Merci au médecin qui m’a envoyé les liens.
L’article du 15 juillet des Echos, Ces CHU qui ont abandonné la recherche, révèle l’existence d’un rapport fait à la demande du gouvernement par Philippe Even, directeur de l’Institut Necker et ancien doyen de l’université de Paris V. Plus que l’article et le classement des CHU qu’il contient, c’est le rapport lui-même que tout le monde devrait lire.
Chapeau bas à Philippe Even, pour avoir dit ses quatre vérités à la recherche médicale française, au difficile rapport entre médecine et science… Vérités que chaque candidat au monde universitaire connaît très bien et dont il fait les frais – dans d’autres disciplines aussi – lorsqu’il se heurte à l’inertie d’un système reproduit à l’identique par quelques grands pontes qui tirent profit du statu quo et renforcent leur narcissisme par une domination qui bloque toute avancée. Je conseille la lecture des livres de Pierre Bourdieu, à commencer par Homo academicus, pour mieux comprendre les structures de pouvoir qui définissent le champ universitaire et excluent les « hérétiques » porteurs d’innovation. On s’adapte, en renonçant à la créativité et en acceptant les structures de vassalité et le formatage sclérosant, ou alors on n’a aucune chance d’accéder à la recherche publique. Je ne sais pas ce qui est pire…
Quelques extraits pour les plus pressés
« Les centres hospitalo-universitaires français (CHU) sont à bout de souffle. Leur nombre, leur mission, leurs moyens et surtout leur état d’esprit doivent être entièrement revus. (…)
Qualité des soins, enseignement et recherche sont étroitement liés
(…) Parce qu’il comporte mille lacunes, incertitudes et illusions, l’exercice médical est toujours un pari probabiliste et c’est pour cela même qu’il exige méthode et raisonnement scientifique associant savoir, expérience et imagination, mais toujours encadré par les règles de la logique scientifique, celles qu’on apprend mieux que partout ailleurs dans un laboratoire de recherche. Pas dans les livres. (…)
La prise en charge des malades les plus graves, des maladies émergentes, des maladies rares, et surtout des multipathologies, si fréquentes aujourd’hui à cause du vieillissement, et a fortiori la participation directe aux progrès de la médecine, ne sont optimales que là où la recherche est étroitement associée aux soins, et il en est de même de la mise en oeuvre des nouvelles thérapeutiques complexes qui apparaissent désormais chaque jour, nouvelles molécules, nouvelles technologies, thérapies cellulaires, thérapies géniques et bientôt utilisation des cellules souches, embryonnaires ou non. Même les pathologies les plus courantes, accident vasculaire cérébral, infarctus du myocarde, asthme, épilepsie, Parkinson, sclérose en plaques, hépatites chroniques, ne sont pas traitées partout avec une expérience et une modernité équivalentes. Les malades cancéreux perdent une grande part de leurs chances hors des grands CHU et des 6 ou 8 grands centres de lutte contre le cancer. (…)
De plus en plus, la médecine est à plusieurs vitesses, mais elles sont liées beaucoup plus à la géographie qu’à l’argent, et même parfois dans les grands CHU, les différents services sont très loin d’être également performants. Les patients le sentent. Les médecins le savent. Partout, qualité et sécurité des soins sont liés non seulement à l’expérience et l’engagement des médecins, mais à une attitude combative contre la maladie, un désir de vaincre, à quoi seule la recherche et les espoirs qu’elle suscite, donne les moyens de s’exprimer. Tout médecin qui soigne seulement sur protocole ou selon les habitudes d’hier, sans avoir la volonté d’aller plus loin, de faire mieux, de découvrir de nouvelles voies, non seulement pour ce malade-là, mais, à travers lui, pour les malades futurs, ne peut que compromettre les chances des malades.
