Selon un sondage fait par l’institut Harris Interactive (le Sofres américain) en novembre 2007 aux Etats-Unis, seuls 11% des participants ont considéré que l’industrie pharmaceutique était « honnête et digne de foi », nous dit le Multinational Monitor. Cette ONG qui regarde à la loupe les activités internationales des lobbies et multinationales distingue chaque année les dix pires multinationales. Dans le palmarès 2007, on retrouve les laboratoires Abbott (branche de Takeda Abbott Pharmaceuticals), distingués pour le chantage qu’ils ont fait subir au gouvernement thaïlandais quant aux médicaments anti-HIV. Ainsi que Purdue Pharma, pour des stratégies peu louables destinées à échapper à ses responsabilités pénales.
Un autre sondage à large échelle fait aux Etats-Unis par Harris nous apprend que la réputation de l’industrie pharmaceutique dans son ensemble continue de décliner. Seuls 26% ont une opinion favorable. Seules les assurances et les banques (24%) et l’industrie du tabac (10%) font pire. Les chiffres figurent à la page 8 des résultats.
A noter qu’Abbott est un habitué de la palme d’or du pire décernée par le « Multinational Monitor », et ce depuis des années. Pour compenser la faramineuse amende (875 millions de dollars) qu’il a dû payer aux Etats-Unis pour des charges de corruption de médecins, fraude organisée et autres méthodes douteuses visant l’augmentation des ventes de l’Enantone (acétate de leuproréline), Abbott n’avait pas hésité à augmenter fortement le prix de vente de son antirétroviral Norvir° (ritonavir). Ce qui a mis énormément de patients séropositifs dans l’impossibilité de se le payer. En France, Enantone° est commercialisé par Takeda, firme avec laquelle Abbott avait fusionné avant de « divorcer » récemment.
A propos, notons l’ironie qui consiste à vendre un médicament – Enantone – qui compte le diabète parmi ses effets secondaires chez les hommes, puis de faire commerce aussi d’une de ces glitazones qu’aucune revue médicale indépendante ne recommande, à savoir Actos (pioglitazone). Les deux médicaments étant aussi de sérieux pourvoyeurs de fractures. A se demander si Abbott n’a pas dans son escarcelle l’un de ces médicaments contre l’ostéoporose, tellement à la mode ces temps-ci. Pour qu’on n’ait même pas besoin d’aller chez la concurrence. Un médicament pour provoquer tel effet secondaire, puis un autre pour soigner celui-ci, puis un troisième pour soigner les effets indésirables du deuxième, et ainsi de suite. Le tout pour les profits de la même firme pharmaceutique. En tout cas, il y a un regain d’effort publicitaire, par exemple pour le Competact (pioglitazone + metformine), présenté comme « une alliance de compétences »…
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le grand public ne semble pas tellement apprécier ces compétences, vu la réputation d’ensemble de la branche, et celle particulière d’Abbott. Les méthodes de cette firme avaient fini par scandaliser même le syndicat de l’industrie pharmaceutique britannique (ABPI), qui l’avait exclue pour « un minimum de six mois » en 2006, en raison de « sérieuses violations du code » d’éthique de l’industrie, selon les termes du communiqué. Parce qu’il s’était avéré qu’elle faisait un peu trop de cadeaux aux médecins pour qu’ils prescrivent ses médicaments… Dans le genre abonnements aux clubs de golf, tickets pour Wimbledon, invitations à des soirées branchées ou à des … courses de chiens… Comme quoi la firme cible bien les investissements en fonction des préférences des médecins. Il y en a pour tous les goûts. La dépêche reprise par tous les media britanniques ne laisse planer aucun doute : Abbott suspended on sleaze (« Abbott suspendu pour corruption »), impliquant plus de 60 médecins. (60 dont on a pu prouver qu’ils ont pris part à ces réjouissances, mais qui sait combien ils sont en réalité). La punition était l’une des plus dure jamais infligée par le syndicat de l’industrie, selon les dires du président de ce dernier. Et elle a été assortie de deux audits sur les pratiques de la firme.
On se demande quand est-ce que le LEEM (Les entreprises du médicament, syndicat patronal français de l’industrie pharmaceutique) se décidera à faire un peu de ménage en France aussi, au moins comme un gage de bonne volonté…
Ces agissements de Takeda Abbott ont par ailleurs contribué à ce que le General Medical Council, une sorte de Haute autorité de santé britannique, mais plus portée sur l’éthique que la nôtre – ce qui n’est pas difficile, me direz-vous -, réclame une répression qui touche non seulement les corrupteurs, mais aussi les corrompus… Par exemple en retirant le droit d’exercer aux médecins qui se laissent tenter. Il faut une dissuasion, puisque « J’ai bien peur que la corruption de la profession médicale ne soit très étendue », dit l’éditeur du Bulletin of Medical Ethics Richard Nicholson, cité dans cet article du Telegraph.
En France, la branche Takeda de Takeda Abbott Pharmaceuticals est fort bien vue par les… médecins, et tout particulièrement par ceux qui s’intéressent à l’endométriose. Puisqu’il suffit d’une recherche « endométrioses Takeda » pour voir que cette firme a édité et réédité directement le seul ouvrage français de référence sur l’endométriose depuis 1994. Préconisant, bien entendu, l’usage de l’Enantone dans le traitement de cette affection. Il est intéressant de voir qu’alors qu’il y a plusieurs médicaments de la même classe – analogues agonistes GnRH – seule l’Enantone a eu une AMM d’un an en endométriose. Tous les autres étant limités à six mois. Intéressant aussi d’apprendre que les spécialistes selon lesquels seule la chirurgie sans traitement hormonal préalable est efficace, et qui obtiennent d’excellents résultats en pratique, n’ont aucune tribune en France. Le blog de l’association des victimes de l’Enantone (et des autres analogues agonistes GnRH) en dit bien plus.
