Dans les notes des catégories Conflits d’intérêts en psychiatrie et Maladies inventées / disease mongering, nous avons montré que la psychiatrie est la spécialité médicale la plus corrompue par l’industrie pharmaceutique, pour le compte de laquelle elle façonne des maladies et les « légitime » dans le DSM. Appliqué aux enfants, cet affairisme donne une augmentation exponentielle des diagnostics d’hyperactivité et de trouble bipolaire, en premier lieu, et une mise sous camisole chimique dès la moindre « déviation » par rapport à une « normalité » dont la seule chose qu’on puisse affirmer avec certitude, c’est qu’elle n’existe pas… (Mais ce n’est pas ce détail qui va arrêter le dévoiement de la médecine dans son ensemble en un outil de normalisation). La légitimité scientifique de la première prescription chez l’enfant est trop souvent douteuse. Qu’importe ! Un deuxième médicament est prescrit pour soi-disant atténuer les effets secondaires et compléter les effets du premier, puis un troisième…
Le peu de science et d’éthique qui fonde cette façon de faire (du commerce pour Big Pharma) est dénoncé par des cercles médicaux que personne ne peut soupçonner d’être antipsychiatrie ou antimédecine… L’éditorial du mois de septembre de la revue Nature Neuroscience (Nat Neurosci. 2008, Sep;11(9):983) s’intitule « Credibility crisis in pediatric psychiatry » (Crise de crédibilité de la psychiatrie pédiatrique). En voici une traduction rapide :
Illustration : Süddeutsche Zeitung, dans un autre contexte
[Les mots entre parenthèses droites sont de Pharmacritique, qui souligne en rouge]
« Notre compréhension de la neurobiologie et du traitement des maladies psychiatriques chez les enfants reste faible. Des psychiatres réputés sont actuellement mis en cause pour avoir dissimulé l’ampleur de leurs liens financiers avec l’industrie pharmaceutique. Il est urgent de prendre des mesures promouvant les approches scientifiques dans ce domaine et d’élaborer des réglementations permettant de rétablir une certaine neutralité scientifique dans l’exercice de cette discipline.
Une récente enquête du Sénat américain a mis en évidence un scandale éthique concernant d’éminents psychiatres universitaires impliqués dans les recherches cliniques sur l’efficacité des médicaments psychiatriques. Ces médecins ont omis de mentionner les millions de dollars qu’ils ont reçu des firmes pharmaceutiques commercialisant ces médicaments. Parmi les accusés figure le Dr Joseph Biederman, un célèbre pédopsychiatre de Harvard, dont la déclaration incomplète a passé sous silence plus d’un million de dollars reçus des firmes pharmaceutiques pour ses activités de consultant. [Cf. l’article édifiant du New York Times : Researchers Fail To Reveal Full Drug Pay]. Ces faits remettent en question sa crédibilité et son impartialité, et donc les résultats de certains des essais cliniques qu’il a dirigés.
Cette crise éthique est particulièrement dangereuse en pédopsychiatrie, puisque les conséquences potentielles du traitement d’un psychisme en cours de développement par des médicaments puissants sont à la fois moins bien comprises et potentiellement plus graves que chez les adultes. L’enquête du Sénat devrait être entendue par le gouvernement fédéral comme un appel à l’action: [c’est aux agences sanitaires publiques] d’intervenir et de mettre un peu d’objectivité dans le traitement médicamenteux des troubles psychiatriques d’enfants en plein développement.
Le diagnostic de troubles mentaux peut être difficile même dans les meilleures circonstances. Nous ne disposons pas de biomarqueurs fiables pour identifier les troubles psychiatriques, que ce soit chez l’enfant ou chez l’adulte. Nos connaissances en matière de neurobiologie de ces troubles complexes se distingue par ses lacunes flagrantes, et la discipline dans son ensemble s’efforce de démêler ce qui relève des fondements génétiques des troubles psychiatriques de ce qui est dû à l’environnement, donc aux facteurs acquis qui contribuent à l’apparition de la maladie et à sa progression.
Cette démarche est encore plus compliquée du fait des nombreux cas où plusieurs troubles mentaux co-existent. Et la difficulté ne fait que s’accroître en l’absence de modèles animaux fiables qui faciliteraient notre compréhension du substrat biologique de ces troubles.
Les psychiatres doivent donc recourir à des critères phénoménologiques de diagnostic [c’est-à-dire descriptifs, cliniques, non vérifiables par l’expérimentation]. Cela dit, il est rare que les patients correspondent aux descriptions consensuelles qui fixent les critères de diagnostic d’une maladie. Il peut y avoir également un va-et-vient des symptômes qui complique les choses. Le diagnostic peut être particulièrement problématique chez les enfants, d’une part parce que les critères de diagnostic sont loin d’être clairs, et d’autre part parce que les symptômes peuvent être très différents de ceux observés chez les adultes.
Le traitement de bon nombre de ces troubles est également problématique. En principe, les firmes pharmaceutiques devraient démontrer lors d’essais cliniques l’innocuité et l’efficacité de leurs médicaments pour que ces derniers soient autorisés par la Food and Drug Administration (FDA [agence états-unienne du médicament]). Or ces essais n’incluent la plupart du temps que des adultes. Mais les conclusions tirées en observant les réactions des adultes ne sont pas nécessairement transposables aux enfants – et nous ne savons pas quels peuvent être les effets à long terme de ces molécules – qui modifient le taux de neurotransmetteurs [sérotonine, noradrénaline, dopamine] – sur un cerveau et un psychisme en développement.
