Le numéro du 3 septembre du JAMA (Journal of the American Medical Association) contient trois commentaires sur le thème des relations entre médecins et industrie pharmaceutique. L’un d’eux est signé par Arnold S. Relman et s’intitule « Industry Support of Medical Education » (Pharmacritique traduit l’intégralité du texte, réservé aux abonnés). Nous avons présenté brièvement le Pr Arnold Relman dans cette note où nous traduisions un excellent texte de cette grande figure de la résistance à la corruption par les Big Pharma : « Ethique et valeurs médicales dans un monde marchand où la santé n’est qu’un commerce parmi d’autres« .
Pour plus d’informations sur les conséquences du financement de la formation médicale continue par les firmes et des propositions pour mettre fin à cette union contre-nature, on peut lire les notes réunies sous la catégorie « Formation médicale continue… par les firmes« .
Venons-en au commentaire d’Arnold Relman dans le JAMA. L’auteur esquisse d’abord le contexte, en présentant deux des principales tentatives des organisations médicales états-uniennes d’introduire une réglementation très stricte des interactions entre médecins et industrie pharmaceutique, afin d’éviter les conflits d’intérêts et la corruption. Nous apprenons ainsi quel est l’état de la question aux Etats-Unis, et pouvons mieux mesurer notre propre retard en la matière…
Les intertitres sont de Pharmacritique, et c’est moi qui souligne en rouge. La photo est tirée du site d’Eric Uslaner.
Elena Pasca
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« Financement de la formation médicale par l’industrie pharmaceutique«
« Les institutions médicales (facultés de médecine, centres hospitaliers universitaires) et leur personnel doivent-ils accepter que leurs programmes de formation soient financés par l’industrie pharmaceutique ? Cette question qui fait depuis longtemps l’objet de controverses se pose avec une acuité nouvelle ces dernières années, en particulier compte tenu de cette modalité spécifique d’organisation de la formation médicale qu’est l’accréditation.
Dotée d’un budget approchant désormais les 3 milliards de dollars, la formation médicale continue est financée à plus de 50% par l’industrie.
[1]. Actuellement, ce financement se fait par le biais des sociétés de formation médicale continue (SFMC), qui agissent pour le compte des fabricants de médicaments. Les largesses de l’industrie pharmaceutique ne se limitent pas à ce financement, auquel s’ajoutent beaucoup de milliards supplémentaires distribués sous forme de cadeaux personnels, de faveurs et de paiements aux médecins qui composent le personnel des institutions d’enseignement [2].
Le Comité d’accréditation de la formation médicale continue (ACCME [Accreditation Council on Continuing Medical Education]), qui accrédite les institutions médicales et les sociétés prestataires de programmes de FMC, a pris l’initiative d’édicter des directives visant à promouvoir la qualité et l’indépendance des programmes éducatifs qu’elles proposent [3]. Néanmoins, l’implication financière majeure de l’industrie a suscité un intense débat dans les media et au sein de la profession [4,5] quant à l’influence de l’industrie sur la formation médicale et par conséquent sur les pratiques des médecins.
Les firmes pharmaceutiques doivent vendre leurs médicaments pour survivre et prospérer, de sorte qu’il serait difficile de croire que les programmes qu’elles subventionnent ne contiennent pas de biais poussant les médecins à prescrire ces médicaments. Ces inquiétudes ont sans doute été à l’origine de deux rapports récents sur le financement de la formation médicale continue (FMC) par l’industrie : l’un soumis à l’American Medical Association (AMA) et l’autre à l’Association of American Medical Colleges (AAMC).
[Le rapport de l’AMA]
Le premier est un rapport [6] rendu par le comité éthique et juridique de l’AMA, présenté en juin 2008 lors de la réunion annuelle des délégués de l’association. Le comité signale que « le financement industriel de la formation professionnelle a des conséquences qui menacent l’intégrité de la médecine et de la fonction éducative des enseignements qu’elle dispense ». Il recommande aux médecins comme aux établissements médicaux de n’accepter aucun financement industriel de la formation professionnelle. Le comité éthique et juridique recommande également aux facultés de médecine et aux hôpitaux universitaires de « limiter le plus possible les activités promotionnelles et toute forme de marketing des firmes » se déroulant sur leurs campus. Et le même comité d’ajouter que « la profession médicale se doit de trouver plus de financements à caractère non commercial » pour ses programmes éducatifs. S’il ne fait pas de propositions concrètes quant aux sources possibles, le comité précise quand même que « la formation des médecins relève de l’intérêt public, et qu’elle ne doit dès lors pas être uniquement à la charge des professionnels de santé » [6].