Se borner à appliquer des protocoles établis hier et ailleurs, concernant des médicaments également inventés ailleurs, car la France n’en invente aucun, c’est ne pas combattre, c’est jouer la tranquillité et la sécurité juridique, mais ce n’est pas donner toutes ses chances au patient, car chacun d’eux est unique, chacun justifie une réflexion particulière et peut être une source de progrès pour tous les autres. (…)
Ce n’est pas en ne cherchant pas qu’on trouve. Or, de ce point de vue, des pans entiers de nos CHU, passifs et routiniers, sont à la dérive, parce qu’ils n’ont pas l’ambition de développer une recherche de qualité sur leur site. (…)
La recherche s’évalue par le nombre et la qualité des publications scientifiques et par les brevets et leurs applications commerciales. Dans ces domaines, beaucoup de nos CHU sont inexistants. L’enquête récente de l’Institut Necker le démontre. Il s’agit d’information, pas d’opinion. Elle a porté sur 40.000 publications de 2000 à 2006, dans 2.000 journaux internationaux, de nos 5.500 professeurs et maîtres de conférence hospitalo-universitaires et des 1.850 chercheurs des 350 unités INSERM et CNRS implantées dans ces CHU. (…)
Avec seulement 38% des chercheurs universitaires INSERM et CNRS, et malgré 2 facultés marginales, qui n’ont guère de raison de se pérenniser (Paris-Ouest et Bobigny), Paris produit 50% des articles, 57% de ceux qui paraissent dans les 100 meilleurs journaux, 73% de ceux que publient les 10 meilleurs et regroupe les deux tiers des 128 chercheurs d’élite des CHU, classés dans une enquête Necker à paraître. Des performances qui, selon les indicateurs, sont doubles, triples ou quadruples de celles de la province démontrant que la concentration est un facteur majeur du succès. (…)
L’Université Paris 5 (où Necker devance très largement Cochin et l’HEGP) est de loin le premier CHU de France, avec 15 fois plus de chercheurs que les derniers CHU, il est 100 fois supérieur à eux, en terme d’impact global de ces publications, ce qui tient non seulement à sa taille, mais plus encore à la qualité des ses chercheurs, universitaires ou INSERM. Son impact par chercheur est en effet globalement 8 fois plus élevé et 25 fois plus en terme d’excellence (appréciée selon un indicateur synthétique, la moyenne géométrique des 4 indicateurs individuels d’excellence que sont les publications dans les 10 et les 100 meilleurs journaux, le nombre de citations et le nombre de chercheurs d’élite, 4 index dont les valeurs individuelles sont respectivement 8, 30, 140 et 260 fois celles du dernier CHU !).
Suivent les CHU des Universités Paris 6 et 7, qui forment avec Paris 5 le groupe A. Ensemble, ces 3 universités parisiennes représentent 20% des hospitalo-universitaires, 40% des chercheurs INSERM ou CNRS qui y sont implantées, 45% du Facteur d’impact total, 60% des publications d’excellence, donc plus de la moitié du potentiel national et, selon les indicateurs qualitatifs d’excellence, 2 à 4 fois le groupe B, 3 à 20 fois le groupe C, 20 à 200 fois le groupe D. Dans aucun pays du monde n’existent de telles disparités. (…)
Question plus cruciale encore, quelles sont les raisons de l’échec de plus de la moitié de nos CHU ? Quatre au moins : dispersion, formation, sélection et état d’esprit.
Dispersion géographique et multiplication des tutelles administratives : nous avons 38 CHU (bientôt 32 par fusion) contre 22 en Angleterre, 26 en Allemagne, 125 aux Etats-Unis, avec 5 à Londres, 7 à New York, 3 à Berlin, mais 7 à Paris (11 il y a 2 ans), 4 à Lyon, 3 à Bordeaux, 2 à Toulouse, etc.
