Il s’agit d’un appel lancé par 15 médecins, qui constitue le point de départ d’un dossier paru le 24 août dans le Journal du Dimanche. On y apprend que 130.000 hospitalisations par an sont dues à la prise de médicaments, et que les psychotropes y sont pour beaucoup. Cet appel dénonce la fausse route d’une société qui traite ses maladies culturelles et socioéconomiques par des tranquillisants, antidépresseurs, stimulants, hypnotiques… Il met aussi en cause la toute-puissance des laboratoires pharmaceutiques, mise en pratique avec la complicité de la plupart des médecins dont la formation est centrée sur l’usage des médicaments – et qui sont aussi l’objet de toutes les « attentions » des firmes.
Photo : Crystalinks
Un bémol et des réserves à formuler d’emblée contre la médecine spectacle
Il ne faudrait quand même pas perdre de vue les retombées médiatiques pour les 15 signataires de cet appel. Surtout lorsqu’un psychiatre tel David Servan-Schreiber fait partie des initiateurs et que le tout paraît dans Psychologies Magazine… D. Servan-Schreiber est un représentant de ce qu’il faut appeler « médecine spectacle », à coups d’oméga 3, de mouvements de balanciers, de fraises contre le cancer… Et Psychologies Magazine contribue à la vulgarisation et à l’enracinement de cette culture psy qui mène trop souvent à la prescription de psychotropes, comme nous le verrons par la suite.
Il faut distinguer entre une thématique légitime et la façon de l’aborder, qui peut inclure des biais. Par ailleurs, la manière même de formuler et de lister les symptômes de la dépression dans ce dossier relève du disease mongering ou façonnage de maladies… A part les tendances suicidaires, tous les symptômes sont très vagues et ne définissent pas une dépression, mais des états passagers tout à fait compréhensibles chez tout un chacun, en fonction des aléas de la vie… Et puis il faudrait voir quels sont les liens financiers des médecins qui ont mis en place la campagne de l’INPES, citée dans le dossier, et si elle n’est pas un moyen de relancer la consommation de psychotropes sous prétexte d’une épidémie de dépressions non diagnostiquées…
Il n’empêche que la dénonciation des abus d’antidépresseurs et autres psychotropes est légitime et qu’il faut en parler, tout en gardant son esprit critique en éveil.
Des psychotropes pour tout le monde veut dire des risques déraisonnables
L’article central du dossier précise : « En janvier dernier, lors d’un débat organisé par la revue Prescrire, des psychiatres, psychologues et chercheurs se sont inquiétés de « la logique marchande » des firmes pharmaceutiques. Un pharmacologue, Gilles Mignot, avait constaté « la panne de l’innovation » et l’absence de « progrès thérapeutiques au cours des cinq dernières années dans le domaine des médicaments psychotropes ». Parmi les médicaments qui « n’apportent rien de positif pour les patients », il avait cité des antidépresseurs augmentant le taux de suicide chez les jeunes et des neuroleptiques entraînant une surmortalité d’origine cardio-vasculaire chez les personnes âgées ».
« Les psychotropes, un symptôme culturel »
Dans un entretien contenu dans le même dossier, Boris Cyrulnik rappelle le fait que, en dehors des malades qui sont vraiment aidés par les psychotropes, une grande partie des consommateurs de ces médicaments les prennent pour faire face à ces « angoisses existentielles auxquelles personne n’échappe » et que notre société ne sait plus résoudre. Elle les aggrave même, par les habitudes de vie et de travail qu’elle impose, et parce qu’elle casse la « solidarité affective », isolant les individus et les laissant sans filet de sécurité. Mettre l’accent sur la « tranquillisation chimique », en oubliant « la tranquillisation verbale, relationnelle », c’est-à-dire la résolution et la « résilience » de la souffrance à l’aide des réseaux de sociabilité, prouve que « la prescription abusive de psychotropes est un témoin de notre défaillance culturelle ».