Mais il faut être de mauvaise foi pour voir un quelconque rapport entre l’usage massif de l’Enantone et le financement des études et des publications. Purement désintéressé, certainement. Et de voir un rapport avec les méthodes de corruption de médecins, dénoncées officiellement aux Etats-Unis lors du procès de Takeda Abbott ayant abouti à une amende de 875 millions de dollars, pour des « charges pénales et criminelles », selon les attendus du jugement, disponibles sur le site du ministère étatsunien de la justice. Charges portant uniquement sur l’Enantone (qui s’appelle Lupron aux Etats-Unis). Il semblerait que la justice américaine s’intéresse de nouveau à Takeda Abbott. Quant on pense que la firme sort à peine des contraintes infligées suite aux procès…
Un communiqué de presse de l’association américaine de défense de consommateurs Patients not patents (« Les patients avant les brevets »), en date d’août 2007, nous apprend que l’arsenal de Takeda Abbott (TAP) ne se limite pas à ces méthodes-là.
Profitant de l’engouement généralisé pour l’information disponible sur des sites tels Wikipédia, Abbott a fait des contributions « anonymes » – « collaboratives », comme on dit dans le jargon branché -, afin de réécrire des bouts d’articles. Tout le monde se doute que ce n’était pas pour mettre en garde contre des effets secondaires de certains de ses médicaments… Il s’agissait d’en supprimer la mention. Et ce alors même que les effets indésirables en question avaient été non pas incriminés par des patients lambda, mais décrits par des revues médicales. Mais il est effectivement plus commode que de telles informations n’arrivent pas aux oreilles du public. Pourquoi l’inquiéter et laisser les chiffres de vente chuter, alors qu’une petite rectification de rien du tout refait une virginité à tel médicament ? Ce chien de garde a pu retracer les IP des ordinateurs qui ont modifié les articles de Wikipédia : des employés d’Abbott avaient « simplement » effacé les parties disant que le Humira° (adalimumab : utilisé dans l’arthrite, le psoriasis, la maladie de Crohn) triplait le nombre de certains cancers et favorisait les infections. Ou encore les phrases parlant des essais de faire retirer du marché le médicament anti-obésité Sibutral° (sibutramine, Meridia°, Réductil°), en raison de ses effets secondaires cardiovasculaires. Nous avons évoqué le Humira° dans cette note parlant de l’enquête épidémiologique lancée par la FDA (agence américaine du médicament) portant sur tous les médicaments anti-TNF.
Tout cela nous ramène à la bataille qui a cours actuellement en Europe, et dont nous avons rendu compte dans les notes réunies sous les catégories Publicité directe pour les médicaments et Autorités d’(in)sécurité sanitaire.
Il s’agit de savoir si les firmes pharmaceutiques peuvent être des sources fiables d’information médicale, surtout lorsqu’elles veulent délivrer cette information directement aux patients. La réponse est clairement non, assène Jeffrey Light, président de « Patients not patents ». « Une telle confiance est clairement déplacée. Les actions d’Abbott le prouvent : les firmes pharmaceutiques vont tenter d’occulter des informations portant sur le [mauvais] profil de sécurité des médicaments lorsqu’elles pensent que la garde est baissée ». Ce qui nous rappele l’ironie de l’épidémiologiste Carlos Alvarez-Dardet disant que l’histoire de l’industrie pharmaceutique ne donne guère de gages permettant de lui confier des questions de santé publique…
Un dernier mot rappelant l’existence d’une pétition – restée malheureusement trop peu médiatisée – appelant à boycotter les produits d’Abbott en raison de son chantage sur le gouvernement thaïlandais, qui a des conséquences dramatiques. Plus de détails sur cette page de Act up Paris, auteur du badge « Boycott Abbott ».
Il semblerait que la firme ait revu son attitude, suite à la levée de boucliers… Comme quoi une forte mobilisation citoyenne peut aboutir…
PS.
Un petit exercice de lecture: comparez le RCP (résumé des caractéristiques du produit) nord-américain de l’Enantone (Lupron aux Etats-Unis et au Canada) avec celui contenu dans notre Vidal… Vous aurez l’impression qu’il ne s’agit pas du tout du même médicament… Il a fallu à notre Afssaps un peu plus de huit ans pour reconnaître l’apoplexie hypophysaire, nous dit l’association de victimes (et la recherche le confirme). Je me demande si les médecins qui lisent cela savent que cet effet indésirable a fini par toucher aussi les Français. Et s’ils pensent qu’il est raisonnable de soumettre une femme qui sera de toute façon opérée d’un banal fibrome au risque d’une apoplexie hypophysaire, par une médication préopératoire…
La revue Prescrire parlait en 2002, je pense, d’une « utilité non prouvée » avant l’ablation d’un fibrome causant une anémie sévère. Et qualifiait en 2007 l’Eligard (même principe actif à dose différente) comme les autres analogues agonistes GnRH dans le cancer de la prostate localement avancé de médicaments « ‘me too’ évalués à minima ».
Et la revue allemande indépendante Arznei-Telegramm a établi une liste d’effets indésirables proche des RCPs nord-américains…
Elena Pasca