LE GLAS AURAIT-IL SONNE POUR LA MAMMOGRAPHIE DE DEPISTAGE?
- Pierre BIRON (Professeur honoraire de l’Université de Montréal, Canada) [1]
- Fernand TURCOTTE (Professeur émérite de l’Université Laval, Canada) [2] (photo)
Les invitations au dépistage : une forme bien particulière de loterie
Imaginons une boîte contenant 2000 billets. Tirer un billet de cette boîte équivaut à accepter l’invitation de subir une mammographie de dépistage tous les 2 à 3 ans durant 10 ans.
La boîte ne contient qu’un seul billet gagnant, qui fera de cette chanceuse une « grande gagnante » : elle évitera de mourir du cancer du sein grâce aux traitements reçus après un dépistage positif confirmé.
Aucun des 1 999 autres billets n’est un billet gagnant.
En effet – et c’est là le problème avec le dépistage des bien-portantes – 200 billets feront des « petites perdantes » : ce sont les faux positifs à la mammographie. Déjà, la femme concernée a dû renoncer à sa sérénité en attendant le résultat de la mammographie. Mais voilà qu’elle apprend que la mammographie est suspecte et qu’il lui faut se soumettre à d’autres analyses. Elle connaît maintenant l’inquiétude, sinon l’anxiété, liées à l’attente du résultat de la biopsie. Quelque temps plus tard, quand on lui annoncera que la biopsie est normale, elle retrouvera sa sérénité après avoir été inquiétée en vain.
Mais ce n’est pas tout. La boîte contient aussi 10 billets qui feront de « grandes perdantes » : dix risques qu’après mammographie et analyses complémentaires positives, on croit à un cancer dangereux alors qu’il ne l’est pas. Les médecins proposent, et les femmes acceptent, l’exposition à une chirurgie, une radiothérapie ou une chimio / hormonothérapie, ou à une combinaison de ces traitements. Il ne s’agit pas vraiment d’une « erreur » médicale. C’est la connaissance incomplète de l’histoire naturelle du cancer du sein, notamment de l’évolution spontanée des formes dites envahissantes qui peuvent parfois régresser spontanément.
Et il reste 1 789 billets, qu’on peut qualifier de blancs parce qu’ils ne font rien gagner ni perdre, sauf l’inquiétude dans l’attente du résultat de la mammographie. (Les chiffres de cette analogie proviennent du Centre nordique de la Collaboration Cochrane, dont le site web est http://www.cochrane.dk/screening/index-en.htm). Mais, pour avoir répondu à une campagne publique de dépistage ou acquiescé à la suggestion d’un médecin, on a la conviction d’avoir « fait quelque chose » pour protéger sa santé.
Trois témoignages éloquents
La présidente du Collège Royal des Médecins Généralistes du Royaume-Uni – Iona Heath – refuse systématiquement de se soumettre à la mammographie de dépistage – malgré les invitations des services britanniques de santé – et s’inquiète du fait qu’en 2012, ses patientes n’aient pas accès à toute l’information dont elle dispose, elle, pour fonder sa décision de refuser la mammographie. À ses yeux, rendre service à si peu de femmes en bonne santé ne compense pas la détresse psychologique infligée à plusieurs, ni les traitements lourds administrés inutilement à quelques-unes.
Rita Redberg est rédactrice en chef des Archives of Internal Medicine, une des grandes revues savantes en médecine, et enseigne aussi la médecine à la University of California à San Francisco. Elle n’a aucunement l’intention de subir une mammographie de dépistage, même si elle a passé le cap de la cinquantaine, vu l’état des connaissances en 2012 sur la valeur de ce dépistage de masse pour les femmes en bonne santé.
