Malgré ses dimensions modestes, le livre de Petr Skrabanek et James McCormick, « Idées folles, idées fausses en médecine » (O. Jacob, 1992, trad. Yves Morin) tient ses promesses d’être un « cours d’initiation au jugement critique en médecine », rédigé dans un langage accessible à tous. Et la nécessité de la critique n’a pas diminué depuis la première édition du livre, bien au contraire… Les auteurs s’attaquent aux nombreux sophismes, erreurs de raisonnement, arguments fallacieux, fautes de logique, biais cognitifs, dissonances cognitives, illusions, manipulations des preuves et des statistiques qui ont cours en médecine et qui sont couverts – comme toutes les erreurs – par leurs auteurs eux-mêmes et par la corporation en général, afin de préserver le fondement même de l’autorité dont la médecine peut se prévaloir tant que les cadavres restent dans le placard. Le système se reproduit surtout grâce au sommet de la pyramide : ces pontes qui imposent leurs vues et ne travaillent plus que dans le sens de leur confirmation et de leur maintien. Grâce à leur position stratégique dominante dans le champ respectif, ils ont les moyens d’imposer leurs propres « principes de vision et de division », pour reprendre l’excellente formulation de Bourdieu. Autrement dit, ils décident de ce qui est un problème (maladie, symptôme, technique, etc.) ou non, tout comme de la manière de définir ce problème, de le conceptualiser, de tenter de le résoudre et ainsi de suite. Celui qui a la capacité de poser les termes du débat et de dire ce qui doit faire débat est celui qui a les moyens de rendre « vraies » ses propres hypothèses. C’est la « self-fulfilling prophecy », comme disent les auteurs anglo-saxons.
Skrabanek et McCormick mentionnent à peine cette question, mais il est inutile de dire à quel point les moyens financiers de l’industrie pharmaceutique influencent cette position des termes. Ce qui explique pourquoi ce couple infernal firmes pharmaceutiques – valets en blouse plus tellement blanche réussit tellement bien à imposer sa propre vérité… Et une fois cette « vérité » imposée, « Les auteurs qui font autorité tiennent au statu quo, afin d’être approuvés ». Peu à peu prend forme un réseau d’auteurs qui se citent les uns les autres ; c’est ainsi qu’on accumule les références et qu’on donne l’impression que l’objet (une maladie, un médicament, une technique) a été largement et solidement étudié, que la connaissance est bien étayée par des preuves… La quantité se transforme en qualité, comme par magie… Or il s’agit très souvent de sophismes, de confusions (par exemple entre cause et effet, cause et corrélation), de généralisations abusives ou alors d’une mauvaise conception et/ou utilisation de la preuve. Il existe des relations temporelles non causales, et il suffit de prendre deux choses au hasard pour trouver des corrélations entre les deux, sur des bases statistiques solides… « N’importe quel couple de variables indépendantes qui se modifient de manière linéaire avec le temps montrent une corrélation parfaite, par exemple le prix de la bière et le salaire des prêtres à Chicago » …
Faudrait-il attendre la preuve en médecine préventive, par exemple? demandent les auteurs. D’un autre point de vue, faudrait-il s’en passer, comme aimeraient le faire les firmes pharmaceutiques?