Ce rapport provocateur a été âprement discuté devant le comité législatif chargé des réglementations et des amendements aux statuts de l’AMA. L’accueil a été très critique, surtout de la part de ceux que la perte du financement industriel inquiète. Le comité législatif n’a pas souhaité que le rapport soit adopté dans sa première version et l’a renvoyé au comité éthique et juridique pour révision. Avec l’aval des délégués de l’Association.
[Le rapport de l’AAMC]
L’autre rapport sur la question a été élaboré par un groupe de travail mis en place par l’Association of the American Medical Colleges (AAMC), organisation qui représente toutes les facultés accréditées de médecine, 400 hôpitaux universitaires et prestataires de soins et d’assurances, ainsi que 94 sociétés universitaires et scientifiques. Contrairement au rapport du comité éthique et juridique de l’AMA, celui-ci [7] a été approuvé à l’unanimité par le conseil exécutif de l’AAMC le 19 juin 2008.
Les deux rapports sont bien différents. Celui de l’AAMC ne rejette pas le financement industriel, mais préconise que chaque institution médicale mette en place un office centralisé qui reçoit les sommes et en assure la gestion et la distribution en soutien de divers programmes de formation. Ce rapport préconise lui aussi de ne plus accepter que les médecins universitaires participent aux speakers’ bureaus [sorte de stock de conférenciers employés par les firmes en fonction de tel objectif promotionnel]. D’autre part, tout comme le comité éthique et juridique de l’AMA, le groupe de travail de l’AAMC se prononce fermement contre les activités de marketing déployées par les VRP de l’industrie pharmaceutique dans les institutions d’enseignement. Il recommande que les centres hospitaliers universitaires interdisent aux médecins, aux étudiants et aux résidents internes ou externes d’accepter le moindre cadeau de l’industrie pharmaceutique. Une autre recommandation porte sur le refus des échantillons gratuits – ou alors leur gestion et distribution par un office centralisé – et sur la limitation de l’accès des visiteurs médicaux. Ces derniers ne doivent rencontrer des médecins que sur rendez-vous et dans des zones de l’hôpital inaccessibles aux patients [7].
[Comment interpréter ces rapports?]
Que dire de ces deux rapports remarquables, qui formulent des recommandations en partie similaires, en partie différentes ? Et que penser de l’accueil très contrasté que leur ont réservé les organisations qui les ont commandité ?
Les implications sont claires : ni les délégués de l’AMA ni le conseil exécutif de l’AAMC ne sont disposés à éliminer le financement industriel de la formation médicale continue, et la raison invoquée est l’absence actuelle de sources financières en mesure de le remplacer.
Cependant, il semble quand même que les vues convergent peu à peu vers une évaluation consensuelle de l’état actuel des choses : il n’est ni professionnel ni convenable que les médecins, les résidents et les étudiants des hôpitaux universitaires continuent à accepter des cadeaux, des repas gratuits et d’autres gratifications de l’industrie récompensant la permission donnée aux visiteurs médicaux de faire la promotion des produits des firmes qui les emploient. Le rapport de l’AAMC reflète ce point de vue, et tous les médecins soucieux des impératifs éthiques de la profession médicale devraient avoir la même position. Quant au rapport de l’AMA, la proposition de limiter ce genre de cadeaux a été retournée au comité éthique et juridique en vue d’une révision, tout comme l’ensemble des propositions ; mais il est fort probable que beaucoup de médecins membres de l’AMA seraient d’accord avec ces limitations.
[Qu’en dit – publiquement du moins – l’industrie pharmaceutique?]
Même l’industrie pharmaceutique semble désormais être d’accord avec ces positions. Son syndicat, le Pharmaceutical Research and Manufacturers of America [PhRMA, homologue de l’EFPIA européen et du LEEM français], a annoncé le 10 juillet 2008 l’élaboration de nouvelles directives interdisant d’offrir aux médecins des cadeaux sans rapport avec la formation médicale [8,9]. Cependant, les directives ne sont pas obligatoires, et elles permettent toujours de payer des médecins pour des activités de conférencier et de consultant. Elles n’interdisent pas non plus que les visiteurs médicaux apportent des repas aux cabinets médicaux, pour les médecins comme pour le reste du personnel. Reste donc à voir quel sera l’impact de cette nouvelle politique sur cette confortable relation entre les praticiens et les firmes pharmaceutiques.
Même si la plupart des facultés de médecine n’ont pas encore de politique relative aux cadeaux offerts par l’industrie aux étudiants et aux universitaires, on peut constater qu’on s’oriente à coup sûr vers la limitation de ces pratiques, suivant l’exemple de plusieurs facultés de médecine et hôpitaux universitaires influents [10]. Cette tendance devrait se confirmer et s’accentuer dans les années à venir. S’il y a des médecins qui pensent que la visite médicale vaut la peine et veulent continuer à consacrer du temps aux VRP de l’industrie, ils peuvent au moins refuser les cadeaux, les repas et les autres gratifications de l’industrie. Puisque toutes ces pratiques donnent l’impression que l’intérêt d’un médecin pour un certain médicament et sa fidélité à le prescrire sont à vendre et que l’industrie les achète.