Une fois les médicaments homologués et disponibles sur le marché, rien n’empêche les cliniciens de prescrire ces médicaments « hors AMM » ou dans une indication autre que celle de départ, par exemple aux enfants. Ainsi, rares sont les antipsychotiques dont la prescription est autorisée chez l’enfant par la FDA ; et pourtant, les médecins y ont recours de plus en plus souvent et en prescrivent même plusieurs, dans l’espoir qu’ils pourraient avoir un effet.
Les essais cliniques sont toujours difficiles et peu de firmes veulent prendre le risque d’inclure des enfants dans des groupes testant un médicament ou dans des groupes placebo. En 1997, le gouvernement des Etats-Unis a essayé d’amadouer les firmes en incluant dans le décret de modernisation de l’agence du médicament (FDA Modernization Act) la promesse de six mois d’exclusivité commerciale en plus, accordée aux laboratoires acceptant de mener des essais cliniques chez les enfants. Des essais ont ainsi pu avoir lieu, et certains ont abouti à des connaissances permettant à la FDA de demander qu’un « label noir » [black box warning : niveau le plus fort de mise en garde] soit inclus dans les notices des antidépresseurs. Ce label noir contient des avertissements sur les effets secondaires de type augmentation du risque de suicide et d’idéation suicidaire chez les enfants et les jeunes adultes. D’autres essais n’ont inclus que peu de participants et n’ont pas pu aboutir à des résultats consistants.
La motivation des firmes d’investir dans des essais cliniques coûteux, rigoureusement contrôlés et de longue durée, est très faible, et ce pour une bonne raison. A l’heure actuelle, les médecins prescrivent de toute façon des quantités massives de psychotropes y compris aux enfants, c’est-à-dire hors AMM [dans des indications autres que celles autorisées]. Les firmes perdraient de l’argent en faisant des essais cliniques coûteux qui montreraient que ces médicaments n’ont pas les effets voulus ; ou alors elles n’en gagneraient pratiquement pas plus que maintenant si des résultats favorables étaient obtenus.
Les révélations sur l’étendue des liens non déclarés entre les psychiatres et les laboratoires pharmaceutiques érode encore plus la crédibilité de cette spécialité médicale. L’université de Stanford a dû démettre récemment Alan Schatzberg, le chef de son département de psychiatrie, de sa qualité d’investigateur principal dans un essai financé par des fonds publics provenant des National Institutes of Health. L’essai teste l’usage d’un médicament dans la dépression, or une enquête du Sénat des Etats-Unis a dénoncé les liens financiers et autres unissant Schatzberg à la firme qui commercialise le médicament en question ; liens que Schatzberg n’avait pas déclarés [cf. le texte de Marcia Angell, qui donne plusieurs exemples de ce type et dénonce la corruption sévissant dans la recherche médicale].
Le sponsoring de la recherche psychiatrique par les firmes ne va pas s’arrêter, et personne ne souhaite qu’il y ait moins d’argent pour financer la recherche. Cela dit, les universités et les institutions ou agences qui subventionnent devraient renforcer leurs politiques et mettre en place des moyens de contrôle pour s’assurer que leurs employés ainsi que les bénéficiaires des subventions déclarent leurs conflits d’intérêts.
Le Sénat des Etats-Unis envisage un décret qui rendrait obligatoire la déclaration par les firmes de tout paiement aux médecins qui dépasserait les 500 dollars par an [physician payments sunshine act], et il est certain que de telles initiatives ne peuvent qu’améliorer les choses en créant une plus grande transparence.
Mais le plus urgent dans la situation critique actuelle, c’est d’assurer des fondations plus scientifiques à la pédopsychiatrie. Et cela inclut une évaluation indépendante et objective de l’efficacité et des risques des psychotropes, une comparaison entre les génériques existants et les nouveaux médicaments ainsi qu’une comparaison entre les traitements non médicamenteux, les traitements combinés et les approches uniquement médicamenteuses.
Une possibilité serait de réunir l’argent venant à la fois de l’industrie, des instances publiques et des autres sources de financement, en créant un fonds de gestion qui financerait de tels essais cliniques, à l’instar de la « Innovative Medicines Initiative » proposée par la Commission européenne. Les données brutes obtenues dans ces essais devraient être accessibles à toute analyse indépendante.
Nous devons réfléchir aussi à la façon d’accroître le nombre de participants aux essais cliniques, par exemple au moyen d’essais cliniques alternés [alternate trial], dans lesquels tous les patients commencent par recevoir le principe actif (Klein, D.F., JAMA 299, 1063–1065 (2008)).
Des actions urgentes s’imposent pour restaurer un certain degré d’objectivité et de neutralité dans la pédopsychiatrie, parce que les enjeux sont tout simplement trop importants et nous interdisent de nous complaire dans la crise actuelle. »
Mise à jour : la version originale a été reprise sur le site Furious Seasons.
Elena Pasca