Arnold S. Relman est professeur émérite de médecine, spécialiste en médecine sociale à l’Université de Harvard. Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages décapants sur le thème des conflits d’intérêts et de la mainmise de l’industrie pharmaceutique sur le système de santé et de soins des Etats-Unis. Un article de 1980 publié dans le New England Journal of Medecine – revue dont Arnold Relman a été l’un des éditeurs – résume parfaitement la question et ses enjeux : « Le nouveau complexe médico-industriel ».
Dans tous ses écrits, Relman déplore les conséquences de cette agrégation entre médecine et industrie : la médecine devient un commerce comme un autre, le professionnalisme médical – les valeurs, l’humanité, l’altruisme, l’éthique et les préceptes moraux propres à la profession médicale – tout se perd dans cette course galopante à la technicisation et au profit. La médecine générale est en danger de disparition au profit des spécialités hautement technicisées et tout aussi hautement déshumanisées. Qui en profite? L’industrie pharmaceutique, les assureurs privés et ces médecins qui ont renié les préceptes de la morale appliqués à la médecine, qui piétinent allégrement la déontologie au sens véritable du terme (que les médecins feraient bien de se rappeler). Il la piétinent pour s’asservir aux industriels avec lesquels ils créent un réseau de conflits d’intérêts dont les tentacules étranglent le système de soins – sans parler des patients! – et nuisent à l’économie dans son ensemble. La pratique contredit tous les jours les spéculations théoriques de la vulgate néolibérale sur la santé d’une économie qui abandonne la santé aux intérêts privés.
Les professionnels de santé comme la société qui permet, voire encourage cette dérive marchande et déshumanisante oublient que seul l’intérêt de la santé du patient est légitime – et légitime la profession médicale en tant que telle. Les médecins asservis oublient trop souvent qu’ils sont là pour les patients, et non l’inverse! Et Relman de tirer la sonnette d’alarme : le système de santé pourrait s’effondrer complètement si des réformes majeures ne sont pas faites pour mettre fin à la grave crise qu’il traverse.
Le texte que nous traduisons ici est un commentaire publié dans le numéro du 12 décembre 2007 du Journal of the American Medical Association. Pour préciser le contexte, rappelons que la revue Annals of Internal Medicine avait fait une enquête sur le professionnalisme médical dont les résultats, publiés en décembre 2007, ont été largement commentés dans la presse médicale et généraliste ainsi que dans la blogosphère – anglophones, bien sûr. Qui s’intéresse à ces « détails » en France?
Le commentaire de Relman reprend les idées d’un exposé que l’auteur avait fait lors de la réunion du Conseil de Bioéthique de la présidence, le 28 juin 2007 à Washington, ainsi que certaines grandes lignes de son dernier ouvrage, paru en 2007 sous le titre « A Second Opinion: Rescuing America’s Health Care » [Un deuxième avis: Sauver le système de soins américain]. New York, Perseus/ Public Affairs, 2007.
Merci de lire aussi les commentaires tout à la fin de la note: le coup de gueule du jour 😉
Un mot sur les « réformes »: comme le constatera le lecteur, les réformes qu’envisage Relman ne sont pas d’ordre financier, qui puniraient les pauvres et les plus malades, et ne visent pas à tout privatiser et « franchiser », bien au contraire… Rien à voir avec le démantèlement de la protection sociale du trio Sarkozy – Fillon – Bachelot. Nos gouvernants – qui ne semblent plus tenir le gouvernail, tellement les intérêts économiques privés ont pris les commandes et définissent le cap – nous proposent des « réformes » qui ont fait leurs preuves, c’est le cas de le dire, en détruisant le système de santé d’autres nations. Le modèle marchand en santé est moribond partout, et même les plus ultralibéraux des néolibéraux réfléchissent à un revirement en prenant pour modèle… la France, son service public de santé, sa CMU… Non mais, vous vous rendez compte?? La CMU, ce bouc émissaire par excellence de Sarkozy…
Le début du texte original dans JAMA se trouve ici : Medical Professionalism in a Commercialized Health Care Market [à peu près: « Professionnalisme médical dans un système de santé commercial et marchand »]. Les textes complets des articles cités ne sont pas accessibles par liens directs. Ils vaudraient la peine d’être lus en entier! Voici la traduction du commentaire de Relman. (C’est nous qui soulignons).