Tous les sophismes qu’on rencontre en médecine sont certes l’oeuvre des médecins, mais ils sont reproduits et entérinés par les usagers. Les deux côtés ont besoin d’une explication simple et facile à exposer. Et Skrabanek et McCormick de citer cette excellente formulation du journaliste H.L. Mencken : « Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse ». Les usagers cherchent souvent un médecin omniscient qui va réparer un dégât comme on répare une machine à laver, à savoir sans que celle-ci ait son mot à dire… Ils renoncent d’eux-mêmes à leur qualité de sujet face à des médecins dont la « tradition » est de toute façon de les traiter en objets. C’est le paternalisme et l’élitisme que dénonçait Arnold Relman (cf. notre note), et qui sont responsables de bien de dérives. Mais pour certains patients, il suffit d’y croire, de ne surtout pas questionner ce que dit le médecin et de tout gober, au sens propre comme au sens figuré… Comme le dit la quatrième de couverture du livre: « Trop de prescriptions inutiles, de diagnostics rigides se cachent encore derrière l’autorité et la bonne conscience de la médecine officielle, soucieuse de taire les limites de son pouvoir et de son savoir. Ce livre dénonce les illusions auxquelles conduit la religion moderne de la santé et le rêve d’un monde débarrassé de la maladie. »
Les propos critiquant les usagers peuvent paraître exagérés, mais il n’y a qu’à regarder leur état d’adoration et de quasi-idolâtrie face aux grands pontes de la médecine, et peu importe que le comportement de ces derniers n’obéisse trop souvent qu’à des schémas ou biais d’autoconfirmation et/ou aux impératifs commerciaux des firmes pharmaceutiques qui paient une bonne partie d’entre eux. Si ce n’est pas une attitude pousse au crime, on se demande ce que c’est… On a le comportement symétrique chez le médecin de base, qui va croire ces mêmes pontes et les visiteurs médicaux. Remarquez, les petits cadeaux et autres largesses des firmes pharmaceutiques stimulent la croyance, vu leur effet soporifique sur la raison… C’est dommage que le livre ne parle pas des attitudes des usagers et de leurs contributions aux arguments fallacieux dans le domaine de la santé. Pas non plus de l’industrie pharmaceutique, mais on n’a aucun mal à combler les interstices…
Tous les sophismes qui ont la cote en médecine sont des « manières d’obscurcir la vérité, de la tordre ou de la déformer au point de la rendre méconnaissable, sans la moindre intention avouée de l’altérer. (…) Prendre ses désirs pour des réalités, se fier à des préjugés, présenter des données de manière sélective, déformer les faits et se tromper soi-même sont autant de troubles dangereux : la maladie infectieuse dont ils relèvent est dépourvue de symptômes et on ne reconnaît pas immédiatement les porteurs sains. Pour s’en protéger, il faut être attentif à des signes subtils : lapsus, diversions, croyances quasi religieuses déguisées sous un jargon, simples opinions prenant le masque de vérités établies »…
Il peut paraître curieux que les auteurs dénoncent tant d’attitudes qui ne sont pas a priori compatibles avec ce qu’on entend habituellement par « science ». Au-delà du statut hybride de la médecine en matière, on se trompe gravement si on pense que les sciences dites exactes n’ont à faire qu’à des « faits » et sont exemptes de rapports de pouvoir, de motivations arbitraires, de parti pris personnel et/ ou idéologique. Comme si l’idiosyncrasie de l’auteur d’une expérimentation en apparence « neutre » n’avait aucun impact sur celle-ci… Mais il n’y a de « faits » que construits, et cette construction est indissociablement subjective et sociale. A l’extrême, il y a l’affirmation de Nietzsche: il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations.
Croire que la subjectivité, et surtout la simple idiosyncrasie pourraient être comme extirpées ou mises temporairement de côté par le chercheur ou par le médecin, c’est oublier que tout élément du réel tel qu’on le perçoit est socialement préformé et porte la marque du moment historique de sa production. Les instruments de connaissance des scolastiques ne sont pas les nôtres; leurs convictions et théories non plus. Forcément, ce qu’on appelle « science » et ses résultats non plus. On ne fait plus de l’alchimie aujourd’hui. Et on ne cherche plus la pierre philosophale…
Ce qui a trop souvent cours dans la médecine actuelle, c’est le sophisme du « faisceau de preuves », qui « consiste à croire que la réunion de plusieurs arguments, dont chacun pris à part est suspect ou faible, constitue une preuve solide. » L’industrie pharmaceutique se sert à merveille de ce sophisme, et nous tombons dans le panneau parce que nous voulons une preuve solide et en avons besoin comme d’une prothèse… Il faut y croire. Qui sait, cela pourrait finir par fonctionner, si seulement on y croit assez fort. La croyance étant le maître mot, du
côté des médecins comme du côté des usagers. Il y a des médecins qui n’ont pas besoin d’être achetés par la gente pharmaceutique, puisqu’ils se corrompent tout seuls, en altérant leurs capacités de jugement, en renonçant à cette distance critique que réclament Skrabanek et McCormick. Le terme « critique » renvoie par ailleurs à « jugement » (sens du mot grec), voulant signifier un recul, une recherche de détachement par rapport à nos propres croyances, préjugés, etc. qui permet de conceptualiser et d’émettre un jugement. (C’est une simplification, bien entendu). C’est pour cela aussi qu’on parle de situation « critique » en médecine : c’est le moment où tout se joue, tout se décide, dans un sens où dans l’autre.
