Le 23 mai et le 20 juin, j’ai été auditionnée, au nom de Sciences Citoyennes et pour mes autres activités, par le Comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). Le Comité est présidé par le philosophe Pierre Le Coz, par ailleurs vice-président du Conseil national consultatif d’éthique ; parmi ses membres, détaillés sur cette page, figure l’excellente juriste Marie-Angèle Hermitte, co-auteure de la proposition de loi sur la déontologie de l’expertise et la protection des lanceurs d’alerte (sur cette page du site de Sciences Citoyennes). Je salue l’ouverture de l’Anses au dialogue avec la société civile et à l’expertise citoyenne.
Au total, il y a eu à peu près quatre heures et demi d’audition : exposés suivis de réponses aux questions et de débats avec les membres du comité. Le sujet que j’ai abordé in extenso concerne les dispositifs législatifs et administratifs en vigueur à l’étranger – en particulier aux Etats-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne et les débats en Allemagne -, qui permettent de réprimer les abus de l’industrie pharmaceutique et les conséquences des conflits d’intérêts, de la désinformation, etc. Base juridique des divers types de procès intentés aux Etats-Unis – grâce auxquels nous obtenons des informations jusque-là confidentielles -, ils servent aussi de moyens de dissuasion.
Certes, il y a une distinction à faire entre le cadre juridique, c’est-à-dire les lois (et autres dispositifs), d’une part, et leur application effective, d’autre part. Ce qui m’intéresse et que je fais assez régulièrement lors de débats (qui ne sont pas tous évoqués sur le blog), c’est d’exposer les grandes lignes de ces lois, telles que le False Claims Act, la loi fédérale anti-corruption Anti-Kickback statute, la loi RICO, ou encore la loi britannique Bribery Act, etc. Il y en a beaucoup, contrairement à la France et à l’Europe en général… Sans oublier les lois et dispositifs juridiques portant sur l’accès à l’information, la redistribution, les lanceurs d’alerte…, et ceux qui permettent l’élaboration de politiques insitutionnelles de gestion des conflits d’intérêts. Gestion qui n’est en rien une solution, comme je l’ai dit souvent en parlant des limites et du double tranchant de la transparence, qui ne saurait être qu’une étape dans le cheminement vers la seule solution : l’élimination des conflits d’intérêts.
Bon nombre de ces lois et dispositifs juridiques ont été évoqués de façon plus ou moins détaillée sur Pharmacritique. Une fois énumérés et décrits en détail, il faut expliquer leur signification, leur complémentarité dans le système juridique respectif, et expliquer surtout à quoi ces lois peuvent servir. L’intérêt n’est pas purement théorique, pour souligner le contraste avec le cadre juridique français, mais clairement pratique, afin de contribuer à une réflexion sur ce qui pourrait être adopté en France, toutes différences gardées, en adaptant des mesures qui ne sauraient pas être simplement transposées d’un contexte juridique (et culturel) à l’autre. C’est une urgence, si l’on veut vraiment changer le système structurellement pharma-amical actuel, et pas simplement faire de la communication à propos de mesures cosmétiques qui laisse les structures inchangées. C’est ce qui s’est passé avec la loi portée par Xavier Bertrand, adoptée en décembre 2011, qui avait pour ambition affichée de réformer l’ensemble de la filière médicament, assurant la transparence, la répression et la prévention des conflits d’intérêts et contenant des mesures de sécurisation de la filière, loi critiquée maintes fois dans des articles parus sur le blog et ailleurs et lors de débats. N’oublions pas qu’en France, faute de dispositifs juridiques, nous ne disposons même pas de qualifications juridiques permettant d’attaquer efficacement un industriel en justice ; on l’a vu à nouveau lors des actions intentées contre Servier pour le benfluorex (Médiator).
Il faudra faire un article synthétique sur Pharmacritique, détaillant ces lois, étonnamment peu connues en France et en Belgique, comme je l’ai constaté à chaque fois que j’ai abordé le sujet lors de débats, par exemple en janvier dernier, lors de la journée de débats au Parlement fédéral belge, portant sur les moyens de renforcer l’indépendance de l’expertise en santé publique.
Tant mieux si l’expertise citoyenne peut contribuer à éclairer les politiques et autres décideurs sanitaires, par des exemples et suggestions, par des critiques et des débats. Mais les occasions d’exposer cette expertise citoyenne sont beaucoup trop rares… C’est un tel sujet que je devais aborder lors de l’audition par la mission d’information sur le Médiator de l’Assemblée nationale, prévue en avril 2011, que j’ai malheureusement dû annuler au dernier moment pour des raisons de santé. Gérard Bapt, qui a présidé cette mission, fait partie des hommes politiques plus ouverts à l’expertise citoyenne, tout comme certains écologistes (voir cette page).