« Aux Etats-Unis, le professionnalisme médical connaît une crise tout aussi grave que celle du système de santé, et les deux sont interdépendantes. On ne saurait comprendre la crise actuelle du professionnalisme médical sans savoir ce qu’est une profession et quelle est sa fonction dans les sociétés modernes. Selon Freidson [1], une profession est l’une des trois modalités dont dispose une société moderne pour contrôler et organiser le travail. Les deux autres modalités étant le marché libre et la gestion par des organisations telles le gouvernement ou des entreprises privées. Les conceptions de Freidson impliquent que le travail médical ne se prête pas du tout au contrôle par le marché, par le gouvernement ou les entreprises et que, par conséquent, la médecine ne saurait être pratiquée convenablement qu’en tant que profession.
Selon Freidson [1], une profession est par nature hautement spécialisée et se fonde sur un corpus de connaissances et de compétences qui bénéficient d’un statut particulier au sein des diverses forces de travail. Ses membres sont certifiés au bout d’un programme d’éducation formalisé, contrôlé par la profession, et les membres qualifiés bénéficient d’une juridiction exclusive et d’une position privilégiée sur le marché du travail. Mais la dimension peut-être la plus importante de la profession est son idéologie, qui définit les priorités en plaçant le travail utile et nécessaire au-dessus de la récompense économique et en mettant l’accent sur la qualité et l’utilité sociale du travail exercé par la profession plus que sur sa profitabilité.
Cette idéologie – composante la plus importante du professionnalisme médical – est pourtant la plus en danger à présent. La science et la technologie médicales et la place particulière qu’occupe la médecine sur le marché du travail ne sont pas menacées. L’extension des responsabilités professionnelles des infirmières et le nombre croissant d’intervenants tels les assistants et techniciens médicaux modifient certes la composition des personnels dans le système de soins, sans toutefois remettre en question le rôle central du médecin, qui dispense et supervise les soins médicaux. Les fondations éthiques de la médecine sont en danger, y compris l’engagement des médecins consistant à mettre les besoins des patients avant le profit personnel, à traiter les patients en toute honnêteté, avec compétence et compassion, et à éviter les conflits d’intérêts qui pourraient saper la confiance publique en l’altruisme de la médecine. Avec ce dévouement, c’est ce que Freidson appelait « l’âme » de la profession [1] qui s’érode, et ce en dépit de son autorité scientifique et technique renforcée. Ironiquement, la science et la technologie médicales sont florissantes, alors même que les fondements moraux de la profession médicale perdent leur influence sur le comportement des médecins.
Cet ébranlement des valeurs professionnelles jusque dans leurs fondements est un résultat inévitable du changement dans l’environnement scientifique, économique, légal et social dans lequel la médecine est pratiquée de nos jours. L’une des raisons majeures du déclin des valeurs professionnelles médicales est l’adaptation croissante du système de santé des Etats-Unis aux standards du commerce [2]. La santé est devenue une industrie qui brasse deux mille milliards de dollars [2], largement déterminée par l’arrivée et la croissance d’innombrables entreprises privées détenues par des investisseurs qui vendent des assurances-maladie et délivrent des soins médicaux en fonction de leur principal intérêt qui est de maximiser leurs rentrées d’argent. Pour survivre dans ce nouveau marché médical, la plupart des institutions médicales à but non lucratif doivent agir comme leurs rivaux à but lucratif, et le comportement des uns et des autres est devenu de plus en plus similaire. Investisseurs et business ne jouent un rôle aussi considérable dans aucun autre système de santé. Dans aucun autre pays on ne voit des organisations chargées de soins de santé aussi motivées par des considérations de rentrées d’argent et de production de profits. Ce développement unique, spécifique aux Etats-Unis, est une cause importante de la crise du coût de la santé qui déstabilise l’économie tout entière. Et il a joué un rôle majeur dans l’érosion des engagements éthiques des médecins.