Les psychotropes, un symptôme de la maladie économique néolibérale
Cyrulnik le laisse entendre, dans le sillage de bien d’autres critiques, qui ont formulé les choses de façon plus explicite. Cette surmédicalisation des états d’âme qui mène à la surconsommation de psychotropes est une stratégie économique, qui découle de l’individualisme néolibéral avec son impératif de performance, tout comme de la rentabilisation du « capital » humain au moyen de la réduction des coûts : « les arrêts de travail [coûtent] plus cher que la prescription [d’antidépresseurs et de tranquillisants] ». Une consultation chez le généraliste – les omnipraticiens étant les plus grands prescripteurs d’antidépresseurs, tranquillisants et somnifères – coûte aussi beaucoup moins cher qu’une psychothérapie…
Le témoignage d’un généraliste du Pas-de-Calais nous montre comment notre société tente de noyer les inégalités sociales, la précarité économique, la pauvreté et l’exclusion sous un diagnostic médical. Illusion et mensonge, écran de fumée qui camoufle les causes structu
relles… C’est le propre du néolibéralisme de psychologiser et d’imputer aux individus des choses sur lesquelles ils n’ont aucune prise, en vertu même de la logique qui les dégrade en sujets économiques – au sens d’assujettis -, dont la valeur se quantifie et se mesure en termes d’argent. « Jean-Marc Martin incrimine en premier lieu le contexte économique et social [pour justifier une consommation plus importante de psychotropes]. « Dans cette région, quoi qu’ils fassent, les gens ne parviennent pas à s’imaginer un avenir. Alors ils dépriment. » [Une] interne en psychiatrie (…) renchérit: « Nous sommes dans une région défavorisée où il y a une forte consommation d’alcool, qui n’est rien d’autre que l’auto-médication de la dépression. » »
La stratégie économique comprend une autre dimension : le directeur du Quotidien du médecin généraliste reconnaît dans une émission de C dans l’air (« La France, médaille d’or du stress« , contenant pas mal de clichés) que la France paie le prix faible des médicaments (psychotropes compris) par une hausse du volume de la consommation… Comme quoi, les laboratoires pharmaceutiques doivent assurer leurs profits d’une façon ou d’une autre…
La surconsommation de psychotropes, symptôme des conflits d’intérêts en médecine
Un psychiatre évoquait dans la même émission la mainmise de l’industrie pharmaceutique sur la formation médicale continue, qu’elle assure à 98%. Il n’y a pas d’argent public pour former nos médecins, mais la plupart ne veulent pas non plus faire un effort et payer pour leur propre éducation, comme le font d’autres professions. Ils ne veulent pas non plus renoncer aux gratifications de l’industrie, à ces « à-côtés » très confortables dont les usagers ne savent rien. Nous avons abordé ces aspects dans les notes réunies sous la catégorie « Formation médicale continue… par les firmes ».
Avec 23.000 euros par an et par généraliste dépensés par l’industrie pharmaceutique en cadeaux et autres « attentions » et preuves d’ « hospitalité » – nom pudique d’une corruption tellement banalisée qu’on ne la saisit même plus comme telle -, on comprend que les firmes pharmaceutiques attendent un retour sur investissement. Et la situation actuelle montre que les stratégies promotionnelles que dénoncent les rapports de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) fonctionnent parfaitement. La plupart des généralistes font ce que les firmes attendent d’eux, ce pourquoi elles les paient.
Ils ne se posent pas trop de questions sur le fait qu’ils sont payés par les contribuables pour une mission de service public et non pour une activité de VRP du pharmacommerce (ou d’instruments de contrôle social). Les laboratoires ne manquent d’ailleurs pas de visiteurs médicaux, qu’elles recrutent même parmi les plus hautes sphères de la médecine, comme nous l’avons vu en parlant des leaders d’opinion, payés bien mieux que les généralistes…
Une formation initiale et continue axée sur le médicament
« La surconsommation française est sûrement liée au fonctionnement de notre système de sécurité sociale et à la formation de nos généralistes », dit Cyrulnik. « Pour qu’ils en prescrivent moins, il faudrait leur donner une vraie formation psychologique, ce qui est loin d’être le cas ». C’est ce qui explique probablement certains errements diagnostiques et autres erreurs médicales où des maladies sont mises sur le compte d’un psychosomatique réduit à ce qu’en disent les magazines de vulgarisation… « C’est dans la tête » – trop de malades ont entendu ce refrain au bout de 10 minutes de consultation (par des médecins payés à l’acte, donc pressés).
Un exemple de ce que donne la méconnaissance de ce qui est ou n’est pas un trouble de somatisation
L’un des exemples les plus criants d’erreur due aux préjugés est l’endométriose, avec un retard de diagnostic de 9 ans en moyenne et des souffrances auxquelles un chirurgien spécialisé pourrait mettre fin assez rapidement. Mais c’est plus complexe que cela, puisque, comme nous l’expliquait récemment un « initié », les intervenants dans cette maladie ont un intérêt financier à ce que les malades ne guérissent pas, mais entrent dans un cercle vicieux de psychotropes – traitements hormonaux – chirurgie incomplète – psychotropes, etc.
