Le façonnage de maladies / disease mongering légitimé par le DSM: médicalisation et marchandisation des émotions, pour le profit des pharmas

1015167843.gifL’« enchevêtrement » d’intérêts financiers entre psychiatrie, DSM et industrie, dont j’ai parlé dans plusieurs notes, pose encore plus de problèmes que dans d’autres spécialités médicales, dans la mesure où la définition de beaucoup de « troubles » mentaux, dysfonctions ou troubles de la personnalité n’est que descriptive, floue et sans critères vérifiables. Ce qui laisse beaucoup de place à l’arbitraire, à l’invention ou au façonnage de maladies (disease mongering). Une telle affirmation ne peut paraître exagérée qu’aux personnes qui ne sont pas familiarisées avec les dernières trouvailles de la psychiatrie, dont on ne sait souvent pas si ce sont des gags, des parodies ou alors des états que des experts considèrent sérieusement comme pathologiques et nécessitant traitement…

 Prenons l’exemple du « trouble oppositionnel de défiance » (sic) (oppositional defiant disorder), qui figure dans le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et dont la prestigieuse Mayo Clinic offre sans rire la définition suivante : « Les adolescents sont souvent sujets à des sautes d’humeur et prêts à se disputer. Mais si vous décelez chez votre enfant ou adolescent un scénario persistant de caprices, disputes, comportements colériques ou perturbateurs face à vous ou à d’autres figures de l’autorité, il/elle pourrait souffrir du « trouble oppositionnel de défiance » »…  

Cette psychiatrisation du comportement le plus banal de l’adolescence fait froid dans le dos… On suggère aux parents, aux enseignants, aux médecins, voire aux ados eux-mêmes que tel comportement et/ou tempérament n’est pas « normal » et qu’il faut le traiter, pour ne pas compromettre la vie des ados – c’est le message de peur et de culpabilisation des parents –  et … parce que tout le monde le fait… La pression conformiste, normalisante, devenue une tendance sociétale lourde fait qu’on appelle désormais toute une série de remèdes des médicaments « moi aussi » (me too), aussi dans une acception autre que celle des laboratoires pharmaceutiques voulant eux aussi une copie de telle classe juteuse. Leur indication, leur bénéfice, leur utilité sont loin d’être certains, mais tout le monde en prend, alors moi aussi, j’en veux… On peut évoquer aussi les « médicaments de confort », les « lifestyle drugs » ou médicaments du mode de vie… Tout est médicalisé, médicamenté, pour ramener l’individu à une « moyenne » socialement acceptable, à une « normalité » facilement gérable par les diverses branches du néolibéralisme.

Dans ce type de « troubles » pathologisant des comportements qui sortent de cette moyenne, la description reste très floue et vague, de façon à permettre à un maximum de personnes de s’identifier, de retrouver au moins quelques-uns des « symptômes » sur la liste proposée. Les usagers sont tentés de s’y retrouver, parce qu’il y a l’espoir d’un traitement, du médicament qui va « changer la vie », une vie qui reste désespérément morne, difficile et soustraite à l’action personnelle en réalité. Il y a même la promesse du bonheur dans les publicités qui montrent des personnes souriantes une fois qu’elles ont commencé le traitement.

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Des individus qui n’ont plus aucune emprise sur leur propre vie, plus aucun espoir d’un avenir meilleur, plus aucun espoir de s’accomplir et de sortir d’une identification pure et simple de leur existence avec la gamme restreinte de rôles que leur impose la société néolibérale n’ont d’autre choix que d’essayer de modifier la perception de la réalité…

Cela devient un mécanisme de défense et la médication psychotrope permet à l’individu d’émousser ses perceptions, sa sensibilité, sa réactivité, sa lucidité, pour ne pas s’effondrer, comme cela risquerait d’arriver s’il regardait la vérité en face… Et s’il pouvait développer une pleine conscience de ce qu’il ne peut que subir, de ce à quoi il ne peut que s’ajuster, puisqu’il n’a aucune prise sur l’ensemble du processus et ne saurait en être un acteur.

Les réactions psychiques à cette impuissance socio-économique, à cet ajustement qui uniformise et extirpe tout ce qui relève d’un subjectif dépassant la moyenne requise par les rôles sociaux écrits d’avance, sont complètement débarrassées de leurs causes sociales lorsque le diagnostic se fait suivant la technique du DSM… Une liste de symptômes très vagues, où tout est psychologique et plus rien n’est socio-historique.

On en arrive à des absurdités manifestes… Qui sont pourtant portées par des patients cherchant désespérément à mettre un nom sur leur malaise ; et de nos jours, cette « culture psy » qui façonne le regard sur l’individu propose des « noms » sous forme de diagnostics qu’elle légitime et qui sont socialement conformes : en effet, le conformisme ambiant accepte plus facilement un diagnostic de « maladie » qu’une étiquette d’ « inadapté » social… Cette tendance sociétale est très forte, et elle explique les cas où des parodies – mises en scène d’un syndrome inventé et de son traitement – ont été prises au sérieux et leurs références intégrées aux sites sérieux parlant de troubles psychiques. Le meilleur exemple est la parodie parlant du médicament fictif Havidol ; certains patients potentiels ont eu des réactions très fortes en apprenant lors d’une consultation chez leur médecin qu’il s’agissait en fait d’une satire destinée à les faire prendre conscience de la facilité avec laquelle ils étaient manipulés et avec laquelle ils étaient prêts à reconnaître chez eux les « symptômes » de la nouvelle maladie qu’on voulait leur vendre.

