Ce texte de François Cusset se réclame de Michel Foucault, lui-même inspiré par les penseurs de la Théorie critique (« Ecole de Francfort »). J’en reproduis les principaux fragments après une introduction beaucoup plus large, faite dans les termes de la Théorie critique, qui dénonce les méthodes biopolitiques par lesquelles le système procède à l’ajustement des individus aux rôles socio-économiques dont le système a besoin et évite toute remise en cause en psychologisant et en dépolitisant les problèmes et les symptômes ressentis par les individus ainsi formatés et programmés.
L’image renvoie au Panopticon imaginé par Jeremy Bentham: le modèle de la société disciplinaire parfaite, transparente, permettant une surveillance et un contrôle de tous les instants.
Les progrès de l’individualisme néolibéral se paient par une responsabilisation et culpabilisation de l’individu sommé de se comporter à tous les instants et dans toutes les dimensions de sa vie en parfait capitaliste qui soigne ses investissements, son « capital » (physique, mental…) et fait tout pour qu’ils donnent le meilleur rendement possible. Y compris dans le plaisir. Le Viagra et autres prothèses médicamenteuses (médicaments de confort, lifestyle drugs, etc.) sont là pour aider à améliorer la performance.
Il faut – dit l’idéologie néolibérale tellement bien intériorisée que l’individu pense faire acte de liberté – augmenter la productivité et la profitabilité, le rendement, la valeur du bien et ses peformances… Herbert Marcuse parlait en son temps du « principe de rendement ». Il est requis y compris s’agissant de son propre corps, objet de gestion, de maîtrise et de perfectionnement au moyen de diverses techniques taillées sur mesure pour permettre à la politique hygiéniste de s’insinuer partout, sous prétexte de prévention, revendiquée par la médecine préventive telle que la décrit David Sackett, couplée à une médecine prédictive (pensons au tout génétique mal vulgarisé) et à une médecine prescriptive, au sens éthique du terme, ou plutôt revendiqué comme tel par des médecins qui forgent des normes médicales qui deviendront des normes sociales, qui énoncent des préceptes dont la validité se veut morale, comme lorsqu’ils culpabilisent les femmes en émettant des injonctions sur l’allaitement présenté comme une démarche éthique, et non pas comme une pratique…
L’allaitement est un exemple volontairement banal et quotidien. Pensons aux conséquences d’un discours moralisateur sur les femmes sommées de retourner à la maison pour le bien de l’enfant, dont l’avenir – le sien et celui de la planète – serait meilleur s’il portait des couches lavables et mangeait uniquement des aliments préparés par sa mère.
La prévention, la référence à la santé publique, à la responsabilité de l’individu pour sa santé et celle de l’ensemble de la société semblent tout légitimer, toutes les interventions de contrôle social et de régulation (correction, substitut moderne de la punition) dans la vie des individus, toutes les injonctions prétendument éthiques et les « grammaires de comportement » pour les masses et autres bibles à suivre à la lettre, selon la description très juste d’Alain Ehrenberg.
Cet abus de prévention est lui-même générateur de maladies par la médicalisation (surmédicalisation et surmédicamentation) qu’il induit et qui fait courir des risques inutiles à une population bien-portante. Puisque outre la prévention qui régule les comportements estimés à risque selon des critères sociaux, l’autre façon de faire de la prévention se réduit habituellement à la prescription médicamenteuse (prévenir l’ostéoporose, l’infarctus, le diabète, bref, vider les pharmacies pour des maladies qui ne sont pas là), ce qui n’est jamais sans créer des effets indésirables… donc d’amener à nouveau les individus dans l’escarcelle de la médecine, qui pourra les surveiller et les « corriger » selon les dernières exigences sociales…
Le corps est un objet de marketing, puisqu’il faut savoir « se vendre », ce à quoi préparent tous les coachs, ces parfaits enseignants de l’adaptation aux rôles et aux exigences du marché néolibéral, qu’il s’agisse du marché du travail, du marché de l’amour, du marché de la santé ou d’autres rôles…
Je l’ai déjà dit et répété, la normalisation hygiéniste – cette uniformisation et mise au pas selon des standards artificiels, physiques et psychiques – se fait en bonne partie par la médecine, une médecine outil de contrôle social qui inflige des « corrections » pharmacologiques et aseptise les aspérités de la subjectivité, les « anomalies » que sont les différences physiologiques ou psychiques.
