peuvent être faites de partout pour que ce travail – qui se focalise d’abord sur l’alimentation en eau potable, les équipements sanitaires et de salubrité et l’éducation des enfants – puisse s’étendre.