Beaucoup de médecins ont contribué à ces transformations en faisant leur l’opinion selon laquelle la pratique de la médecine est elle aussi essentiellement un business. La pratique de la médecine est actuellement largement considérée comme un business exigeant et technique qui demande certes une formation extensive, bardée de références, et implique des responsabilités personnelles, mais n’en reste pas moins un business. Ce changement d’attitude a des conséquences importantes. Dans le business, l’objectif prioritaire est d’augmenter la valeur détenue par les actionnaires à travers l’augmentation des rentrées d’argent et des profits. Mais le professionnalisme des médecins voudrait que ceux-ci s’attachent en priorité aux besoins médicaux des patients et à la santé publique de la société dans laquelle vivent leurs patients. Lorsque des médecins se conçoivent eux-mêmes comme faisant d’abord un business, les valeurs de la profession reculent et la pratique de la médecine change. Les médecins se sont toujours souciés de gagner de quoi s’assurer une vie confortable, et
il y en a toujours eu certains qui ont été motivés par la cupidité. Mais la focalisation actuelle sur l’argent et la séduction qu’exercent les bénéfices financiers ont changé le climat de la pratique médicale aux Etats-Unis au détriment de l’altruisme de la profession et de l’engagement moral en faveur des patients [3].
Les immenses sommes d’argent circulant dans le système américain de soins et les multiples opportunités qu’ont les médecins de gagner de plus en plus ont rendu presque impossible la volonté de beaucoup d’agir en authentiques dépositaires de la confiance et des besoins de leurs patients. L’essence de la médecine est tellement différente de celle du business ordinaire que la mésentente est inhérente à la nature de l’un et de l’autre. Le concept de la bonne gestion issue du business peut être utile dans la pratique de la médecine, mais pas au-delà d’une certaine limite. L’ethos fondamental de la pratique médicale contraste fortement avec celui du commerce ordinaire, et les principes du marché ne s’appliquent pas à la relation entre médecin et patient [4]. [Mais] de telles considérations profondes n’ont pas arrêté la progression du « complexe médico-industriel » [5] ni empêché la soumission accrue du professionnalisme médical à l’idéologie du marché.
D’autres forces évoluant dans ce nouvel environnement ont aussi contribué à l’érosion du professionnalisme médical. La progression de la technologie et de la spécialisation attire de plus en plus de médecins vers les spécialités et les éloignent de la médecine générale [6]. Les bénéfices économiques plus importants dont sont porteuses les spécialités procédurales sont particulièrement séduisants aux yeux des jeunes diplômés qui débutent leur carrière chargés de dettes dues au financement de leur formation. La spécialisation n’est pas nécessairement incompatible avec une pratique professionnelle éthique, mais elle réduit souvent la possibilité d’interaction personnelle entre médecin et patient. Même les meilleurs spécialistes peuvent succomber très aisément à la facilité et se comporter en techniciens chevronnés se focalisant exclusivement sur les problèmes médicaux – au sens restreint – de leurs patients. Oubliant que leurs obligations professionnelles les placent au service de l’être humain pris dans son ensemble.
La loi a elle aussi joué un rôle majeur dans le déclin du professionnalisme de la médecine. Le jugement rendu en 1975 par la Cour suprême, stipulant que les professions ne sont pas à l’abri de la loi anti-trust [7], a miné les restrictions traditionnelles que les sociétés professionnelles médicales avaient toujours imposées au comportement commercial des médecins, à l’exemple de la publicité ou de l’investissement dans les produits qu’ils prescrivent ou les équipements qu’ils recommandent. Ayant perdu quelques batailles juridiques initiales et craignant le coût financier si elle venait à en perdre d’autres, la médecine organisée hésite désormais à exiger des médecins un comportement différent de celui des hommes d’affaires. Elle demande seulement que les activités d’affaires des médecins soient légales, communiquées aux patients et pas incompatibles avec les intérêts de ces derniers. Jusqu’à ce qu’elle soit forcée par les lois anti-trust de changer son code d’éthique en 1980, l’Association Américaine de Médecine [American Medical Association] stipulait que « dans la pratique de la médecine, les revenus professionnels d’un médecin devraient découler de la seule rémunération des services médicaux effectivement rendus à ses patients par lui ou sous sa supervision » et que « la pratique de la médecine ne devrait pas être commercialisée ni traitée comme une marchandise sujette à des transactions commerciales » [8]. Ces sentiments qui reflètent l’esprit du professionnalisme sont désormais caducs.
