Une polémique récente aux Etats-Unis, évoquée par la revue Books de février 2011, relance la controverse autour du disease mongering (façonnage de maladies : voir les articles à ce sujet à partir de cette page), car l’ancien directeur du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) en vient enfin à critiquer ce qu’il a lui-même cautionné, ce que tous les critiques ont déjà largement exposé : pour satisfaire l’industrie pharmaceutique, les experts chargés de la rédaction de cette « bible » des psychiatres font du disease mongering. Ils recyclent et renommes d’anciennes maladies pour les rendre plus attrayantes et plus rentables, ils inventent des maladies douteuses, appelées vaguement « troubles » pour la plupart.
Dans un entretien vidéo repris plus bas, Boris Cyrulnik commente le disease mongering et l’emprise de l’industrie pharmaceutique.
Je l’ai rappelé dans l’article détaillé paru dans le numéro de mai d’Alternative Santé sous le titre « Antidépresseurs: l’overdose » : de 106 maladies répertoriées dans la première édition du DSM en 1952, on est passé à plus de 350 dans le DSM IV.
La cinquième édition du Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux, déjà fort décriée à cause des nombreux conflits d’intérêts majeurs des leaders d’opinion qui sont en train de la rédiger, en contiendra certainement encore plus… Ces experts décrivent ces « troubles » à l’aide de critères délibérément vagues, pour que bon nombre de bien-portants s’y identifient et pensent avoir trouvé l’explication de leur mal-être.
Or ce mal-être a la plupart du temps des raisons socio-économiques: un individu aux prises avec un système sur lequel il n’a aucune prise, système qui le rend responsable de ses maux en les psychologisant – traduction de la « responsabilité » imposé par l’individualisme à la sauce néolibérale. Un écran de fumée pour culpabiliser des individus qui ne sauraient pas « se vendre », s’ajuster, et éviter qu’ils en viennent à se poser les vraies questions: celles sur les tares structurelles d’un système qui les étouffe et les normalise, entre autres à coups de médicaments. D’un autre point de vue, être marginal, différent, exprimer sa subjectivité, etc. expose à une disqualification et à une dévalorisation sociales, alors que se dire malade (anxieux, déprimé, bipolaire…), c’est obtenir une sorte de reconnaissance sociale, par exemple en tant que victime, et échapper à l’exclusion.
Je ne reviendrai pas en détail sur ces questions, puisque Pharmacritique contient bon nombre d’articles sur ces sujets, réunis sous les catégories « Disease mongering, façonnage de maladies », « Conflits d’intérêts en psychiatrie ; DSM », ainsi que sous toutes les catégories ayant trait à la normalisation, le contrôle social, la culture psy, la médicalisation de la vie, les pseudo-médicaments et bluffs publicitaires, etc. (Voir la liste alphabétique des catégories à gauche de la page).
Dans cette vidéo, Boris Cyrulnik commente le disease mongering, l’invention de fausses maladies et la mainmise de l’industrie pharmaceutique sur la formation médicale continue, sur toute la formation post-universitaire des médecins et des psychothérapeutes. Lorsqu’on crée un nom, souligne-t-il, on rend un phénomène visible, on a l’impression de comprendre (mettre des mots sur des maux, reconnaître une souffrance. A noter que la traduction langagière, juste ou éronnée, a été promue par une vulgarisation extrême de la psychanalyse, extrême aussi parce que les idées véhiculées par la culture psy sont la plupart du temps des interprétations sauvages, très éloignées des thèses psychanalytiques). Donner un nom à ce qu’on ne comprend pas aide à se situer dans le monde, en éclaire un segment, ce qui a pour effet de réduire l’anxiété, etc. Mais on peut donner des noms qui ne correspondent en rien à une réalité psychique complexe et ne servent qu’à légitimer la consommation de médicaments (antidépresseurs, tranquillisants et autres). Or c’est la vente des médicaments, donc des impératifs commerciaux en fin de compte, qui entraîne des théories visant à légitimer ce commerce après coup : des molécules seraient en mesure de corriger des déséquilibres psychiques…
On pense tout de suite à la théorie biologique de la dépression, qui résulterait d’un déséquilibre des neurotransmetteurs, en particulier de la sérotonine, et pourrait donc être corrigé par des antidépresseurs agissant sur ces neurotransmetteurs. Théorie qui n’a jamais été étayée sur des preuves scientifiques, jamais démontrée. C’est un mythe. Mais le mythe a lui aussi une fonction semblable à celle que Boris Cyrulnik attribue au nom : une construction destinée à structurer l’inconnu, donner des repères et des explications pour comprendre le monde ou certains de ses « segments ».