A propos des faits et de la preuve: c’est la théorie à la base du « setting » d’une étude médicale (ou scientifique en général) ainsi que l’idéologie et les intérêts en jeu (personnels, financiers, économiques, scientifiques) qui créent en bonne partie ces « faits » et les légitiment en leur donnant l’onction de la science. Ce qui est science dans telle société ne l’est pas dans telle autre. Les preuves s’obtiennent essentiellement par ce qu’une chirurgienne américaine appelait ironiquement « le cadeau béni des dieux » qu’a reçu la médecine, à savoir les études randomisées contrôlées. Qu’on peut concevoir d’avance – il suffit de regarder la sélection des critères de jugement, etc., pour s’en convaincre – pour ne mettre en lumière que ce que la firme et l’investigateur veulent savoir sur tel médicament, et les preuves ne sont souvent que des arguments partiels, des présupposés, des extrapolations, des biais de perception…
Le Vioxx (rofécoxib) a été un parfait exemple des conséquences possibles de ces sophismes et « mauvais traitements » de la preuve. Comme les médicaments anticholestérol, approuvés sans vraies preuves de bénéfice clinique, d’impact positif sur la santé, juste au nom du fait qu’ils réduisent le « mauvais cholestérol ».
Ou encore le Gardasil… Ce vaccin est d’ailleurs un comble de sophismes et d’arguments fallacieux. En plus du faisceau d’arguments, le Gardasil souffre en effet d’une autre tare qui devrait le disqualifier d’emblée : il a été autorisé sur la base de résultats de substitution dans des essais cliniques de trois ans, qui ne sont pas des preuves. Merck et Sanofi Pasteur MSD trompent tout le monde en les appelant « résultats intermédiaires »… Dans les termes de Skrabanek et McCormick, ce sont là des « résultats préliminaires, faciles à mesurer » très rapidement, mais qui n’ont pas valeur de preuve.
Et ils soulignent qu' »on ne devrait utiliser des résultats préliminaires que si l’on est certain qu’ils constituent des substituts valables aux résultats définitifs (…) Ce sophisme est généralisé dans les statistiques médicales », dans lesquelles des données préliminaires sont prises pour des conclusions prouvées… Et quelle meilleure explication de l’aveuglement français vis-à-vis des leaders d’opinion – qui « font autorité », comme on le dit si bien -, vis-à-vis de la médecine en général et des « autorités » sanitaires que ce sophisme qui structure le champ de la santé et de la médecine dans son ensemble, à savoir l’argument d’autorité. Celui-ci « consiste à croire que quelque chose est vrai parce que la source d’information fait autorité »… Et que cette source a les moyens idéologiques et financiers d’imposer ses hypothèses, donc de les rendre vraies.
La prochaine fois qu’on sera tentés de croire aveuglement ce que dit l’Afssaps, le grand professeur payé par les laboratoires pharmaceutiques ou encore telle campagne d’ »information » par matraquage médiatique, nous ferions mieux de nous rappeler cet appel de Skrabanek et McCormick à la raison, à « l’esprit critique au sein même de la médecine ». Cela implique de reconnaître la subjectivité qui est présente de toute façon, pour en faire usage de manière bien plus rationnelle, contrôlée et raisonnable… Seul un sujet est capable de critique, de remise en question des préjugés et des sophismes, les siens comme ceux des autres. Et puis l’appel à l’esprit critique vaut pour les usagers aussi, même si le livre parle des médecins. Mais nous ne pouvons pas nous comporter comme si nous étions totalement dénués de responsabilité dans ces « affaires ». A moins de dire que nous sommes irresponsables, auquel cas nous aurons droit à d’autres produits de l’industrie pharmaceutique, dont certains sont eux aussi réductibels à un enchaînement de sophismes.
Sophismes, déformations, idiosyncrasie, d’une part; prétention à la neutralité de la science, d’autre part, avec les études randomisées et les statistiques pour écran de fumée… Quoi répondre de mieux que cette citation de Benjamin Disraeli présente dans le livre: « Il existe trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges, et les statistiques ».
C’est tout a fait exact, je suis médecin et je le sais, mais quand on aura purifier tout cela comment fera le malade?