C’est proprement effrayant de voir des comment une partie de la médecine crée des patients pour les autres spécialités… Pensons aux traitements de dépressions bien souvent iatrogènes, qu’elles soient dues aux médicaments, aux traumatismes psychiques infligés par les médecins refusant d’investiguer (donc de soigner correctement) les maux ou simplement à des années de souffrance non traitée. L’ironie étant que la prise en charge de ces patientes – représentant quand même près de 10% des femmes en âge de se reproduire – finit dans les centres anti-douleur, où on leur propose parfois aussi des… psychotropes.
Misogynie traditionnelle de la médecine et prescription routinière de psychotropes
Il faudrait parler aussi d’une certaine misogynie des médecins, héritée du temps où les notables qu’étaient le curé et le médecin s’entendaient parfaitement pour tenir les femmes à leur place d’utérus sur pattes… Combien de fois les médecins n’ont-ils pas justifié les élucubrations anti-féministes des religions? Par exemple sur l’usage du vélo et du pantalon, dangereux pour la santé des femmes. Ou alors sur le fait qu’une femme dont les genous sont propres ne peut être qu’une prostituée… Si, si, cela a bel et bien été dit par des médecins. Cette misogynie qui perdure de façon irréfléchie, comme tous les préjugés, n’est d’ailleurs pas compensée par la formation psychiatrique ou psychologique que réclame Cyrulnik. Du moins dans la mesure où psychiatrie et psychologie ont recours à la théorie psychanalytique d’origine, clairement anti-féministe. D’ailleurs, ce trait est plus marqué en France que dans d’autres pays occidentaux, à cause de l’influence de Lacan qui voyait des hystériques partout, avec la complicité de leurs « maîtres » que seraient les analystes…
Il faudrait parler en fait d’un mélange de gynophobie et de misogynie, manifeste dans beaucoup de phénomènes culturels, mais cela mènerait trop loin. En tout cas, cette misogynie fait que les femmes se voient bien plus souvent dire que « c’est dans la tête » et qu’elles sortent le plus souvent de chez le généraliste avec une prescription de psychotropes… Janet Currie aborde cet aspect dans son texte sur la « Marchandisation de la dépression : la prescription des ISRS aux femmes« . Les ISRS sont les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (SSRI en anglais), nom de la classe la plus utilisée d’antidépresseurs (Prozac, Deroxat, Seropram…). Les femmes sont aussi la cible privilégiée de la publicité faite par les firmes pharmaceutiques, et c’est leur vie qu’on médicalise à outrance : la ménopause, les fluctuations hormonales pouvant précéder les règles, l’aspect physique…
La discipline par la « médicalisation infinie »
Cette surmédicamentation est un symptôme socioéconomique aussi en un sens plus spécifique, qui a trait au formatage social, à la tendance à l’abrasion des écarts individuels par rapport à la moyenne socialement valorisée. Formatage qui se fait entre autres au moyen de la médecine.
La « médicalisation infinie » est une dimension de la biopolitique, du biopouvoir que dénonçait Foucault : technique de normalisation et de contrôle social, plus acceptable car moins visible que les vieilles stratégies de quadrillage du social. Mais une analyse plus poussée ne peut que constater que les vieilles techniques comme les nouvelles ont le même objectif : discipliner, uniformiser, forcer l’adaptation la plus complète possible des individus à leurs rôles socioéconomiques et aux infrastructures sociales et culturelles qui en résultent. La création d’une sorte de « psychisme artificiel », d’une moyenne qui gommerait artificiellement les hauts et les bas de l’individualité, n’est qu’une des modalités de cette médicalisation infinie qui transforme la médecine en un parfait outil de discipline et de domination.
Que dame nature nous garde d’un règne qui débriderait la médecine et libérerait toutes ses potentialités techniques des limitations par la déontologie ! L’histoire nous a montré ce que cela peut donner ; et les dégâts seraient bien plus forts de nos jours, parce qu’il n’y a pas que IG Farben pour vouloir sa part de gâteau et payer des médecins pour leur rôle instrumental…
D’autres liens
Vous pouvez (re)lire les notes réunies dans ces pages sous les catégories ayant trait à la dépression et à sa marchandisation ainsi qu’aux conflits d’intérêts en psychiatrie, qui expliquent en bonne partie comment s’exerce cette énorme influence des laboratoires sur la définition des troubles dits « mentaux » et leur traitement. Nous avons aussi consacré beaucoup de notes à la normalisation par la culture psy, aux maladies inventées, à la surmédicamentation ainsi qu’à la psychiatrie dans sa dimension d’instrument du commerce des psychotropes (psychopharmacommerce).
Elena Pasca