Voici une bonne introduction à la question, dans l’article Les inégalités sociales de santé, une question politique oubliée, par Mireille Elbaum, professeure au Conservatoire National des Arts et Métiers, auteure du livre « Economie politique de la protection sociale » (PUF). Texte complété par des extraits d’un exposé fait à l’INPES par Hilary Graham, sur les Stratégies nationales pour lutter contre les inégalités de santé.
Mais quelques commentaires d’abord : L’idéologie française consistant à présenter notre système de santé comme « le meilleur du monde » a des conséquences dramatiques sur la capacité à jeter un regard lucide sur la santé des Français et à situer cette question dans le contexte plus large des inégalités socioéconomiques qui déterminent les inégalités en santé. La médecine et le système de santé dans son ensemble doivent prendre en compte la question dans sa globalité, à moins de vouloir assurer des soins de qualité à une frange de plus en plus réduite de la population…
L’approche individualiste prévaut largement et occulte le fait qu’il n’y a pas d’égalité « naturelle » entre les individus, en matière de santé non plus. L’égalité ne peut être que créée, par des moyens d’abord politiques. La santé est le résultat de déterminations collectives, catégorielles, économiques, avant celles individuelles, et l’existence d’un indicateur appelé « espérance de vie à la naissance » en dit long.
Alors à quoi servent l’illusion du meilleur système de santé du monde et la culpabilisation de chaque individu, rendu responsable de sa santé parce qu’il aurait des « comportements à risque » ? Est-ce bien digne de demander aux pauvres de manger moins et manger plus sain parce qu’on constate que l’obésité est galopante chez les pauvres ?
C’est ce que fera un médecin, habitué qu’il est à ne pas regarder plus loin que le bout de son nez. Oups, pardon, il prescrira des statines, des antihypertenseurs, voire même Accomplia° (rimonabant), la pilule miracle contre l’obésité de Sanofi. Vu qu’elle est désormais mise en cause dans des décès, qui sait, elle pourrait être source d’économies radicales, pour des gestionnaires cyniques… Peut-être le médecin ajoutera-t-il quelques antidépresseurs, pour « gérer » la détresse… Et parce que la culpabilisation ambiante – pour la pauvreté, la mauvaise santé des enfants, le chômage, etc. – finit presque à coup sûr par créer des problèmes de santé, organiques et/ou psychosomatiques, même là où il n’y en avait pas.
Avec la prise en charge médicamenteuse, rien ne change, mais toutes les multinationales sont gagnantes : celles agroalimentaires, pharmaceutiques et de la grande distribution. Il est bien plus facile de fermer les yeux sur les causes et ne regarder que les symptômes. Pas très médical comme approche, non ? En plus, cette façon de médicamenter sans rien changer aux causes socioéconomiques donne bonne conscience et permet de prendre les pauvres pour des boucs émissaires : le trou de la Sécu, c’est eux! Ils mènent la Sécu à la faillite par la CMU, l’obésité, la mauvaise hygiène, le saturnisme, les brûlures très coûteuses à soigner quand les immeubles prennent feu…
Pareil pour les services sociaux : ils ont des œillères bien en phase avec l’idéologie ambiante. J’ai eu connaissance d’une journée d’information sur l’alimentation destinée aux pauvres d’une petite ville de la région parisienne. Le papier présentant cela était plein d’illustrations de fruits et légumes et parlait d’alimentation saine. Et de quoi les pauvres la paieraient-ils, cette alimentation saine ? C’est la même chose que les publicités à la télé : on peut toujours regarder… Et venant d’un service social, c’est proprement scandaleux.
Cela montre à quel point on n’est pas capable dans notre société tellement divisée – où chaque catégorie socio-professionnelle à peur du déclassement (« disqualification scoiale ») qui la tirerait vers le bas, vers ceux qu’elle ne veut surtout pas voir – de se mettre un seul instant dans la peau de l’autre, d’avoir un minimum de réflexion critique. Il est bien plus facile de reproduire l’idéologie néolibérale consistant à responsabiliser les individus un par un pour des choses qu’ils ne peuvent pas maîtriser. C’est même typique de cette idéologie, comme nous le disions en parlant de la fonction sociale de la pauvreté et du livre de Michaël Lainé, Les 35 mensonges du libéralisme.