Cette médecine dont la fonction sociale a été dévoyée – et qui est ainsi devenue une transposition parfaite de la logique mercantile néolibérale dans le domaine d’une santé marchandisée – est réduite à ses instruments techniques et voit ses prétentions scientifiques gonflées à bloc, pour justifier les « corrections » par des médecins qui ne feraient là qu’appliquer la science et pour les faire accepter par les sujets (assujettis) qui les subissent. Les individus non seulement les acceptent, mais les réclament même, comme un « droit » à la santé, un moyen d’augmenter les performances ou de se déculpabiliser en se disant que tel échec, telle incongruité, tel affect ou telle particularité perçue comme une faiblesse ne sont en fait pas de leur fait, mais sont dus à une maladie et pourront être guéris par les médicaments ou autres interventions médicales réparatrices.
Pensons par exemple à l’extension du diagnostic de trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité, qui est apparu parce qu’il y avait de la Ritaline pour laquelle Ciba-Geigy (racheté par Novartis) cherchait un marché et parce que les seuils de tolérance et les attentes envers les enfants de la part de la société et des agences de socialisation telles que l’école, les pairs… ont changé. Le besoin de contrôle social a pu être satisfait par un médicament, car les corrections punitives n’étaient plus socialement acceptables après mai 68. Puis, peu à peu, la même association de patients sponsorisée par Ciba/Novartis qui avait promu le diagnostic chez les enfants a exigé le droit des adultes de s’en revendiquer et a même changé son nom, devenant en 1993 CHADD (Children and Adults with Attention Deficit Disorder).
L’industrie pharmaceutique a développé d’autres molécules, en plus du méthylphénidate (Ritaline), telles que Concerta, Strattera… et financé aussi des experts qui ont agi en leaders d’opinion et promu l’hyperactivité au sein de comités d’experts, de sociétés savantes, notamment de la puissante APA (American Psychiatric Association), qui édite le DSM (Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux). Celui-ci est la bible des psychiatres et un trouble qui y est inclus reçoit l’ultime onction lui permettant d’être « légitime » – et permettant aux laboratoires pharmaceutiques de voir leurs médicaments remboursés. Dès sa révision de 1987, le DSM III ouvre légérèment la porte à l’hyperactivité chez l’adulte. Et le DSM IV de 1994 ouvre un vrai boulevard en légitimant le trouble déficit d’attention avec hyperactivité tant chez l’adulte que chez l’enfant, et même chez les adultes qui n’ont pas eu ce diagnostic dans leur enfance… A partir de là, plus rien n’arrêtera la publicité permettant aux adultes de mettre tout sur le dos de cette maladie: échecs relationnels et professionnels, problèmes de comportement, etc. Pourtant, le substrat neurobiologique prétendu n’a jamais été prouvé; le TDAH reste toujours aussi controversé, une sorte de label donné par l’école et la famille selon des critères arbitraires et avalisé par le médecin pour permettre l’accès à un moyen de contrôler l’enfant – ou de déculpabiliser l’adulte qui va d’échec en échec et ne veut pas – ou ne peut pas – se remettre en cause…
Sous un autre angle de vue, la médecine se technicise de plus en plus et se fie aux examens techniques de toute sorte, censés décrire la réalité de façon scientifique et sans le filtre arbitraire de l’interprétation humaine, au détriment de la composante relationnelle et de la signification – que la tendance historique s’efforce de rendre caduque – du mot « soin » et de tout son champ sémantique. Dans les pays anglo-saxons, on parle non seulement de « cure » traiter, soigner, guérir…), mais aussi de « care » (prendre soin de, se soucier de… en un sens plus éthique, du souci pour ce qu’il advient à autrui, un sens interpersonnel, relationnel, humain, et même humaniste. Avec une telle médecine technicisée, la médicalisation infinie est une déshumanisation infinie ; cette surmédicalisation est un moyen de discipliner les corps et les esprits, de les mettre au pas, de les uniformiser en extirpant la différence – puisque les différences sont perçues comme des anomalies à décaper, normaliser, lisser… -, en aseptisant les aspérités de la subjectivité… Et cela se fait en appliquant non plus des punitions où la violence des actes de formatage est visible, mais des méthodes qui relèvent de ce que Pierre Bourdieu appelait une « violence douce », pas immédiatement perceptible comme telle, mais pas moins effective et réelle pour autant… Au contraire, elle est d’autant plus efficace qu’elle n’est pas perçue comme une violence, que les méthodes disciplinaires ne sont pas vues comme des démarches de contrôle social adaptant l’individu à l’ordre socio-économique, psychologisant les problèmes pour les imputer à l’individu et éviter ainsi qu’ils soient imputés au système lui-même, évitant donc toute remise en cause, toute critique d’ensemble.