Le Havidol, médicament « à prendre indéfiniment », selon le rêve de l’industrie pharmaceutique, traite le « trouble dysphorique et anxieux d’attention sociale et de consommation déficitaire » (dysphoric social attention consumption deficit anxiety disorder ou DSACDAD)… A priori, ce nom est tellement absurde que personne ne peut le prendre au sérieux… En prononçant le nom, j’ai réalisé que, dans la pronociation américaine, cela sonne comme « have it all »: avoir tout. Peut-être était-ce perçu de façon subliminale comme une promesse totalisante, d’un médicament qui ferait mieux qu’un « quick fix » ou qu’un « magic bullet« , qui sont les représentations habituelles des attentes d’un effet quasi-magique des médicaments: faire disparaître comme par magie tout désagrément et/ou apporter tout ce qui est souhaitable en termes de standards socialement valorisés de bonheur artificiel, de psychisme aplati, de capacité d’adaptation – sans subjectivité critique créatrice de mécontentement face au sort réservé sur le marché du travail complété par les loisirs passifs d’entretien (entertainment) de la force de travail… Tout abraser, les éventuelles maladies comme les éventuels dilemmes et conflits de la subjectivité – ce serait réaliser la promesse suprême du marketing pharmaceutique: un effet des psychotropes créant un état « better than well » (en traduction libre: mieux que bien).

Et pourtant, malgré tous les indices sur la nature parodique, ironique, sarcastique, le Havidol semblait correspondre tellement bien aux attentes suscitées par le marketing pharmaceutique que des gens sont tombés dans le panneau, habitués comme ils sont à des publicités pour des « troubles » pas moins absurdes qui ont pourtant été inclus dans le DSM pour que l’industrie puisse homologuer tel médicament et le vendre pour ce « trouble » ; ou alors pour élargir le marché du médicament en question en demandant aux agences du médicament une extension d’indication au trouble nouvellement inventé.

D’autres critiques de cette stratégie de marketing qu’est le disease mongering ont même inventé le moteur permettant à chacun d’inventer une (ou sa) maladie : le « disease mongering engine » ou générateur automatique de maladies nouvelles sorties d’une imagination fertile… Il suffit de cliquer sur « generate » pour avoir sa maladie… Par exemple la « dysfonction intermittente du comportement développemental », ou alors la « dysfonction identitaire répétitive de défiance » (Repetitive Defiant Identity Dysfunction – RDID)

« Puisque la maladie est un terme tellement flou et politique [dépendant de la politique sanitaire d’un pays, donc de son économie et de sa culture], les prestataires de services de santé peuvent créer le plus gros de la demande pour leur offre de soins en élargissant la définition des maladies de façon à inclure la plupart des gens et en inventant/ façonnant des maladies nouvelles », écrivait Lynn PAYER dans l’ouvrage de référence qui a identifié ce phénomène marketing dès 1992. Il s’intitule « Disease-Mongers: How Doctors, Drug Companies, and Insurers are Making You Feel Sick » (Les Façonneurs de maladies: comment les médecins, les firmes pharmaceutiques et les assureurs vous rendent malade, John Wiley & Sons) et explique la pérennité de cette méthode commerciale par le profit et la convergence des intérêts financiers des prestataires de services impliqués : médecins, firmes pharmaceutiques et media/ agences de com’.

« Essayer de convaincre des gens en bonne santé qu’ils sont malades ou alors des gens ayant une maladie sans gravité qu’ils sont sérieusement atteints est une affaire de gros sous », ajoute Lynn Payer. Cela passe par la médicalisation de données physiologiques normales, dont l’exemple le plus parlant est la ménopause, transformée aux yeux des usagères en maladie à traiter…

Le pendant nécessaire à l’invention ou à l’exagération de la maladie est l’exagération de la capacité de tel médicament à « guérir » ou maîtriser ces maladies. Ray Moynihan, qui a lui-même écrit sur le disease mongering, a publié un compte-rendu dans le British Medical Journal… 10 ans après la parution du livre de Payer, longtemps resté inconnu.

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur le disease mongering, et la littérature médicale dénonçant cet apogée du marketing pharmaceutique est très riche. Je reviendrai sur le sujet. Il serait intéressant de voir combien de « troubles » légitimés par le DSM sont en fait des maladies inventées…

Mise à Jour

Voir aussi les autres articles sur le « disease mongering, façonnage de maladies », à partir de cette page, ainsi que les articles des autres catégories ayant trait à la psychiatrie, dépression, publicité pharmaceutique, médicalisation, normalité…

Elena Pasca

Une réflexion sur “Le façonnage de maladies / disease mongering légitimé par le DSM: médicalisation et marchandisation des émotions, pour le profit des pharmas”

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