Un exemple de conflits d’intérêts dont les effets ont été longtemps ignorés par l’intéressé est le psychiatre américain Daniel Carlat, professeur à la réputée Tufts School of Medicine de Boston.
Il a longtemps servi la firme pharmaceutique Wyeth qui l’a payé pour diverses activités promotionnelles déguisées visant à convaincre ses collègues de prescrire l’Effexor plutôt qu’un autre antidépresseur. Carlat a lui aussi été épinglé par la blogosphère et rattrapé par l’éthique et la mauvaise conscience… au point de se repentir et de passer dans le camp des anti-corruption et dénonciateurs des combines par lesquelles les firmes influencent les médecins et en font des pantins du marketing.
Il a raconté son parcours vers le repentir dans un long article paru le 25 novembre dans le New York Times sous le titre Dr Drug Rep (Le Dr VRP des firmes). L’article Psychiatre ou représentant de commerce ? sur le site « Œdipe » en rend compte en français.
Depuis son revirement, Carlat tient un blog consacré aux conflits d’intérêts et autres manquements à l’éthique : The Carlat Psychiatry Blog. Il y rend compte de la toute dernière réunion annuelle de l’American Psychiatric Association (APA) et de ses discussions avec quelques psychiatres grassement financés par l’industrie. Et il pose fièrement devant la bannière déployée par l’association anti-corruption en médecine No Free Lunch ! Le changement est saisissant… Lors de cette grande messe pharmaco-psychiatrique, No Free Lunch ! a appliqué de nouveau son « programme d’amnistie » pour délit de stylos, en offrant de remplacer tout stylo portant le logo d’une firme par un stylo portant leur logo anti-corruption. L’initiative est décrite sur leur site avec la précision que, compte tenu du fait que les ressources de l’association sont « légèrement » plus limitées que celles de l’industrie, l’échange ne saurait se faire stylo par stylo, mais aurait lieu lors de grandes sauteries médico-pharmaceutiques, telles cette réunion annuelle des 38.000 psychiatres affiliés à l’APA. L’association promet de faire don de ces stylos à une cause qui vaut la peine, elle. On se demande combien de médecins ont rendu leurs armes…
Carlat relate que l’offre d’amnistie a été l’occasion de discussions tournant autour de l’éternelle question du « petit » cadeau sans conséquences. Visite médicale, petits cadeaux, et alors ? « Ce n’est pas cela qui va influencer mes décisions ! », protestent les médecins. Erreur de jugement, comme on l’a souvent dit dans ces pages…
On apprend des notes de Carlat sur son blog qu’il fait partie du groupe de travail mandaté par l’APA pour réfléchir à la façon de s’adapter à la future perte des financements industriels ( !). Il semblerait que les critiques des « chiens de garde » relayées par l’opinion publique, les pressions législatives en faveur de l’adoption de lois de transparence (sunshine laws), les procès pour corruption et les mesures restrictives prises par diverses institutions médicales commencent à porter leurs fruits… Toutes ces pressions poussent les organisations professionnelles à essayer de limiter les conflits d’intérêts, comme on l’a vu avec l’association américaine de chirurgie orthopédique, qui a même inventé une lettre-type de déclaration de conflits d’intérêts que le praticien doit faire signer au patient. Nous en avons rendu compte dans cette note. Cela dit, le scepticisme est de mise. Il vaut mieux juger sur pièces plutôt que de succomber aux effets d’annonce… D’autant plus que l’industrie pharmaceutique prépare déjà de nouveaux moyens d’influencer les médecins ou de se mettre à l’abri des actions en justice, comme on le voit avec le projet de nouvelles directives de la FDA sur la publicité pour les usages hors AMM ou sur le setting des essais cliniques. Puis avec la tentative de se forger un bouclier juridique qui la mettrait à l’abri des actions en justice intentées par les victimes.
Daniel Carlat rédige aussi la newsletter mensuelle The Carlat Psychiatry Report qui aborde des questions médicales au sens restreint. Certains articles sont en libre accès et valent la peine.
Quelques extraits de l’article Psychiatre ou représentant de commerce ?
« (…) C’est l’histoire très actuelle d’un médecin qui s’est métamorphosé en homme-sandwich. Comme Grégoire Samsa, il s’est endormi docteur et s’est réveillé le lendemain en représentant de commerce d’un labo. Carlat décrit très bien la manière dont une autre logique a pris le pas sur lui en s’installant dans les replis de sa conscience. On peut dire que cette sorte de dépossession de lui-même s’est passée en douceur, très subtilement. Appâté par l’argent facile, Carlat a fini par se persuader que l’Effexor était réellement supérieur aux autres anti-dépresseurs, en minimisant notamment ses effets secondaires. Flanqué d’un délégué médical de Wyeth, qui le coachait en permanence et ne le quittait pas d’une semelle, il a appris que tout est dans l’art de la présentation. Par exemple, il s’est rapidement habitué à utiliser le terme de « rémission » plutôt que celui, banal, de « réponse » pour décrire les effets du médicament. Ou encore, de veiller à dire que le risque d’hypertension suite à la prise d’Effexor était de 3% seulement et non pas qu’il était de 50% supérieur aux risques liés à la prise d’un placebo.
(…) Le réveil de Carlat a été progressif. Une étape fut cependant décisive. Un jour, son chaperon l’informa sans ambages qu’il devait rencontrer un médecin du décile 6, autrement dit que le médecin en question était de rang 6 (sur 10) sur l’échelle du nombre d’ordonnances prescrites (celui-ci ne prescrivait pas d’Effexor). Une autre fois, on lui informa que le médecin à coopter prescrivait du Celexa, du Zoloft et du Paxil [Deroxat / Seroxat] à raison de 25-30% et de l’Effexor à raison de 6%. Carlat n’avait jamais imaginé que les départements de marketing des laboratoires pharmaceutiques possédaient dans les moindres détails l’historique complet des prescriptions de chaque médecin américain. (…)
Chemin faisant, Carlat se montrait de moins en moins enthousiaste lors de ces fameuses présentations de l’Effexor. La conscience de plus en plus précise de la machinerie dont il était un rouage consentant commençait à faire sentir ses effets (d’après Carlat, 200.000 médecins américains organisent ce genre de réunions Tupperware au profit des laboratoires). Se pourrait-il qu’il fut un peu déprimé ? Son coach dépêché par Wyeth et qui le cornaquait en permanence s’en aperçut et lui fit la remarque. On voit ici clairement l’idéologie de la dépression à l’œuvre. Elisabeth Roudinesco parle de « société dépressive » pour qualifier cette société, la nôtre, qui doit surmoïquement aller de l’avant en gardant de préférence un œil sur les graphiques des ventes et pour laquelle le moindre accroc, la moindre défaillance ne pardonnent pas. Chacun surveille le tonus et l’enthousiasme des autres et la perspective d’un ralentissement de l’activité est redoutée avec angoisse, comme l’illustre le fameux « indice du moral des ménages » attendu chaque mois avec la plus grande appréhension par les marchés financiers et de but en blanc, par le monde entier. »
Ces réflexions ont été développées dans un excellent article intitulé Médecin malgré lui, paru en janvier 2008 sur le blog « Gross Delicatessen » et que nous citerons dans une prochaine note.
Elena Pasca