Un épidémiologiste danois de grande réputation et hors de tout soupçon – Peter Gøtzsche – a passé les 10 dernières années à étudier la question pour la Collaboration Cochrane, le collectif indépendant le plus respecté qui soit dans l’analyse de la documentation médicale. Il constate que le principal effet de ce dépistage est de transformer en patientes des femmes en bonne santé. Il est convaincu qu’en raison des faux positifs, des interventions mutilantes pour des lésions non-envahissantes, du risque cancérogène léger mais cumulatif lié aux radiations des mammographies à répétition, l’heure pourrait être venue de mettre fin à ce dépistage pour les femmes sans risque particulier. Son récent livre est décapant (Mammography Screening: Truth, Lies and Controversy. Peter C Gøtzsche. Radcliffe ; 2012, 400 pages). Une autre lecture à conseiller avant de s’engager dans cette loterie est le texte informatif rédigé en 2012 par le collectif Nordic Cochrane Centre à l’intention des femmes et des médecins, disponible en français sur cette page : « Dépistage du cancer du sein par mammographie ».
La contre-intuition des survivantes
Il y a trois sortes de survivantes : celles qui, sans subir de dépistage, ont découvert le cancer par elles-mêmes, celles qui l’ont découvert par elles-mêmes entre deux mammographies de dépistage, et celles dont le cancer fut découvert au dépistage. Plusieurs parmi ces dernières croient intuitivement qu’elles doivent leur survie à ce dépistage, alors qu’en réalité la grande majorité de ces survivantes doivent leur survie au raffinement de la chirurgie, de la radiothérapie et de la chimio / hormonothérapie. La mortalité par cancer du sein a diminué en Occident aussi bien dans les régions avec dépistage que dans les régions sans dépistage, et chez les femmes sous l’âge de celles à qui l’on propose le dépistage.
En pratique
Quand une femme se découvre une bosse au sein, il importe qu’elle consulte immédiatement. La mammographie diagnostique qu’on lui proposera sera alors utilisée à bon escient.
Les femmes à risque – comme celles qui ont des antécédents personnels ou familiaux de ce cancer – peuvent se soumettre au dépistage, en espérant que leur risque de mourir d’un cancer du sein en sera légèrement réduit.
Mais les femmes sans risque particulier peuvent maintenant comprendre l’ordre de grandeur des risques et des avantages, tels qu’exprimés par analogie avec une loterie, quand on les invite en 2012 à se soumettre à la mammographie de dépistage. Il y a beaucoup plus de billets perdants que de billets gagnants. Et avant 50 ans ainsi qu’après 70-75 ans, il n’y a même plus aucun billet gagnant dans la boîte ; cela ne vaut donc pas la peine de jouer à cette loterie.
Ce sera aux bien-portantes de décider.
Montréal, le 5 avril 2012
Les auteurs n’ont aucun conflit d’intérêts.
***
[Présentation des auteurs]
[1] Professeur honoraire de pharmacologie à l’Université de Montréal, engagé sur toutes les questions de pharmacologie sociale, Pierre BIRON est un observateur critique de la scène médico-pharmaceutique, auteur et co-auteur de nombreux articles et chapitres de livres sur l’influence de l’industrie pharmaceutique sur la médecine, l’abus de prévention, la surmédicalisation et surmédicamentation, les formes de disease mongering (façonnage de maladies), les politiques du médicament…
Pierre Biron est l’auteur d’un dictionnaire engagé, critique et évolutif, anglais/français, de la médecine dans ses rapports à l’industrie pharmaceutique, un work in progress hébergé par le site L’Encyclopédie de l’Agora, accessible sur cette page.
Sur Pharmacritique, Pierre Biron a publié deux textes : « Entretien virtuel avec Jean Peneff : « La France malade de ses médecins »» (sur cette page) et « La pharmaco-prévention dans les unités de soins de longue durée : Un acharnement à dénoncer » (sur cette page).