Le professionnalisme est compromis aussi par l’échec des médecins dans l’exercice d’une auto-régulation en accord avec la loi. Beaucoup de médecins rechignent à se démarquer des collègues incompétents ou non respectueux de l’éthique. Un tel comportement sape lui aussi la confiance du public en la profession.
Une force supplémentaire de dé-professionnalisation a été l’influence grandissante de l’industrie pharmaceutique sur la pratique de la médecine. Actuellement, cette industrie se sert de ses immenses ressources financières pour contribuer à façonner les dernières étapes des études médicales et la formation continue des médecins, d’une manière profitable à ses objectifs de marketing [9]. Cette influence s’exerce en complicité avec les médecins et les institutions médicales chargées de la formation, dans la mesure où ils acceptent, et parfois même sollicitent, une aide financière et d’autres faveurs de l’industrie. Ce qui revient de fait à un abandon de ce qui devrait être leur responsabilité professionnelle pour leur propre formation. Une profession médicale qui accepte d’être éduquée par une industrie qui vend les médicaments et d’autres dispositifs prescrits par cette même profession médicale abdique son engagement éthique à servir de dépositaire indépendant des intérêts de ses patients [10].
La préservation d’un professionnalisme indépendant et de l’engagement éthique qui le sous-tend sont décisifs parce que les médecins sont au cœur du système de santé et que le public doit pouvoir dépendre des médecins et leur faire confiance. Actuellement, beaucoup de questions se posent quant au paternalisme et à l’élitisme de la médecine, et ce questionnement sert souvent de justification à des politiques cherchant à entériner ce qu’on appelle un système de santé centré sur le consommateur [11]. Même s’il y a certainement un besoin réel pour les patients d’être plus informés et plus responsables dans leur choix en matière de santé, le système de santé ne saurait fonctionner sans la direction responsable et digne de confiance des médecins. Sans leur engagement à porter les valeurs de la profession médicale, le système de santé se réduit à une industrie comme une autre – et pourrait aller droit à la banqueroute, s’il persévère dans la voie actuelle.
Les médecins ne devraient pas accepter l’industrialisation des soins médicaux, mais œuvrer au contraire à des réformes majeures qui viendraient rétablir le système de santé dans son rôle véritable de service social offert à tous par la société. Toutes les autres nations avancées ont potentiellement atteint cet objectif. Une partie essentielle des réformes nécessaires serait que les médecins se consacrent de nouveau aux principes professionnels éthiques sur lesquels devrait être fondée la pratique de la médecine. De telles réformes ne peuvent naître que d’initiatives publiques et politiques [12] associées à une participation active de la profession médicale. Le professionnalisme médical ne peut survivre dans le système actuel de santé adapté à la logique commerciale du marché.
La privatisation continue du système de soins tout comme la prédominance et l’intrusion des forces du marché dans la pratique de la médecine vont non seulement pousser le système de santé à la faillite, mais aussi aboutir inévitablement à la ruine des fondements éthiques de la pratique médicale et à la dissolution des préceptes moraux qui ont été historiquement constitutifs de la définition de la profession médicale. Les médecins qui se préoccupent de ces valeurs doivent soutenir des réformes majeures touchant en même temps les deux versants du système de santé : l’assurance-maladie et les soins [2]. C’est l’option politique qui semble la plus à même de préserver l’intégrité et les valeurs de la profession médicale. »
Références :
- 1. Freidson E. Professionalism: The Third Logic. Chicago, IL : University of Chicago Press; 2001
- 2. Relman AS. A Second Opinion: Rescuing America ‘s Health Care. New York, NY : Public Affairs; 2007
- 3. Special section: commercialism in medicine. Camb Q Healthc Ethics. 2007;16(4):368–445.
- 4. Arrow KJ. Uncertainty and the welfare economics of medical care. Am Econ Rev. 1963;53(5):941–973.