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C’est tout a fait exact, je suis médecin et je le sais, mais quand on aura purifié tout cela comment fera celui qui est malade? Comme avant sans doute
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A noter, pour ceux qui veulent accéder à la version originale, que des textes de Skrabanek sont hébergés au Trinity College :
http://www.medicine.tcd.ie/public_health_primary_care/skrabanek/publications.php
C’est effectivement très épanouissant pour le développement du sens critique en général, pas seulement en médecine
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Merci beaucoup pour ce lien, Skit!
Tout à fait d’accord avec vous! D’ailleurs, quand le sens critique est éveillé, il s’exerce partout. Il faut comprendre ce qu’est un sophisme en général pour pouvoir le débusquer en médecine. C’est « juste » le démarrage de la pensée critique qui est manifestement difficile 😉
Difficile aussi de faire accepter l’idée selon laquelle la critique doit s’exercer partout, y compris – ou surtout – dans son propre « camp »… Qui devrait être exemplaire. Mais la subjectivité est mal vue, y compris dans les cercles médicaux indépendants, qui formatent, aseptisent et lissent la critique.
(Et l’exemple de la réaction de la corporation face aux grandes gueules en médecine ne démentira pas ce constat… Alors vous imaginez comment est reçue la critique venant des gens qui n’ont pas la stature d’un Skrabanek… Pire, voire inacceptable, lèse-majesté, etc.: un usager qui ose critiquer! Non mais! Il est là pour applaudir, faire le perroquet, tomber à la renverse d’admiration, pas pour émettre une idée par lui-même ou critiquer…)
Une critique enchaînée n’en est plus une. Abdiquer à l’esprit critique individuel au nom d’un esprit critique de groupe, porté – ou incarné même – par telle personne à la tête d’un mouvement indépendant, c’est éthiquement inacceptable. Le groupe a depuis toujours une fonction de nivellement par le bas, pas par le haut… Il n’y a pas d’addition des subjectivités qui pourrait augmenter la force de la critique, tout le contraire. La psychologie sociale l’a dit depuis ses débuts. Il y en a qui refusent de le voir et cherchent à homogénéiser la critique et son expression. Ceux-là se distinguent par une ignorance de l’Abc de l’éthique (de la théorie morale). Pour qu’il y ait éthique, il faut qu’il y ait un sujet qui la porte.
La subjectivité n’est pas l’idiosyncrasie ou les penchants de tel individu; elle n’est que l’autre nom de la pensée par soi-même, de la capacité de jugement, qui veut dire entre autres la capacité à prendre une distance *critique* qui permet la réflexion, toujours imbriquée avec l’autoréflexion…
J’aime beaucoup ces grandes gueules que sont Skrabanek et McCormick. L’expression de leur subjectivité, précisément. Il l’ont payé assez cher, me semble-t-il, mais gardent raison. Que dis-je? Représentent la raison, remettent la raison à la place qui doit être la sienne. Raison de plus pour que la corporation médicale – et a fortiori les cercles indépendants – regarde son histoire et apprenne des injustices qui jalonnent son chemin. Pour sortir de la compulsion de répétition et changer sa façon de se regarder elle-même. Et casser l’illusion qu’on peut critiquer les autres sans se critiquer soi-même en permanence (réflexion – autoréflexion: dialectique, mon cher Watson!)
Comme d’habitude, je développe 😉
Skit, si vous avez d’autres liens de ce type et/ou connaissez d’autres grandes gueules… vous savez qu’on les aime beaucoup par ici 😉
@ plus!
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Parfait!
Je n’ai pas ce niveau philosophique (je finirai par l’acquérir) mais en tant que sujet médecin je ne peux qu’adhérer à ces réflexions!
Enfin une approche constructive de la science médicale.
Au fait, avez vous vu roselyne,toute penaude intérieurement (avis subjectif), par rapport au cout final de la campagne de vaccination « foireuse »?
Comme le disent terry Pratchett, james Stewart et jack Cohen dans la science du disque monde 2, n’oublions pas que: » l’homme pense par histoires (homo narrativum) ».
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Merci beaucoup, je suis un chiropraticien et je dis souvent à mon patient qu’il ne faut pas croire tout ce que son médecin lui dit. Ils sont toujours surpris car ils croyaient que la parole du médecin est celle du bon Dieu.
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