Le numéro du 26 mai de l’émission Insight de la chaîne SBS est intitulé « Drugs and Doctors » (Médicaments et médecins); il met en scène un débat sur le degré d’influence de l’industrie pharmaceutique sur les médecins et sur ses conséquences. Les participants sont des figures représentatives du monde médico-pharmaceutique australien (industrie, médecins pro-pharma, médecins critiques, dont deux représentants de Healthy Skepticism, association dont je suis membre), ainsi que des patients invités à dire ce qu’ils pensent de cette interaction permanente des médecins avec les laboratoires.
Cette émission d’une heure peut être regardée en ligne sur cette page de SBS. A quand une telle émission en prime time sur une chaîne française ?
Voici les grandes lignes pour les lecteurs qui ne parlent pas anglais.
(Illustration tirée du Wall Street Journal / iStock Pthotos)
Au départ, on apprend quels sont les moyens publicitaires élémentaires utilisés par les laboratoires, afin d’influencer autant de médecins de base que possible, dans leurs cabinets, et pas seulement les leaders d’opinion lors de congrès, etc. Plusieurs généralistes se prononcent en faveur des échantillons gratuits et du « matériel éducatif » apporté par les visiteurs médicaux. Une généraliste, dont on apprend sur le site qu’elle est consultante pour Novartis et Galderma, montre toute une série de gadgets portant bien en évidence les noms de marque de certains médicaments. Elle parle aussi de la nourriture gratuite apportée par les visiteurs médicaux, en plus du reste. Une étudiante en médecine raconte comment les étudiants sont approchés très tôt par les visiteurs médicaux ; un médecin hospitalier dit que des réglements existent pour minimiser l’interaction entre internes, externes et industrie, etc.
A la question si la publicité, les gadgets et les échantillons gratuits influencent ou non les médecins, les réponses sont différentes. Les critiques des dérapages de l’industrie interviennent pour souligner que toutes les études faites à ce sujet ont montré sans l’ombre d’un doute que les habitudes de prescription des médecins sont influencées consciemment ou inconsciemment, et ce dans le sens voulu par les firmes pharmaceutiques. Ces aspects et bien d’autres sont abordés entre autres par Jon Jureidini, psychiatre, actuel président de l’association Healthy Skepticism, Ken Harvey (lui aussi membre de Healthy Skepticism), spécialiste de santé publique à l’université Latrobe, Martin Tattersal, professeur à l’université de Sydney et ancien directeur du comité australien d’évaluation des médicaments (Australian Drug Evaluation Committee).
Un représentant de Pfizer défend les pratiques de l’industrie, secondé – sur un ton plus feutré au départ – par Will Delaat, représentant de Medicines Australia, qui est l’organisation patronale des laboratoires, un équivalent de notre LEEM ( lisez L€€M: Les entreprises du médicament).
Il y a aussi le Pr Garry Jenkins, directeur du Baker IDI Heart & Diabetes Institute, qui répond aux questions posées sur l’accord conclu avec Sanofi-Aventis pour participer à une campagne publicitaire pour le Plavix (clopidogrel), destinée à rapporter au Baker une « donation » de 25 cents pour chaque boîte de cet anticoagulant prescrite et vendue dans les pharmacies de détail. (Pour comprendre en quoi cette campagne est inédite et très problématique et pour connaître la suite, voir la note de Pharmacritique « Sanofi-Aventis obligé d’arrêter une campagne publicitaire louche pour le Plavix (Australie) ».
Le deuxième extrait vidéo commence par un rappel des chiffres: 33.000 manifestations de formation médicale continue (FMC) ont été réalisées avec un financement au moins partiel par l’industrie pharmaceutique, qui y a investi à peu près 62 millions de dollars pour couvrir des aspects très divers allant des matériaux « éducatifs » à l’ « hospitalité » (frais de voyage, repas, hébergement, etc.). Plus de la moitié de cette somme a été dépensée pour « l’hospitalité », et pourtant, celle-ci serait « purement secondaire » selon les représentants de l’industrie, qui insistent bien entendu sur les intentions purement éducatives du sponsoring. Celui-ci n’aurait pas grand-chose de commercial ni de publicitaire, à les entendre, mais serait un moyen d’aider les médecins à se former, à se tenir informés des derniers développements…
Le représentant de Medicines Australia n’hésite pas à parler de la volonté des laboratoires d’« éduquer les médecins à faire un usage sain » des médicaments nouveaux… Rejoint en cela par la généraliste qui a ouvert l’émission en présentant la panoplie d’échantillons gratuits, de gadgets et autres cadeaux qui remplissent son cabinet. Selon elle, la formation médicale continue sponsorisée couvre un « réel besoin » des médecins.
Le représentant de Pfizer souligne que sa firme a dépensé 6 millions de dollars pour la formation médicale continue de 100.000 médecins lors de 3.000 réunions.
Ce à quoi Jon Jureidini rétorque qu’il ne s’agit pas d’éducation, mais de marketing, et qu’aucune raison valable ne peut être invoquée pour justifier pourquoi les médecins auraient besoin d’être « éduqués » par l’industrie pharmaceutique. De plus, aucune autre profession ne bénéficie d’un tel financement de sa formation continue. L’ « information » n’est pas équilibrée, parce que tout est fait pour présenter sous une lumière favorable les produits de la firme qui finance.