Cette multiplication des CHU est la conséquence directe d’une politique d’aménagement du territoire qui, plutôt que de développer les atouts de chaque région et de s’occuper de la place de la France en Europe, et non pas de celle du Poitou ou du Limousin en France, a, 30 années durant, visé à l’uniformisation, en dispersant nos forces au détriment de Paris et des grandes villes. Cela n’a pas été vrai seulement pour les CHU proprement dits, mais pour la recherche, dont, longtemps, les unités n’étaient pas crées sur la seule valeur des candidats, mais par quotas régionaux, recalant les meilleurs à Paris et promouvant de moins bons ailleurs, de telle sorte que la masse critique de cerveaux et de moyens techniques n’a été atteinte presque nulle part, hors Paris, Strasbourg, Marseille et Lyon. A vouloir fertiliser le désert avec un verre d’eau, nous n’avons pas joué nos atouts. Nous les avons compromis. (…)
Seconde raison de la situation actuelle, la médiocre qualité de la formation scientifique de nos médecins, bien plus mauvaise qu’il y a 30 ans. A l’époque, les 10 ou 20% d’étudiants qui visaient une carrière universitaire ou de recherche, menaient dès le premier jour, dans l’enthousiasme, par volonté et non par obligation, deux cursus parallèles de médecine et de science, dont ils acquéraient les bases générales et fondamentales en faculté de sciences.
Aujourd’hui, nos étudiants subissent tous, passivement, par obligation, les deux premières années, un enseignement pseudo-scientifique destiné plus à les sélectionner qu’à les former, et qui loin de leur ouvrir l’esprit sur les bases et les démarches scientifiques générales, les confinent, toutes fenêtres fermées, à l’apprentissage mémoriel, par le petit bout de la lorgnette, de mini-recettes scientifiques ponctuelles et vite périmées, appliquées aujourd’hui et surtout hier, à l’exercice médical.
Doyen 12 ans de la plus grande faculté de France, je sais de quoi je parle. De cet enseignement factuel contre-scientifique désastreux ne reste rien l’année d’après, rien qui permette une approche scientifique, rien qui donne une méthode de pensée. Après ces 2 ans de contre-formation, c’est un trou obligé de 6 ou 8 ans, consacré à l’apprentissage, toujours mémoriel, des maladies et des traitements, sans jamais plus entendre parler de science et moins encore de recherche, sans jamais mettre le pied, ne fusse qu’une heure, dans un laboratoire. Rien. Les tristes polycopiés des étudiants leur parlent de biologie cellulaire et moléculaire ou de génomique, mais ils n’ont jamais vu (…) [les] outils de tous les jours de la recherche, dont ils se bornent à apprendre de façon livresque les résultats d’hier. Vide sidéral. Stérilisation assurée. Et réussie. (…)
Troisième raison, la sélection des universitaires se déroule de façon scandaleuse. Théoriquement, concours nationaux ouverts à tous, sur postes publiés au Journal Officiel. Apparence. En réalité, les candidats sont préparés localement, sans mobilité, pendant 5 à 10 ans, dans un service donné, d’un CHU donné, et alors seulement, quand ils ont servi comme des soutiers, un poste est créé, spécifiquement pour chaque candidat local, formé – ou déformé et exploité – de longue date. Ce jeu de dupes médiéval, dans un monde clos, est tellement fixé qu’aucun autre candidat n’oserait même se présenter sur ces postes hyperfléchés. (…)
L’Institut Necker fera paraître en octobre une évaluation scientifique de ce CNU [Conseil National des Universités, qui « évalue » les candidats à des postes universitaires] élu par ses pairs les plus conformistes. Désastreux. (…) il est en moyennes 5 fois inférieur aux 500 meilleurs chercheurs français, en terme de performances scientifiques et même inférieur à beaucoup des candidats qu’il prétend juger. Il faut redéfinir les missions d’un CNU que je verrai volontiers disparaître, sauf à pérenniser la déliquescence actuelle et par exemple, la répartition des emplois universitaires, qui témoigne d’un immobilisme et d’un archaïsme extraordinaire, comme si ces emplois se transmettaient par héritage. Des disciplines anciennes, biochimie métabolique, histologie, biophysique, physiologie, mobilisent encore chacune 10 à 15% des emplois, tandis que les disciplines les plus actives et les plus nouvelles, biologie cellulaire, génétique, biologie du développement et de la reproduction et immunologie n’en disposent chacune que de 4 à 6%. (…) La situation est la même dans les disciplines cliniques, où de nombreuses disciplines sont beaucoup trop réduites pour répondre aux besoins de la population, telles la cancérologie, la gynécologie, l’endocrinologie et le diabète, la nutrition, la neurologie et la psychiatrie, réduites chacune à 3 à 4% à peine des emplois (…).