Pour la plupart des hommes politiques et des décideurs en général, seule compte la parole des professionnels de santé et des industriels, ce qui est paradoxal, puisque ce sont eux qui forment le complexe médico-industriel, eux qui ont amené le système actuel de santé et de soins dans la situation catastrophique actuelle… Leur réflexion est biaisée la plupart du temps par la désinformation générale due au ghost management qu’ils contribuent à créer; ils vivent de ce système et contribuent à sa reproduction ainsi qu’à la perpétuation des moyens de désinformation et des biais; ils ont plus ou moins de conflits d’intérêts, à part les rares qui, comme la revue Prescrire, arrivent à conjuguer indépendance, qualité et mission d’intérêt général.
Il faudrait que cela change, que la voix des citoyens se fasse entendre sur tout sujet d’intérêt général, puisque telle est la définition même du citoyen en République et du débat dans l’espace public politique qui dépasse les intérêts particularistes pour dégager, par abstractions successives, des intérêts universalisables. Comment espérer le changement venant des acteurs qui ont tout intérêt à perpétuer le statu quo, la situation telle qu’ils l’ont eux-mêmes façonnée, ou alors le font à cause de biais et d’influences inconscientes? Et pourquoi les porteurs d’intérêts particularistes et leurs corporations (ordres, etc.) seraient-ils les seuls à s’exprimer et « autorisés » à parler comme si leur intérêt était l’intérêt général ? N’est-il pas grand temps de remettre en question un système qui en fait les détenteurs d’une « autorité » exclusive, qui résulte en fin de compte du monopole de leurs commerces respectifs, comme l’a parfaitement montré Ivan Illich dans « Némésis médicale. L’expropriation de la santé ».
Voici les autres sujets majeurs abordés lors de l’audition par le comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts de l’Anses:
– les distinctions terminologiques, importantes dans l’analyse et l’évaluation : corruption – conflits d’intérêts – biais – influences (conscientes et inconscientes) – liens – dépendances…
– distinction arbitraire entre conflits d’intérêts « majeurs » et « mineurs »
– dans quel cas peut-on parler de conflit d’intérêts ? Quid des liens associatifs ? La controverse autour du « conflit d’intérêts intellectuel »
– conflits d’intérêts des associations de patients ; leaders d’opinion associatifs (en rapport avec le « marketing relationnel »)
– cas des fondations ayant des financements industriels
– les biais cognitifs et les autres biais dans le travail scientifique et associatif (biais d’autovalidation…)
– les formes de dissémination des conflits d’intérêts (par exemple les recommandations de bonne pratique ; limites et lacunes de la loi de Xavier Bertrand sur la transparence et la sécurité de la filière médicaments
– rôle du contexte mondialisé, avec des recommandations qui s’imposent au niveau international et sont reprises en France (cf. les standards en matière de cholestérol et d’hypertension (baisse des seuils dits « normaux »), mais aussi en matière d’ostéodensitométrie, de « troubles mentaux » et d’autres) ; classifications internationales
– key opinion leaders
– indépendance des experts (contre les clichés de l’industrie disant que tous les experts ont des conflits d’intérêt, ou encore que les meilleurs sont les plus sollicités, donc forcément liés aux industriels, etc.)
– formes de désinformation (biais tels que le biais de publication ; divers biais dans les essais cliniques ; l’evidence-based medicine n’échappe pas aux biais et aux conflits d’intérêts ; ghost management, etc.)
– biais et influences venant de la politique de recherche et de la prévalence des programmes finalisés, dans lesquels les industriels imposent les domaines thérapeutiques à explorer et leur cahier de charges (différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée ; problèmes résultant des partenariats public-privé au niveau français et européen (Innovative Medicines Initiative…), politique de propriété industrielle (brevets…) et transparence et traçabilité des données ; double tranchant de la transparence, etc.)
– solutions possibles (pour limiter les conflits d’intérêts) et leurs limites (dispositifs de transparence ; fonds commun de financement de la recherche, sans droit de regard de l’industrie pharmaceutique ; unité de pharmacologie clinique auprès de l’ANSM ; séparation hermétique entre les services de pharmacovigilance et d’autorisation de mise sur le marché ; les propositions de l’IGAS ; les propositions de la revue Prescrire ; propositions de Sciences Citoyennes ; propositions contenues dans le rapport de la mission sénatoriale d’information sur le Médiator, etc.)
– lois et dispositifs de protection des lanceurs d’alerte à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis et au Canada ; les SLAPP (strategic lawsuits against public participation ou poursuites-bâillon)
Voilà une nouvelle qui me fait plaisir, et qui est porteuse d’espoir. Cela signifie qu’Elena est reconnue pour son savoir et ses justes combats.
Toutes mes félicitations à l’auteure de ce blog, qui fait un excellent travail, et bon courage pour la suite.
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