- 5. Relman AS. The new medical-industrial complex. N Engl J Med. 1980;303(17):963–997.
- 6. Bodenheimer T. Primary care: will it survive? N Engl J Med. 2006;355(9):861–863.
- 7. Goldfarb v Virginia State Bar, 421 US 773 (1975).
- 8. American Medical Association. Opinions and Reports of the Judicial Council. Chicago, IL : American Medical Association; 1966
- 9. DeAngelis CD. Rainbow to dark clouds. JAMA. 2005;294(9):1107.
- 10. Relman AS. Separating continuing medical education from pharmaceutical marketing. JAMA. 2001;285(15):2009–2012.
- 11. Herzlinger RE, eds. Consumer-Driven Health Care: Implications for Providers, Payers and Policy-Makers. San Francisco, CA : Jossey-Bass; 2004
- 12. Cohen JJ, Cruess S, Davidson C. Alliance between society and medicine: the public’s stake in medical professionalism. JAMA. 2007;298(6):670–673.
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Quelques commentaires supplémentaires à l’attention des professionnels français de santé, si tant est qu’ils s’intéressent à ce que disent les usagers. Je n’ai pas vu d’ouverture ni d’intérêt, au moins de la part des cercles médicaux indépendants, pour ce que les usagers ont à dire. Prescrire ouverte aux patients? Le Formindep porté par les patients? Se souciant de les informer, de respecter leur apport spécifique? Je ne demande qu’à me tromper. J’espère me tromper et que la situation puisse changer.
Tout le monde se réclame des usagers et de leurs intérêts. Les médecins corrompus aussi… Mais personne ne leur permet de parler en toute indépendance. Comme si nous autres, usagers, n’avions peut-être pas les capacités nécessaires pour comprendre ce qui est bien pour nous et notre santé… En terme d’éthique, l’incapacité est la pire offense dont on peu affubler quelqu’un, directement ou non. L’incapacité : la non reconnaissance de notre capacité à être un sujet ayant la même dignité que les médecins, et au moins la même légitimité de parler de nos intérêts. Seuls les sujets peuvent formuler et porter les impératifs moraux et les engagements éthiques. Ne pas reconnaître les usagers en tant que sujets, c’est aussi les déresponsabiliser. Alors, ce n’est pas la peine de s’étonner qu’ils ne prennent pas leurs responsabilités dans la dénonciation et le refus des conflits d’intérêts et de la corruption…
C’est comme si nous autres, usagers, avions besoin d’un porte-parole médecin ou d’une sorte d’interprète qui nous façonne les paroles, qui écrit le scénario en une sorte d’omniscience soustraite à toute critique. Et à nous de faire le perroquet. (On l’a déjà fait pour les leaders d’opinion, qui ne demandent qu’à être approuvés; on est en droit d’attendre de ceux qui disent représenter nos intérêts mieux que ces derniers qu’ils aient une autre attitude, qu’ils nous respectent).
Ce formatage de la parole et de l’expression est une version nouvelle du paternalisme en médecine, qui est précisément l’une des causes de la situation désastreuse dans laquelle nous sommes. Après, on s’étonne que les usagers ne se bousculent pas au portillon – c’est le moins qu’on puisse dire en France. Servir d’alibi et ne l’ouvrir qu’une fois que le discours a été formaté par d’autres n’est aucunement une preuve d’indépendance, et ce n’est certainement pas très motivant quand il s’agit de militer et d’aller dire à tel médecin qu’on n’accepte plus&n
bsp;son business. Il me semble que ce sont les usagers qui prennent tous les risques, non? Risques s’ils tombent sur les médecins corrompus par l’industrie pharmaceutique qui leur prescrivent un traitement inutile et… risqué. Et risques s’ils l’ouvrent et contestent. Alors ils méritent quand même qu’on les informe, qu’on les entende et qu’on les laisse parler. Les indépendants le font tout aussi peu que les leaders d’opinion. Tout se décide par-dessus nos têtes, on est prié de se conformer et d’applaudir dans les deux cas. Et que vaut l’indépendance des usagers, dans ce cas?