Et Ken Harvey d’ajouter que le National Prescribing Service, instance gouvernementale publique, organise des visites médicales académiques (voir ces notes explicatives), qui diffusent une information indépendante sur les médicaments. Lui-même et une autre intervenante sont des conférenciers pour le National Prescribing Service, et ils atteignent une audience importante sans avoir besoin de recourir à des palaces et à des dîner luxueux pour cela. Une différence majeure par rapport aux conférenciers et autres VRP de l’industrie, c’est que les visiteurs académiques informent aussi sur les génériques, les alternatives non médicamenteuses et autres sujets occultés par les visiteurs médicaux de l’industrie, car non profitables pour celle-ci.
Il y aurait une distinction à faire, disent certains médecins, entre les réunions d’éducation médicale continue où ce sont les médecins qui choisissent librement les orateurs, les sujets et les contenus, d’une part, et celles où tout cela est choisi par les laboratoires qui sponsorisent.
Interrogé à propos de l’affaire Vioxx – qui est jugée actuellement en Australie – et sur les méthodes de Merck (abordées dans cette note), le représentant du patronat pharmaceutique, Will Delaat, dit avoir travaillé 20 ans pour ce laboratoire. Selon lui, Merck a toujours fait preuve d’intégrité comme de responsabilité et a mis l’intérêt des patients avant tout… Etc. A noter qu’il ne répond à aucune des questions de la journaliste.
Ken Harvey grimace en entendant parler de cette conduite toujours responsable et qui mettrait le patient avant toute chose, y compris avant les intérêts commerciaux et la compétition. Et il rappelle un certain nombre de méthodes des laboratoires, utilisées aussi par Merck pour son Vioxx (rofécoxib), et consistant à occulter délibérément des effets secondaires, ne pas publier des études négatives, neutraliser des critiques, etc. Ce qui sous-tend ces méthodes prises dans leur ensemble, c’est la tentative de contrôler et d’influencer l’intégralité de l’information disponible sur les médicaments. Qu’elle soit véhiculée par les visiteurs médicaux ou par d’autres supports et moyens, cette information est biaisée et tronquée.
Un médecin montre un formulaire de déclaration d’intérêts, affiché dans son cabinet, disant que ces dix dernières années, il n’a reçu aucun financement et aucun cadeau des laboratoires.
Un représentant de l’ordre des médecins (Royal College of Physicians) pense que les points de vue ont évolué grâce au débat qui a lieu dans la profession médicale, et que les médecins commencent à être de plus en plus sensibles à cette influence qui s’exerce sur eux, et de plus en plus vigilants quant aux contenus promotionnels de ce qui leur est présenté comme « éducation » / formation médicale continue. De même, ils commencent à reconnaître les risques induits par l’exposition des étudiants en médecine aux diverses formes de publicité pharmaceutique.
Le représentant de l’association de défense des consommateurs Choice prend lui aussi la parole deux ou trois fois. Cette association a publié en 2008 un dossier remarquable sur ce même sujet, à savoir les méthodes trompeuses de l’industrie pharmaceutique pour assurer une promotion effective de leurs produits les plus profitables, ainsi que leurs conséquences sur l’ensemble de l’information médicale.
(C’est d’ailleurs Choice qui a remis sur le devant de la scène la question des thiazidiques dans le traitement de l’hypertension artérielle, montrant comment le médicament le plus efficace – la chlortalidone – était très peu promu et donc très peu prescrit, puisque ne permettant pas de faire des profits importants. Voir les deux notes de Pharmacritique :
- « Choice : visite académique et financement réinventé pour stopper l’influence des pharmas, la désinformation et le marketing débridé ».
- « L’étude ALLHAT enterrée par les firmes, puisque les diurétiques thiazidiques traitant l’hypertension sont efficaces et bon marché »).
Martin Tattersall rend compte d’une enquête auprès des patients, qui a mis en évidence leur « ignorance quasi-totale » quant aux relations étroites entre les médecins et l’industrie pharmaceutique. Les résultats montrent aussi que ces mêmes patients veulent savoir ce qu’il en est des conflits d’intérêts de leurs médecins et pensent que cela leur permettrait de mieux évaluer les informations que ceux-ci leur donnent.
Pharmacritique a rendu compte de cette enquête dans la note : « Les patients veulent plus de transparence sur les conflits d’intérêts de leurs médecins, selon une enquête australienne ».
La question de la transparence et de la déclaration publique des paiements et donc des conflits d’intérêts est abordée de plusieurs points de vue, à la lumière des avancées considérables aux Etats-Unis. Là-bas, suite à des initiatives législatives locales et fédérales (sunshine laws), certaines firmes pharmaceutiques ont déclaré qu’elles allaient jouer le jeu et publier sur des sites en accès public les sommes payées aux professionnels de santé et à leurs institutions.
Les commentaires sur le site de l’émission Insight valent eux aussi le détour, pour se rendre compte de la diversité des opinions. Le premier est signé Peter R. Mansfield, qui est le directeur de l’association Healthy Skepticism. Vous pouvez lire certaines de ses prises de position dans cette note et dans celle-ci.
Quelques autres liens
Vous pouvez lire aussi les notes des catégories suivantes, par exemple :
- Des visiteurs médicaux et de leur impact
- Formation médicale continue… par les firmes
- Méthodes publicitaires des firmes
- Méthodes des labos : corruption, fraude, pression
Quant aux associations patronales de l’industrie pharmaceutique et à leurs codes de bonne conduite et de déontologie (sic), voir les notes sur la quintessence du LEEM 😉
Ethiques et pharma, firmes et LEEM
Elena Pasca