[2] Professeur émérite de santé publique à la faculté de médecine de l’Université Laval, Fernand TURCOTTE s’est toujours intéressé à la validité des méthodes utilisées en prévention des maladies chroniques, notamment en milieu de travail. Retraité de l’enseignement universitaire depuis 2004, il continue à collaborer avec les mouvements sociaux actifs dans la lutte contre le tabagisme et l’exposition à l’amiante.
S’appuyant sur la traduction des ouvrages de Nortin M. Hadler et H. Gilbert Welch, Fernand Turcotte s’emploie, avec plusieurs collègues, à lancer un débat sur la surmédicalisation et les dérives de la médecine préventive suscitées par la subversion de la prévention, perversion qui sert trop bien certains intérêts particuliers aux dépens de la santé de la population.
Sur Pharmacritique, Fernand Turcotte a déjà publié une présentation de l’Alter dictionnaire médico-pharmaceutique de Pierre Biron.
Merci à vous, Pierre, et à Fernand Turcotte, pour vos textes toujours instructifs et très clairs. C’est exactement ce qu’il faut pour contribuer, en l’occurrence, à une prise de conscience des femmes quant à la désinformation sur l’intérêt d’un dépistage systématique du cancer du sein par mammographie. J’espère que la publication – en libre accès, pour l’ensemble du public, et pas seulement dans les revues médicales – contribuera à mieux faire connaître vos activités et vos positions en France aussi. Je pense par exemple aux écrits et traductions de Fernand TURCOTTE, que j’ai évoqués à plusieurs reprises sur Pharmacritique, en parlant entre autres du livre de H. Gilbert WELCH, « Dois-je me faire tester pour le cancer? Peut-être pas et voici pourquoi ».
C’est un article de 2008, dans lequel je reprends un certain nombre d’arguments contre le dépistage systématique du cancer du sein: « Contre le surdépistage et le surdiagnostic des cancers, H. Gilbert Welch nous enseigne les effets bénéfiques du scepticisme sur la santé »
http://pharmacritique.20minutes-blogs.fr/archive/2008/11/26/contre-le-surdepistage-et-le-surdiagnostic-des-cancers-h-gil.html
(J’ai parlé de ce sujet et du dépistage du cancer de la prostate aussi dans d’autres articles sur Pharmacritique, pas besoin de les rappeler ici. Ils donnent des références et évoquent les principaux auteurs qui se sont engagés dans le combat permettant de donner une information non biaisée aux femmes. Peter GOTZSCHE, William BLACK, Alain BRAILLON, Bernard JUNOD (leurs positions critiques leur ont valu des ennuis…), Fernand TURCOTTE, vous-même et quelques autres.
La comparaison que vous faites avec une loterie est excellente. La même revient dans un très bon texte de Claude BERAUD sur la surmédicalisation, que je publierai au cours de la semaine, qui aborde aussi les dépistages.
Loterie, oui, sauf que celle-ci est systématique et organisée, donc imposée, en fin de compte, par les diverses méthodes de désinformation et de manipulation (arguments d’autorité, paternalisme médical, manipulation par la peur, dont on sait qu’elle court-circuite la raison, surtout s’agissant de cancers…).
Vous le dites très bien en citant Iona Heath: les femmes ne disposent pas de l’information rationnelle leur permettant de décider EN CONNAISSANCE DE CAUSE.
Le travail du Nordic Cochrane Centre, que vous citez, est excellent; il faudrait que je fasse un article distinct pour le présenter. A moins que vous vouliez le faire; vous en parleriez infiniment mieux que moi…
L’automne dernier est paru en France le livre de Rachel CAMPERGUE, « No mammo? Enquête sur le dépistage du cancer du sein ». Je ne sais pas si vous le connaissez. Il est excellent, et j’en ferai un compte-rendu dès que je trouverai le temps. J’ai eu le plaisir de rencontrer l’auteure lors du colloque sur la surmédicalisation et apprécie beaucoup son esprit critique sur tous les sujets, bien au-delà de ce dépistage. Lors de ce colloque, il y a eu plusieurs contributions critiques à propos du dépistage du cancer du sein et du cancer de la prostate (Alain Braillon, Bernard Junod…) et des échanges vifs.