Il faudrait ajouter les inégalités en santé découlant du handicap, et d’autres causées directement par le refus (ou du moins le retard) de la médecine française de reconnaître certaines pathologies telles la fibromyalgie, qui entraîne ce qu’on doit appeler un véritable refus de soins et une marginalisation et stigmatisation de 2 à 5% de la population française…
Et puis, pensons à l’idéologie de certains médecins et services hospitaliers, qui voient du psychosomatique partout, et pour lesquels l’important n’est pas la description par le patient de ses symptômes, mais les questions de type : est-ce que vous travaillez ? Est-ce que vous êtes en conflit avec l’employeur ? Est-ce que vous avez fait une demande de reconaissance du statut de handicapé ? Etc. Tout cela dans des questionnaires type, présents d’ailleurs aussi dans les centres antidouleur. C’est une honte. Les chômeurs, RMIstes, pauvres, dont on sait pourtant qu’ils ont des pourcentage très importants d’inaptitude temporaire ou permanente au travail, sont immédiatement soupçonnés d’être des fraudeurs, des paresseux, donc des malades imaginaires… (Or, les études ont montré que seul 1% des RMIstes hésitent à reprendre un travail lorsqu’ils se rendent compte que leurs revenus seraient égaux voire inférieurs avec le travail précaire à temps partiel qui leur est proposé). Cette idéologie du soupçon automatique a des conséquences dramatiques par l’exclusion qu’elle crée, même dans les cas où ces personnes en situation de précarité peuvent encore se permettre de voir un médecin… Mais pas n’importe lequel, il ne faut pas rêver…
Le recours à un médecin est de moins en moins évident, d’une part vu le pourcentage de médecins qui n’acceptent pas la CMU, d’autre part vu la situation de ceux qui sont juste au-dessus du seuil, mais ne peuvent pas payer des mutuelles et complémentaires. Il y aurait tellement de choses à dire là-dessus… Ce sera dans d’autres notes.
***
Des extraits du texte de Mireille Elbaum: Les inégalités sociales de santé, une question politique oubliée:
« Les inégalités sociales de santé ont donné lieu, en France comme à l’étranger, à de multiples travaux de recherche, mais ceux-ci restent largement ignorés par les professionnels et les décideurs, qui n’en ont jamais fait, comme au Royaume-Uni ou en Suède, une priorité politique.
Certains résultats sont pourtant frappants. Les différences de mortalité entre milieux sociaux ne se sont pas réduites entre le début des années 80 et le milieu des années 90. Elles se sont même accrues chez les hommes, avec un écart d’espérance de vie qui à 35 ans atteint
sept ans entre les ouvriers et les cadres, et des disparités liées à la fois au diplôme, à la catégorie socio-professionnelle et aux revenus. On retrouve ces différences dans pratiquement tous les domaines de la morbidité, qu’il s’agisse des maladies cardio-vasculaires ou du cancer, en passant par les accidents, les problèmes dentaires et la santé mentale. Elles persistent aussi en matière de recours à la prévention et aux soins, où la qualité des couvertures complémentaires joue une rôle déterminant, même si la CMU a, malgré ses limites, diminué les renoncements aux soins des ménages les plus modestes. Et, au-delà des pathologies et de leur prise en charge, les conséquences des problèmes de santé s’avèrent d’autant plus graves pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes atteintes qu’elle sont au départ dans des situations socio-économiques moins favorables.
Deux sujets méritent en outre d’interpeller. Les inégalités de santé ont un caractère particulièrement précoce, avec, par exemple, dès l’âge de six ans, des différences sociales marquées en matière de caries non soignées et d’obésité, prédictive de problèmes cardio-vasculaires. Le chômage et l’inactivité y prennent par ailleurs une part déterminante, avec à la fois des phénomènes de sélection et d’exclusion de l’emploi liés à la santé, et un rôle « catalyseur » des périodes de chômage et de précarité qui, lorsqu’elles se prolongent, peuvent aboutir à la combinaison de troubles physiques, psychiques et de comportements à risque (problèmes d’addiction notamment).