L’AAMC a raison de recommander que chaque institution puisse réglementer les modalités d’interaction avec les visiteurs médicaux et la gestion des échantillons gratuits.
[La formation médicale continue est-elle condamnée à la dépendance financière (qui mène à une dépendance tout court) ?]
Mais qu’en est-il de la formation médicale continue ? N’y a-t-il vraiment pas d’alternatives aux subventions de l’industrie ?
La FMC ne doit pas forcément être aussi chère qu’elle ne l’est actuellement, et les médecins participant à des programmes de formation devraient pouvoir et vouloir contribuer au financement de leur propre éducation continue [11]. Quant aux cliniciens enseignant dans les facultés de médecine et dans les hôpitaux universitaires, ils devraient considérer l’enseignement inclus dans les programmes de FMC sponsorisés par leurs institutions d’affiliation comme une partie de leur travail habituel, au même titre que l’enseignement dispensé aux étudiants et aux internes. Cela réduirait les coûts et améliorerait probablement la qualité. Des nouvelles modalités de formation continue sont en cours d’élaboration [5], et il se peut bien qu’elles soient non seulement plus efficaces, mais aussi moins chères que les programmes actuels.
Nous devons aussi nous pencher sur l’épineuse question de savoir si les prestataires privés de programmes de formation doivent participer à la formation médicale continue ; et si oui, comment ? Es-ce logique que des entreprises privées employées par les firmes pharmaceutiques soient agréées par l’ACCME afin d’enseigner aux médecins comment utiliser les médicaments dans leur pratique clinique ? Qui peut croire que les directives du Comité d’accréditation suffiraient à transformer ces prestataires en autre chose que ce qu’ils sont, à savoir des moyens d’influencer la formation médicale continue dans le sens voulu par les fabricants de médicaments ? De plus, les profits et les frais de ces prestataires n’augmentent-ils pas les coûts d’ensemble de la FMC ?
Le 2 juillet 2008, Pfizer, la plus grosse firme pharmaceutique au monde, annonçait qu’elle n’allait plus financer la formation continue qui passe par des prestataires privés. Cela dit, le financement de la formation médicale continue continuerait au moyen de subventions directes aux facultés de médecine, aux hôpitaux et aux associations professionnelles [12]. Et les prestataires privés pourraient continuer à être employés par Pfizer, mais de manière indirecte, à travers d’autres sociétés intervenant dans la formation médicale continue, qui en auraient besoin pour compléter leurs programmes. Et même si le communiqué de presse de Pfizer prétend que cette nouvelle politique aidera à préserver l’indépendance de la FMC et permettra d’éviter les conflits d’intérêts, les modalités concrètes pour atteindre ces objectifs ne sont pas clarifiées.
Le financement industriel de la formation médicale continue soulève nécessairement la question de l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les sujets abordés comme sur l’orientation des programmes. Sans parler des interrogations continues suscitées par l’implication des sociétés privées accréditées pour fournir des programmes de formation médicale continue.
[Des états généraux de la formation médicale continue?]
Il serait utile de mettre toutes les questions concernant la formation médicale continue, son financement, le rôle des prestataires privés, etc. sur l’ordre du jour d’une rencontre commune organisée sous l’égide de l’AMA (American Medical Association) et de l’AAMC (American Association of Medical Colleges).
Si une telle réunion devait avoir lieu, les organisateurs devraient en limiter la participation aux représentants de la profession médicale. Après tout, il s’agit essentiellement d’une question et d’une responsabilité professionnelles. Il n’y a pas de raison de permettre à l’industrie pharmaceutique ou à ses mandataires de se prononcer sur l’avenir de la FMC.
Il est temps que les leaders de la profession médicale fassent savoir clairement à un public de plus en plus sceptique que ce sont les médecins, et non pas l’industrie pharmaceutique, qui sont en charge de leur propre formation. Il faut faire comprendre la distinction évidente et très importante entre la formation professionnelle accréditée et les informations sur les nouveaux produits et médicaments que l’industrie pharmaceutique distribue aux médecins à des fins commerciales. [13]. La responsabilité de l’enseignement de la médecine
devrait être entièrement entre les mains de la profession médicale, et le financement ne devrait pas compromettre, ni même jeter un doute sur l’intégrité et l’indépendance de ce qui est enseigné ou des médecins qui enseignent.