Il y a désormais un certain nombre de textes et livres accessibles au grand public, et on peut espérer que les femmes résisteront mieux aux influences de ceux qui vivent, plus ou moins directement, de cette véritable industrie du cancer…
Merci à vous et à Fernand Turcotte pour votre travail et votre engagement. Ne lâchez rien, car le message commence à être entendu.
Bonne continuation!
Amitiés,
Elena
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Bonjour Eléna,
Message reçu 5 sur 5, mais j’ai beau apporté des preuves (liens) sur clé USB à mon médecin, chez elle (eh oui, encore une femme) ça ne passe pas : « il n’y a jamais eu autant de cancer du sein, je peux vous en faire voir…. ! »
J’étais allée la voir pour une suspicion de phlébite et un ganglion douloureux dans le cou « tout va bien, si vous avez des problèmes allez voir un psychiatre ! »
SOS, cherche médecin homme sérieux, marié si possible, désespérément.
Amicalement,
Chantal.
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[NdR: J’ai reçu ces remarques par mail, de Cornelia BAINES, épidémiologiste réputée, professeure honoraire à la Dalla Lana School of Public Health de Toronto (Canada). Je les traduirai dans le commentaire prochain.
Cornelia Baines connaît très bien le sujet, les controverses théoriques, les problèmes posés par les programmes de dépistage organisés du cancer du sein. A noter qu’elle est co-auteure d’une enquête canadienne de grande qualité scientifique sur la mammographie de dépistage. Voir ici:
Cliquer pour accéder à cmaj00263-0065.pdf
Merci à Pierre Biron pour le lien.
*
To Pharmacritique, about screening mammography:
The only additions that I think could well be made to Biron and Turcotte’s article are:
The fact that if you do get a screen detected breast cancer, you have a 20% increased chance of getting a mastectomy, precisely what ‘early detection’ was supposed to reduce.
The so-called increase in breast cancer incidence is totally an artefact of screening. It demonstrates that overdiagnosis is a real problem.
All of this information can be found in Goetzsche’s articles and elsewhere.
Another interesting point which may be difficult to make is that screening programs have not resulted in a decrease in invasive breast cancer, something that was supposed to be the inevitable consequence of early the detection achieved by screening.
Finally the reassuring news that death rates from breast cancer are declining as much in jurisdictions where screening is not offered as they are in jurisdictions where screening is offered. Treatment has improved over the last three decades. Autier in particular has demonstrated mortality reductions.
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Traduction des remarques très instructives de la Pre Cornelia Baines, que je remercie.
« Les seuls points que l’on pourrait ajouter à l’article de Biron et Turcotte sont, à mon avis:
Le fait que dans le cas d’un cancer détecté lors d’un dépistage systématique, le risque de mastectomie augmente de 20%, alors que c’est précisément ce que la « détection précoce » était censée diminuer.
La soi-disant augmentation de l’incidence du cancer du sein est en tous points un artefact du dépistage. Et cela démontre que le surdiagnostic est bel est bien un problème réel.
Toute l’information peut être trouvée dans les articles de Gotzsche et ailleurs.
Un autre point intéressant, peut-être difficile à concevoir, c’est que les programmes de dépistage organisé n’ont pas abouti à une diminution du nombre de cancers invasifs du sein, alors qu’une telle diminution était censée être la conséquence inévitable de la détection précoce réalisée grâce au dépistage.
En fin de compte, la nouvelle rassurante, c’est que le taux de décès par cancer du sein diminue tout autant dans les régions où le dépistage organisé n’est pas proposé que dans les régions où il est mis en place. Le traitement s’est amélioré au cours des trois dernières décennies. Cette réduction de la mortalité a été démontrée surtout par Autier. »
EP
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