Je posais la question au départ: qui s’intéresse à ce genre de « détails » en France? Ce n’est pas la première fois que la question est posée dans ces pages, et un médecin a d’ailleurs répondu une fois que « Pharmacritique » était trop dure à l’égard des médecins français et de la presse hexagonale.
Mais la réponse n’est pas si évidente que cela. Pour le faire comprendre, prenons un exemple français qui mérite d’être suivi. Quand Jacques Testart analyse les conflits d’intérêts, il se donne les moyens de le faire, en allant chercher les concepts là où ils sont, en reconnaissant les limites de ce que les technosciences sont capable ou non de faire par elles-mêmes. Et, en matière d’éthique, elles ne peuvent pas faire grand-chose toutes seules. Se donner l’illusion contraire, c’est se condamner à l’erreur ou du moins à des approximations préjudiciables.
Testart ne morcelle pas non plus la problématique, parce qu’il sait que l’éthique ne se divise pas! S’attaquer à un détail en excluant délibérément le reste comme étant hors sujet, c’est prendre le risque de travailler à ériger le 5ème étage d’une maison en négligeant les fondations… On pourrait multiplier les exemples, mais les lecteurs feraient mieux d’aller regarder par eux-mêmes les écrits de Jacques Testart et d’explorer le site de la Fondation Sciences Citoyennes.
Dans le débat qui a suivi la projection du documentaire « Le monde selon Monsanto », le journaliste a posé à Christian Vélot la question du pourquoi. Pourquoi tous les scientifiques ne réagissent pas comme lui, ne dénoncent pas les conflits d’intérêts, n’alertent pas l’opinion publique sur les dangers. Et la réponse immédiate de Christian Vélot a été de souligner le manque de moyens conceptuels de perception et d’analyse du problème. Il a dit texto: « en dix ans de formation, nous n’avons pas une seule heure de philosophie et de sciences sociales ». Etc. Même réflexion que celle de Jacques Testart: il faut fonder la réflexion et la critique sur des bases solides. Il faut des concepts, il faut de l’interdisciplinarité. Rien ne se fait dans l’autarcie. Dans un article de 2005, Testart déplorait d’ailleurs la méfiance réciproque entre intellectuels et scientifiques; maintenant, essayez seulement de parler de concepts et de recourir à l’éthique dans l’un de ces cercles médicaux indépendants – et on vous reprochera une « dérive intellectualiste », des manières dignes d’un « amphithéâtre sorbonnard », qui n’ont rien à faire dans une discussion médicale, etc. Alors même qu’il s’agit des rapports de la médecine à l’éthique et de questions de déontologie. C’est comme si les références intellectuelles étaient un dérapage, qu’elles étaient injustifiables, illégitimes… Testart et la Fondation Sciences Citoyennes sont bien seuls dans leur capacité de réflexion et d’ouverture. Et le public (les usagers) est au rendez-vous et les soutient. Est-ce si difficile à comprendre la différence d’approche?
Avez-vous entendu quelqu’un faire – en France – une analyse approfondie du problème, à tous les niveaux, pour voir comment les conflits d’intérêts pourrisent le système dans son ensemble? Dire comment il convient de défaire le complexe médico-industriel? Exiger que les décideurs politiques et sanitaires – et la justice – assument leurs responsabilités dans la régulation des profits de l’industrie pharmaceutique? Et ce pour veiller à ce que le profit des actionnaires ne nuise pas à l’intérêt de la santé des patients.
Relman attirait l’attention sur ces dangers bien réels déjà en 1980. 30 ans plus tard, le complexe médico-industriel dont il parlait à l’époque, parfaitement implanté en France, détruit joyeusement, profitablement, ce qui reste encore debout. Dans un silence assourdissant, qui n’est troublé que par les hurlements des rapaces qui veulent eux aussi participer au festin. Les quelques incantations éthiques françaises manquent tellement de fondements (auto)réflexifs et conceptuels et d’ouverture à l’interdisciplinarité de la réflexion et de l’agir, qu’il faut les secouer pour ne pas les laisser persister dans leurs préjugés et dans le non respect des usagers. Ces cercles médicaux indépendants se complaisent dans une autarcie médico-médicale revendiquée qui perpétue le statu quo tout comme ce manque consternant de communication et de langage commun entre médecins et usagers qu’on peut constater ici, en France. Comment s’étonner alors du désintérêt des usagers français pour les questions de conflits d’intérêt et de vassalité en médecine et ailleurs?