[Une séparation nette entre médecine et industrie pharmaceutique]
D’un autre point de vue, commercialiser des médicaments est le travail de l’industrie pharmaceutique. Cela l’arrange de dire que son implication se fait dans l’intérêt de la formation des médecins. Elle appelle cela « éducation », mais ce n’en est pas une. C’est du marketing.
Certaines entreprises disent vouloir assister la profession médicale par le biais de programmes éducatifs relevant de domaines qui n’ont pas de rapport direct avec les médicaments. Aussi bien intentionnés que soient ces entreprises, ce ne serait pas sage de les laisser faire. Le public repose sur les médecins pour évaluer les produits que l’industrie veut vendre ; cela crée une obligation pour la profession médicale : celle de n’être en rien redevable à l’industrie, pour quelque raison que ce soit. Pour être digne de confiance, la médecine a une obligation d’indépendance. Elle ne doit rendre des comptes qu’à la société au service de laquelle elle est engagée, et elle ne doit pas se soumettre à des standards professionnels autres que ceux qui régissent cette profession.
L’industrie et les institutions médicales éducatives devraient reconnaître les responsabilités différentes et séparées de chacune d’entre elles, de façon à ce qu’aucune n’empiète sur le domaine de l’autre. Une coopération correctement réglementée des deux dans le domaine de la recherche peut parfois servir l’intérêt public en contribuant au progrès médical, mais il n’en reste pas moins que les universités et leur personnel n’ont pas leur place dans le marketing pharmaceutique ; la même chose vaut pour l’industrie pharmaceutique, qui n’a rien à faire dans la formation médicale. Si l’université et l’industrie respectaient vraiment cette différence, les relations entre les deux seraient plus saines et plus honnêtes. Et il y aurait beaucoup moins de ces dérapages éthiques et de ces violations de frontières qui ont miné la confiance du grand public et entaché la réputation de l’industrie pharmaceutique comme de la profession médicale.
Aucun conflit d’intérêt n’a été déclaré.
Références
1. Accreditation Council for Continuing Medical Education. Annual report data, 2006. http://www.accme.org/dir_docs/doc_upload/f51ed7d8-e3b4-479a-a9d8-57b6efedc27a_uploaddocument.pdf
Accessibility verified July 31, 2008.
2. Angell M. The Truth About the Drug Companies: How They Deceive Us and What to Do About It. New York, NY: Random House; 2004.
3. Accreditation Council for Continuing Medical Education. The ACCME standards for commercial support: standards to ensure independence in CME activities. http://www.accme.org/dir_docs/doc_upload/68b2902a-fb73-44d1-8725-80a1504e520c_uploaddocument.pdf Accessibility verified July 31, 2008.
4. Steinbrook R. Financial support of continuing medical education. JAMA. 2008;299(9):1060-1062.
5. Hager M, Fletcher S. Continuing Education in Health Profession: Improving Healthcare Through Lifelong Learning. New York, NY: Josiah Macy, Jr Foundation; 2008.
6. American Medical Association Council on Ethical and Judicial Affairs. Industry support of professional education in medicine. http://www.ama-assn.org/ama1/pub/upload/mm/471/ceja1-2.doc Accessibility verified July 31, 2008.
7. Association of American Medical Colleges. Industry funding of medical education: report of an AAMC task force.
https://services.aamc.org/Publications/showfile.cfm?file=version114.pdf&prd_id=232&prv_id=281&pdf_id=114 Accessibility verified July 31, 2008.
8. Lazar K. Drug industry tightens rules on gift-giving: trade group is opposing Mass. effort to ban practice. Boston Globe. July 11, 2008. http://www.boston.com/news/local/articles/2008/07/11/drug_industry_tightens_rules_on_gift_giving/ Accessibility verified August 11, 2008.
9. Kaiser Family Foundation. New PhRMA guidelines ban gifts to physicians from drug company marketing campaigns. http://www.kaisernetwork.org/daily_reports/print_report.cfm?DR_ID=53228&dr_cat=3
Accessibility verified August 11, 2008.
10. Brennan TA, Rothman DJ, Black L, et al. Health industry practices that create conflict of interest: a policy proposal for academic medical centers. JAMA. 2006;295(4):429-433.
11. Relman AS. Separating continuing medical education from pharmaceutical marketing. JAMA. 2001;285(15):2009-2012.
12. Pfizer changes its funding of continuing medical education in the US [news release]. New York, NY: Pfizer; July 2, 2008. https://www.pfizermededgrants.com/pfizercme/help/CME_Funding_Change_Announcement.html
Accessibility verified August 11, 2008.
13. Relman AS. Defending professional independence: ACCME’s proposed new guidelines for commercial support of CME. JAMA. 2003;289(18):2418-2420.