Le texte de François Cusset intitulé Votre capital santé m’intéresse est paru dans le numéro de janvier 2008 du Monde diplomatique:
« Arrêtez de fumer, protégez votre capital santé ! » : le message a recouvert les murs de nos villes et les « unes » de nos quotidiens et magazines (1). Comme si, à force de n’en faire qu’un atout, un bien, un capital – dont le rendement dépendra des choix stratégiques et de la « responsabilisation » de chaque individu, l’on avait oublié que la santé est à la fois construction culturelle et éthique personnelle. En 1975 déjà, Michel Foucault avait analysé le « regard médical » comme l’une des composantes de nos « sociétés de contrôle » modernes (2). Trente ans plus tard, les analyses critiques sont bien discrètes qui pourraient éclairer la place du nouveau discours sur la santé au cœur de la démocratie de marché. Qui oserait critiquer la norme dominante d’optimisation des corps et des organes, de prévention des risques et d’épanouissement ? Elle est présentée dorénavant à la façon d’un processus naturel, ce bon instinct, en l’occurrence, que sauront réveiller en nous les nouveaux experts de la santé.
Car le capitalisme avancé, avec ses ressorts vitalistes, son impératif de mobilisation des corps, a rendu inaudible tout autre son de cloche. L’heure est au chantage unanime à la gestion individuelle de sa santé. Face au tabac, à l’alcool, à la pollution ou aux rayons du soleil. « Deux Français sur trois prennent des risques », constatait fin 2007 un sondage IFOP pour le compte des marques Kiria et Philips : « Un détachement qui frôle parfois la désinvolture », commentent les experts sur le ton du paternalisme, tandis que les psychologues peinent à expliquer « pourquoi les êtres humains sont si négligents avec leur bien le plus précieux » – en particulier les adolescents, qui forment « la population qui tire le plus de chèques en blanc sur sa santé ». Heureusement, la manie des « sociotypes », qui cache depuis trente ans les conflits de classe derrière l’écran de fumée des « styles de vie », vient aider les décideurs à pallier cette criminelle inconséquence, en leur proposant de répartir les Français en quatre « familles » face à la santé : les « insouciants » (27 %), les « classiques » (25 %), les « préventifs » (24 %) et les « fatalistes » (24 %) – ces derniers souvent pauvres et/ou jeunes.
En redéfinissant la santé comme une obligation personnelle de prévention, selon la logique aujourd’hui dominante du « risque » et de son imputation individuelle, les assureurs, les industriels du secteur et les médias spécialisés ont accrédité l’idée-clé d’un « devoir de santé » auquel oseraient déroger, à leurs dépens et aux frais de la collectivité, les fumeurs, les buveurs, les non-sportifs, les mangeurs malsains et autres dépressifs chroniques « refusant de se soigner ». C’est à eux, et à eux seuls, que doivent être imputées les faiblesses de leurs fonctions vitales, mais aussi, dans la foulée, celles de l’économie nationale, trop longtemps « redistributive », estiment ainsi les nouveaux économistes de la santé. C’est le cas de l’universitaire Claude Le Pen (déplorant le « phénomène de dichotomie classique » de patients inquiets qui ne font pourtant pas « ce qu’il faut faire ») ou du député socialiste Jean-Marie Le Guen, qui regrette qu’il n’y ait pas en France de « culture de la santé publique », ni d’attitude individuellement responsable face au « trou de la Sécu ».