La persistance de ces inégalités sociales de santé a bien sûr des causes multiples : différences d’exposition aux facteurs de risque, notamment dans le travail, problèmes de ressources économiques et culturelles conduisant à d’autres priorités quotidiennes, cumuls de difficultés ou habitudes prises à des moments-clés de l’existence, effets de l’environnement ou de l’entourage, sentiments de disqualification sociale pesant directement sur la santé, attitudes des professionnels dont les pratiques s’avèrent différenciées selon l’origine sociale des patients auxquels ils s’adressent.
Mais cela n’explique en rien que le débat social et l’action publique ne se soient pratiquement pas en France, au-delà de l’institution de la CMU, emparés de ce sujet, contrairement à la Suède, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, qui en ont fait une priorité politique affichée. La loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique ne retient par exemple que deux objectifs qui ont trait à la réduction des inégalités de santé parmi les cent qu’elle s’est donnée.
Tout se passe à cet égard comme s’il était largement préférable d’occulter cette question, et ce pour un ensemble de raisons. D’abord parce que ces inégalités « fondamentales » sont difficiles à admettre, surtout lorsqu’il s’agit d’enfants, et qu’elles font, plus encore que les inégalités face à l’école, voler en éclat le mythe de l’égalité des chances dans notre société.
Ensuite, parce que nos politiques de santé restent largement dominées par une conception individuelle des comportements à risques, que l’on retrouve à travers le relèvement du prix du tabac, ou la pratique de campagnes de prévention et de dépistage socialement indifférenciées, et qu’en dehors de la sécurité sanitaire, elles tiennent peu compte de la dimension collective des problèmes de santé. De leur côté, les politiques d’insertion destinées aux chômeurs et aux allocataires de minima sociaux ont eu tendance à privilégier les incitations financières à la reprise d’emploi, sans forcément prendre la mesure des autres difficultés auxquels ils se heurtent. Et il est à coup sûr peu facile de regarder en face l’ampleur des problèmes d’alcool ou de santé mentale chez les chômeurs ou les rmistes, face auxquels les professionnels sont en grande partie démunis.
Enfin, notre système de santé de tradition « bismarckienne » n’a pas été conçu ni aménagé pour prendre en charge, comme en Suède ou au Royaume-Uni, l’objectif de « promotion de la santé » dans l’organisation des soins primaires. La structuration des acteurs, leurs modes de négociation, principalement tournés vers les tarifs et les filières de soins, privilégient d’autres préoccupations. Les Caisses de sécurité sociale ont largement tendance à se polariser sur « la gestion du risque », et, hormis à certains endroits de l’hôpital, la plupart des professionnels de santé ne considèrent pas comme de leurs missions, et n’ont d’ailleurs pas été formés à prendre en charge la dimension sociale des problèmes de santé.
Les conséquences de cette « occultation » sociale et politique sont potentiellement lourdes : reproduction des inégalités et développement de sentiments d’injustice à propos d’un bien « fondamental » comme la santé, perte de confiance dans notre système de protection sociale quand il demande à tous, sans considération pour l’espérance de vie à la retraite, de travailler plus longtemps, stigmatisation de ceux qui n’adoptent pas les « bons » comportements, que ce soit en matière de prévention ou de recherche d’emploi, constitution d’une catégorie inavouée « d’inadaptés sociaux », qui, au-delà des handicaps reconnus, conjuguent problèmes de santé et difficultés à s’insérer (ou à demeurer) dans des environnements de travail de plus en plus contraignants.
Il est donc temps que la question des inégalités sociales de santé trouve un écho au-delà des chercheurs et des spécialistes, et s’impose à l’action publique. Cela implique d’abord que, comme dans les pays où cela a été le cas, un débat s’engage pour faire reconnaître ces inégalités comme inacceptables et envisager la meilleure façon d’en faire une priorité (…) [de trouver] de quelle manière concrète articuler politiques sociales et politiques de santé… (…) Et le prisme des inégalités de santé est sans doute une voie majeure pour revisiter la fonction, l’organisation et le financement des soins primaires en France, et leur reconnaître une fonction sociale et préventive de proximité (…) »
Une autre source intéressante – et complémentaire – est un exposé fait à l’INPES par Hilary Graham, professeure en sciences de la santé à l’université de York (Grande-Bretagne) sur les « Stratégies nationales pour lutter contre les inégalités de santé ».