Le « mythe de la cure chimique » de la dépression (Joanna Moncrieff), parfaitement exploité et mis en scène par un marketing pharmaceutique très performant, a eu des conséquences sonnantes et trébuchantes, puisque l’élargissement du diagnostic de dépression, marchandisée à outrance (voir les articles à ce sujet), fait paraître celle-ci comme une épidémie, apparue comme par hasard depuis 1987, année du lancement du Prozac° (fluoxétine), premier de la classe des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ou ISRS). Avant, on parlait de 100 cas de dépression sur un million. De nos jours, on parle de 100.000 par million…
Vendre des maladies – nouveaux troubles ou anciennes maladies redéfinies et élargies (trouble bipolaire à la place de la psychose maniaco-dépressive, peu vendable – pour vendre des médicaments, c’est l’une des techniques les plus efficaces du disease mongering. Et les autorités sanitaires publiques se prêtent au jeu en acceptant de se porter garants (parce que leur présence revient à cela) pour des campagnes publicitaires financées par des laboratoires et présentées comme des « campagnes d’éducation publique »… On en a vu pour la dépression (pour vendre des antidépresseurs), on en a vu pour le cholestérol (pour augmenter la vente de statines et autres hypolipémiants), pour le cancer du col de l’utérus (pour vendre du Gardasil et du Cervarix), les troubles érectiles (Cialis, Viagra…) et il y en a bien d’autres… Sans parler des campagnes de dépistage tous azimuts, qui peuvent avoir des effets très néfastes, et je pense en particulier au dépistage du cancer de la prostate.
Retour à Cyrulnik: La prescription de médicaments, conséquence directe des noms donnés à des manifestations psychiques (« troubles »…), permet aux médecins et aux psychothérapeutes de « se sent[ir] mieux », moins démunis face à la souffrance des patients.
On découvre quelque chose qui est partiellement vrai, et on en fait une application totalement fausse. Sans parler des généralisations et de leurs conséquences…
Cela n’a pas grand-chose à voir avec une démarche scientifique, mais tout à voir avec le marketing pharmaceutique et la recherche de profits à bas prix, sans les risques d’un R&D (recherche et développement) qui pourrait aboutir à des innovations véritables, développer la recherche fondamentale et ne pas se limiter à des applications immédiatement brevetables, répétitives (me too, par exemple) car basées sur les mêmes connaissances du passé. Mais il faudrait pour cela que les investissements nécessaires soient faits, que la recherche publique ne soit pas instrumentalisée pour des bénéfices privés à travers des partenariats public – privé où il n’y a qu’un seul gagnant…
Merci à Chantal pour le lien vers la vidéo.
Elena Pasca
Copyright Pharmacritique pour les commentaires.
C’est scandaleux, on est esclaves des usinés à médicaments (et des banques).
Merci à qui a le courage de s’insurger!
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C’est en effet scandaleux. Mais ne l’est-il pas aussi que Boris Cyrulnik ait le culot de surffer sur la critique de la psychiatrie biologique alors qu’il a lui même contribué activement à en faire la propagande, en particulier sur la théorie biologique de la dépression liée à la sérotonine évoquée ici ? Cf
http://allodoxia.blog.lemonde.fr/2012/03/19/serotonine-races-et-civilisations/.
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