Il s’agit d’un article paru en 2004 dans la Revue des Maladies respiratoires : Les conflits d’intérêts. Ce qui compte, c’est la transparence. La notion de conflits d’intérêts y est bien exposée, mais l’auteur se contente de prôner la « gestion » des conflits d’intérêts, à travers la « transparence » qu’apporterait la déclaration d’intérêts. La « transparence » est très à la mode ces temps-ci, et nos autorités sanitaires comme certains cercles médicaux se donnent bonne conscience à peu de frais en l’exigeant (au moyen de la déclaration des intérêts). Sans travailler aux fondements menant à la suppression des liens financiers avec l’industrie pharmaceutique. Cet article est toujours actuel…
Le prétexte invoqué, le voici : « Les conflits d’intérêt sont ubiquitaires, inévitables dans la vie scientifique et commencent d’ailleurs très tôt dans la carrière d’un médecin. Le défi de la Médecine n’est pas de les éradiquer mais de les reconnaître et de les gérer
efficacement afin de préserver la confiance du public, ceci tout en gardant l’intelligence des conditions concrètes et le souci d’efficacité, sinon les plus hautes visées morales se retourneraient vite dans leur contraire : l’enfer, on le sait bien, est pavé des meilleures intentions. »
On peut être d’accord sur un point : l’usage de la métaphore de l’enfer… Les intentions de transparence pavent la route vers la désinformation médicale actuelle et ouvrent la porte de l’enfer pour toutes les victimes qu’elle fait. Et voilà comment on élimine la morale au nom d’un pragmatisme éthique que rien ne vient étayer. Comment on légitime consciemment une position contraire à toute exigence morale et qu’on donne un satisfecit à la reproduction d’un système corrompu !
La nocivité d’un conflit d’intérêts pour l’information médicale dans son ensemble serait-elle « déminée » par la déclaration ? Suffirait-il de rendre la corruption publique pour qu’elle devienne moralement acceptable?
Ce n’est pas parce qu’une situation de corruption existe dans les faits et qu’elle est très répandue qu’il faut en plus la légitimer en droit, lui donner le droit d’être comme elle est. Que tous les partisans de la « gestion » des conflits d’intérêts par la transparence, qu’elle se fasse par la déclaration ou autrement, réfléchissent un peu à cette distinction. Cette différence entre une situation de fait et sa légitimation en droit est l’un des fondements de la morale. Ah, mais j’oubliais que cette chose désuète n’est qu’une théorie parmi d’autres, comme le disait un membre d’un cercle médical indépendant dans un commentaire laissé sur notre site… Symptomatique du niveau de connaissances en matière de morale parmi les médecins qui se pensent à la pointe du combat en France. Triste, très triste. D’autant plus triste qu’ils refusent de sortir de leurs certitudes.
Et puis, de nos jours, les cercles médicaux indépendants font tout dans l’autarcie médico-médicale, nul besoin du savoir des autres. Il suffit de citer Wikipédia pour remplacer une interdisciplinarité qu’ils refusent, par exemple parce qu’ils ont du mal à admettre que la médecine n’est pas capable de produire d’elle-même un discours moral. Aucune technoscience, aucune technique ne l’est, comme l’a parfaitement reconnu Jacques Testart.
Mais reconnaître ces limites, avoir un peu d’humilité reviendrait à s’infliger une blessure narcissique, limiter les idées de toute-puissance. Et, malheureusement, la médecine nage dans l’illusion que tout lui est permis et qu’elle peut tout faire. Il suffit de remarquer la majuscule utilisée dans l’article… Ce narcissisme explique en bonne partie l’état de corruption et de marasme moral dans lequel La « Médecine » se complaît. Y compris quand certains de ses représentants font comme l’auteur de ce texte sur les conflits d’intérêts : à savoir se fendre d’un beau discours, mais reproduire les mêmes pratiques et les mêmes conceptions de toujours. Malgré des résultats pour le moins douteux…
Et Elle se permet même de dire – sans remarquer le conflit d’intérêts – que ce seraient « les visées morales » qui mèneraient à l’enfer… On voit comment cette discipline élimine plus ou moins en douceur tout ce qui pourrait limiter son narcissisme pathologique, et peu importe si cela prive les quelques médecins désireux de changer les choses des outils conceptuels qui seuls leur permettraient de mener une réflexion moral-déontologique.
(Je parle de narcissisme pathologique dans la mesure ou le narcissisme en tant que tel désigne en général – selon les dernières conceptions psychanalytiques qui ont légèrement évolué depuis Freud – le rapport à soi, l’amour de soi qu’a tout être humain ne souffrant pas d’une pathologie psychiatrique.)
Le concept est le scalpel du philosophe, disait un penseur dont le nom m’échappe. (Etendu de la philosophie à certaines sciences sociales en interaction avec elle.) Le tenir par le mauvais bout ou l’utiliser improprement, c’est prendre le risque de se blesser soi-même, mais surtout de faire des dégâts imprévisibles. Sans parler de tout ce que ce scalpel-là déchire au mauvais endroit, malgré – ou peut-être à cause de – sa nature abstraite… On dit à juste titre que le concept se venge s’il est mal utilisé : un seul concept mal compris, mal placé suffit à détruire une argumentation. Même si elle a les meilleures intentions, d’ailleurs. Quand est-ce que les médecins qui se veulent indépendants comprendront que ce scalpel-là ne se manie pas de la même façon que le leur, ni selon les mêmes règles ? Son maniement ne dépend pas du setting arbitraire d’un essai clinique, comme dans la recherche médicale. Et c’est ce qui résulte de l’activité de ces scalpels-là, ceux abstraits, qui encadre le maniement des instruments techniques de la médecine.
Lorsque j’ai affirmé cela à des médecins, ils l’ont pris pour une volonté de soumettre la médecine à quelque chose qui lui est étranger, de la dominer… On se heurte toujours à cette compréhension très étonnante de la liberté du médecin et de la médecine, comme si elle découlait de dieu et n’avait de comptes à rendre à personne…
Or, le concept moral-déontologique a une prétention à la normativité, ce à quoi la médecine ne pourra jamais prétendre, vu sa nature de moyen. (Au sens d’outil, instrument, technique et dans le cadre de la distinction classique entre moyens et fins dans la morale). Moyen à employer à des fins dont elle ne peut pas décider légitimement elle-même. Lorsqu’elle le fait – et son narcissisme ainsi que le laxisme de la société la poussent à le faire –, les conséquences peuvent être d’une atrocité incomparable.
Pas convaincu ? Pensez à la médecine nazie. Là, sous le nazisme et souvent en accord avec lui, la médecine était libre de se prendre pour fin en elle-même, de se laisser libre cours, de se donner d’elle-même et à elle-même ses propres justifications éthiques, arbitraires, non déontologiques et donc sans limitations morales. Elle produisait sa propre éthique et jugeait de ce qu’il convenait ou non de faire et dans quel but. Les résultats sont éloquents et devraient suffire à jamais à tous ceux qui pratiquent et justifient l’autarcie médicale et ses méthodes.
Et pourtant, ce n’est pas le cas.
PS : Quant à la déclaration d’intérêts, rappelons la mise au point très juste de Jerome Kassirer : Miser sur la déclaration des conflits d’intérêts des médecins relève de la pensée magique.
Elena Pasca