Quatrième et dernière cause, plus subtile, en partie conséquence des précédentes, l’état d’esprit de trop d’universitaires, passif, conformiste, formaté, gélifié, ossifié, désenchanté et paresseux est à l’opposé de l’esprit de la recherche, qui est désir de savoir et de progrès pour mieux servir les malades, désir de s’affirmer, de contester, de l’emporter, désir de convaincre, désir d’être un primus inter pares, ambition, libido sciendi. L’histoire des sciences et de la médecine montre bien que la plupart des grands progrès ont été l’œuvre de contestataires, de marginaux intellectuels, qui se sont attaqués, en prenant de grands risques, et d’abord celui d’échouer ou de se tromper, à de grands sujets, et en posant des questions ou des hypothèses, non seulement nouvelles, mais audacieuses.
Malheureusement, beaucoup de nos CHU et de nos hospitalo-universitaires, trahissent leur triple mission et leur devoir. Ainsi 90% des 1.800 MCU-PH ne publient à peu près rien de qualité (sur les 128 universitaires d’élite des CHU, moins de 15 MCH-PH) et seulement 50% des PU-PH le font, dont 20% seulement (800 / 3.800) à un certain niveau de qualité internationale, la seule qui compte. Globalement, plus des 2/3 des hospitalo-universitaires ne publient donc guère et ces pourcentages sont bien plus élevés dans les facultés des groupes C et D. (…)
Hormis la demi-synthèse de 2 des 30 anti-cancéreux majeurs, due à P. Potier, à Gif, à partir de produits naturels identifiés ailleurs, pas un vrai médicament utile français qui vaille depuis 30 ans, seulement quelques faux médicaments inutiles, tels le Clopidogrel ou le Rimonaban[t]. Pas non plus un seul des appareils d’imagerie X ou par résonance magnétique ou de circulation extra-corporelle ou de ventilation, etc., et pas un équipement lourd de laboratoire qui ne doive être importé à grands frais des pays qui les ont imaginés et commercialisés, pour répondre aux questions qu’ils se posaient et que nos chercheurs ne se posaient pas.
Une situation de dépendance totale. De même, hormis de très rares percées cliniques, telles une part de la chirurgie endoscopique, ou la stimulation hypothalamique bilatérale ou encore quelques prothèses orthopédiques, nous n’avons rien inventé depuis les hétérogreffes de valves cardiaques dans les années 70 (…).
La médecine et la chirurgie française se déroulent ainsi à un excellent niveau, mais en habits d’emprunt (…) Nous sommes certes les plus grands fabricants de médicaments d’Europe, mais non les inventeurs des médicaments que nous produisons et exportons. Nous fabriquons les bouteilles, les bouchons et les étiquettes, mais dans ce domaine, les grands crus viennent d’ailleurs.
Raison de plus de saluer ceux qui, même en dehors des unités de recherche, ont su s’élever au plus haut niveau (…), [mais qui,] sur 3.800 professeurs restent des exceptions.
Triste bilan, qui impose une étude plus approfondie et la mise au point d’un véritable « livre blanc » de la médecine universitaire et de la recherche médicale, aussi nécessaire que celui qui vient de secouer les armées. »
Philippe Even, directeur de l’Institut Necker.
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Elena Pasca