C’est le coup de gueule du jour, et je sais qu’il sera malheureusement très mal pris. Mais que faire? Les encourager dans leurs préjugés? Ceux-là même qui nous ont amené là où nous sommes, comme le dit Relman? Paternalisme et élitisme, dont il souligne qu’ils déroulent le tapis rouge à la politique des firmes pharmaceutiques qui, elles, (font semblant d’) écouter le patient quand elles le traitent en consommateur. Consommateur qui agit, choisit, décide. Ou du moins a l’impression de le faire. On sait ce qu’il en est en réalité: un outil marketing parfait, qui fait augmenter les ventes. Et il n’y a aucun choix, puisque le patient « consommateur » est poussé à « choisir » librement le produit qu’on lui impose par la publicité et d’autres techniques commerciales vieilles comme le monde. Et lorsqu’il se conforme en ayant l’illusion d’agir en toute liberté, la boucle commerciale est bouclée. Plus de sortie. C’est le mécanisme parfaitement huilé de ce qu’on appelle « domination » en sociologie : cela fonctionne tellement bien que les dominés eux-mêmes reproduisent et perpétuent les schémas de la domination, tout en pensant agir en toute liberté. Choisir ce qui vous est imposé, c’est la perfection…
Agir selon les préjugés tout en ayant l’impression de les briser, c’est une autre variante. Les deux ne sont nullement incompatibles, bien au contraire. A chaque fois qu’une discipline ou un domaine ne se donne pas les moyens de l’autoréflexion – qui passe par une conceptualisation et une critique radicale, c’est-à-dire allant à la racine des choses, et sans complaisance pour son propre camp -, ça tourne en rond. Nous avons des médecins indépendants voulant innover à l’aide des mêmes préjugés et des mêmes outils conceptuels, de connaissance et de communication qui nous ont mené là où nous sommes, d’un côté. A l’âge de la médecine 2.0, c’est intenable. Et nous avons, de l’autre côté, des patients qui pensent agir en toute liberté quand ils perpétuent le paternalisme, l’adoration irréfléchie de la parole du médecin et/ou consom
ment ce avec quoi les gave l’industrie pharmaceutique. Vous ne trouvez pas que, objectivement parlant, c’est un couple parfait, malgré l’apparente divergence des deux parties? C’est probablement pour cela que ce couple a tant de mal à se regarder dans une glace – une de celles non déformantes, qui montrerait au roi qu’il est nu. De tous les côtés.
Il faudrait que tout le monde réfléchisse aux méthodes adoptées par Jacques Testart, la Fondation Sciences Citoyennes et, pour ce qui est de la médecine en particulier, il faut regarder de près la façon de faire des cercles anglo-saxons indépendants et critiques de la corruption. Cercles et revues qui ont su reconnaître que rien ne saurait changer sans un rôle actif des patients / usagers, et qu’il fallait d’abord les écouter, les entendre, leur donner les moyens de s’exprimer en toute indépendance. Il n’y a pas de raison pour que ce qui fonctionne ailleurs ne fonctionne pas en France. Et il faut travailler à combler le véritable abîme qui se creuse de plus en plus entre médecins et usagers, abîme qui fait le jeu de l’industrie pharmaceutique et de ses valets et obligés.
Elena Pasca, pour la traduction et les commentaires
copyright Pharmacritique
» Dans un silence assourdissant, qui n’est troublé que par les hurlements des rapaces qui veulent eux aussi participer au festin. »
Apparemment il n’y a pas beaucoup de rapaces autour de ce site : pas un seul commentaire ! Ou alors, est-ce que le ton adopté, indigné et parfois professoral, n’incite pas au débat ? En tout cas je suis ébahi de l’absence d’écho d’un tel papier : pour moi cela signifie qu’il convient de s’y prendre différemment. Est-ce envisageable ?
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