Je
cite un extrait détaillant la « Stratégie nationale norvégienne destinée à réduire les inégalités sociales en santé, 2007 » :
- ‘Objectif : réduire les inégalités économiques & garantir une sécurité économique fondamentale pour tous…Le système fiscal sera amélioré de façon à faire plus pour garantir une distribution plus juste des revenus.’
- ‘Objectif : réduire les inégalités sociales dans les comportements en matière de santé (alimentation, activité physique, tabagisme). Le gouvernement utilisera des politiques fiscales, fournira fruits et légumes à tous les élèves, collaborera avec les syndicats et les unions patronales pour promouvoir l’activité physique et une alimentation saine sur les lieux de travail dans le but de réduire les inégalités sociales en santé.’
- ‘Objectif : des services de santé et de soins équitables. Le gouvernement a décidé de réduire le coût des soins de santé pour leurs utilisateurs, de garantir la rééducation & l’entraînement après une maladie ou un accident, & d’évaluer les effets des changements opérés dans les services de santé sur les inégalités de santé. »
C’est légèrement différent lorsque la redistribution est plus juste, avec des fruits et légumes pour les enfants et des soins de santé plus accessibles et continus, non ?? Même le très libéral Royaume-Uni a compris qu’il y avait un problème et parlé en 2003 d’un programme d’ « action destiné à lutter contre les inégalités de santé ». Extrait :
« Les inégalités de santé se poursuivront à moins que nous ne fassions les choses autrement. C’est-à-dire que nous n’abordions pas seulement les conséquences à court terme mais aussi les causes à plus long terme…
Le but du gouvernement est de réduire les inégalités de santé en luttant contre les déterminants au sens large des inégalités de santé, comme la pauvreté, l’échec scolaire, le chômage, les mauvaises conditions ou l’absence de logement, et les problèmes liés à un environnement défavorisé. Cette approche est soutenue par un objectif fixé pour 2010 selon lequel 10% des inégalités en santé devraient être réduites et mesurables d’après la mortalité infantile & l’espérance de vie à la naissance »
Pas de commentaires sur la mise en pratique…
Comme il est clairement dit dans cet exposé, il ne faut pas se voiler la face en prenant le problème sous l’angle de la santé individuelle, à corriger seulement par un meilleur suivi médical. Les inégalités en santé sont à la fois des conséquences et des causes d’inégalités socioéconomiques. Et, comme le disait Mireille Elbaum, rien ne changera tant qu’il n’y aura pas une articulation de la politique sociale (si tant est qu’elle existe encore et n’est pas qu’un terme désignant la casse actuelle de la protection sociale) avec la politique de santé. Rien qu’à lire cela, on se rend compte que c’est mal parti… en matière de politique de santé aussi, avec la privatisation rampante et la destruction de l’hôpital public (seul accueil médical pour beaucoup de patients, surtout les « non rentables »), la progression fulgurante des dépassements d’honoraires, des zones désertées par les médecins, des franchises et autres forfaits et taxes… Etc.
On peut conclure (cette brève incursion) avec Hilary Graham: « Des interventions limitées aux services de santé…
- Détournent l’attention des inégalités sociales au niveau des déterminants [c’est-à-dire des facteurs qui influencent l’état de santé et des causes des inégalités de santé] au sens large
- Ramènent l’attention sur les facteurs de risques individuels
- Ne sont pas susceptibles de parvenir à des réductions à long terme des inégalités de santé
- Peuvent par conséquent entraîner une perte de l’engagement politique à lutter contre les inégalités, que ce soit au niveau des déterminants de la santé ou de la santé elle-même – en particulier lors de périodes d’incertitude économique »
Elena Pasca