Théorisées il y a quelques années par un philosophe revenu du maoïsme, François Ewald, et par le coprésident du Mouvement des entreprises de France (Medef) Denis Kessler (3), sous les noms ronflants de « risquologie » (la théorie du risque comme « dernier lien social ») et de « principe de précaution », la détection systématique de toutes les conduites à risques et l’approche qui la sous-tend en termes de maximisation et d’amortissement de soi ont investi peu à peu toutes les régions de l’existence qui en étaient restées indemnes. Car il faut désormais prévenir la panne sexuelle du couple avec enfant(s). Organiser ses vacances comme un ressourcement optimal. Coller à une diététique de la vie saine, ou à la nouvelle biopolitique de la minceur. S’adonner au sport pour vivre plus longtemps ou pour s’offrir dès maintenant un « corps du dehors » (selon l’expression de l’universitaire Georges Vigarello pour désigner la motivation esthético-narcissique, désormais décisive, de toute pratique sportive). Et, pourquoi pas, s’essayer à l’aventure extrême pour le bienfait de ses « shoots d’adrénaline », ou même aux oboles du Téléthon puisque la myopathie, elle aussi, exige un effort de chacun. C’est bien la faute à chacun, en somme, si des malheurs aussi anachroniques que les maladies ou la décadence des corps nous tombent encore dessus en l’an 2008…
Dans la plupart de ces cas, on a glissé de la santé en tant qu’état de résistance à la maladie à la santé comme prévention de tout risque physique ou existentiel, puis, de fait, à la santé comme vecteur d’optimisation de l’individu, c’est-à-dire avant tout de sa force de travail. Elle n’est plus seulement un état d’équilibre, mais aussi un idéal d’épanouissement personnel et professionnel, que résume la rubrique plus large et plus floue de la « forme », en vogue en France depuis le début des années 1980. Le mensuel Vital (créé en 1980) avait même pour slogan une formule un peu désuète, qui énonce ce lien entre santé, mobilisation de soi et appel à « devenir un individu », ou à se « réaliser » pleinement : « Est-ce que cela ne vaut pas la peine de se regarder le nombril d’un peu plus près ? »
C’est aussi, comme le résument Les Echos, que « les entreprises veulent des salariés en forme » : nouveaux programmes de santé incitatifs (chez PepsiCo ou Unilever), sensibilisation à l’alimentation saine (au Crédit agricole), objectif personnalisé d’amélioration du bilan de santé (Kraft Foods), émulation par récompense des employés les plus soucieux de leur santé (avec le grand prix Axa-Santé) ou même, aux Etats-Unis (qui ont ici encore une longueur d’avance), amendes aux salariés récalcitrants « en cas d’objectif pondéral non atteint » (chez Clarian Health Partners) (4). C’est ainsi que les entreprises les plus innovantes se font le relais efficace des nouvelles biopolitiques d’Etat, ou de cette fonction de prise en charge des corps et des vies par l’administration publique jadis pointée par Foucault (qui la voit émerger entre la Révolution et le milieu du XIXe siècle). Depuis quelques décennies, elle a pris une tournure nouvelle : extension des politiques de prévention, moralisation des attitudes, contrôle des conduites et des comportements à risques. Autrement dit, à l’heure du retrait du vieil Etat-providence, une prise en charge des corps « citoyens » est moins répressive qu’incitative, moins régalienne que « responsabilisante », moins directement prescriptive que vouée à favoriser l’intériorisation du contrôle. Ou, pour employer le vocable de certains anarchistes, l’endoflicage.
Géants pharmaceutiques et experts d’Etat, ministères de la République et médias privés, annonceurs et comités d’éthique se retrouvent ici au coude à coude, moins au sens « complotiste » d’une alliance des puissants dans le dos du citoyen qu’au plus profond de la logique néolibérale – dont Foucault avait aussi en son temps proposé une généalogie historique (5). Il définissait à la fois le néolibéralisme comme autolimitation de la politique, avec un gouvernement « frugal » soumis aux forces du marché, et comme nouvelle modalité de la politique. Une politique de la vie, ou « biopolitique », vise à organiser et à favoriser la « production de la vie », à déléguer pour ce faire aux individus atomisés (électeurs et/ou consommateurs) une fonction décisive de contrôle et de maximisation de soi, et à imposer des normes strictes dans le domaine du rapport des corps entre eux, de chaque corps à sa (sur)vie et de la vie elle-même à son « plein accomplissement ».
Ainsi, quand ce ne sont pas uniquement les ingénieurs de l’écologie ou de l’alimentation bio qui nous disent comment vivre, pour notre bien comme pour celui du corps collectif, mais encore les risquologues, les économistes, les thérapeutes de plateau de télévision, les entraîneurs sportifs et les sexologues « alternatifs », les géants du médicament et les politiques de tous bords, et jusqu’à la famille elle-même ou la direction des ressources humaines, soucieuses d’optimiser notre « capital santé », alors ce corps qu’on nous attribue cesse définitivement d’être le nôtre. Ce corps utopique qu’affichent toutes les publicités, ce corps omniprésent toujours affublé de son possessif triomphal (mon corps) se fait le site, bien au contraire, de la plus insidieuse des expropriations : il n’est plus du tout mon corps, s’il l’a jamais été, moins encore qu’à l’époque où des interdits multiples le contraignaient et où un souverain avait sur lui droit de vie et de mort. Moins encore qu’à une époque aujourd’hui oubliée où ce corps, jouisseur et mortel, malade et impromptu, n’avait pas encore été investi en ses creux les plus intimes par tous les pouvoirs du moment. »
Notes:
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Cf. « La santé à l’épreuve des modes de vie », Les Echos, Paris, 3 octobre 2007 (dont sont tirées les citations qui suivent).
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Cf. notamment Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.
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François Ewald et Denis Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, Paris, 2000.
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« Les entreprises veulent des salariés en forme », Les Echos, 3 octobre 2007.
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Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Hautes Etudes – Gallimard – Seuil, Paris, 2004.