Médecine: l’autarcie, la liberté sans limites n’est-elle pas le contraire de l’éthique ?

Je pose cette question après avoir entendu beaucoup de médecins défendre bec et ongles la liberté du médecin, sa liberté de prescription, de refuser ou d’accorder telle chose à un patient, etc. J’ai remarqué que le terme « liberté » n’était jamais réfléchi, mais reflétait plutôt un individualisme en accord avec l’époque, voire même un arbitraire qui se refuse à toute règle. Et il me semble que, sous couvert de liberté – malmenée pour « arranger » et justifier des pratiques individuelles – certains médecins s’aménagent un territoire où ils sont seuls à décider. Un territoire de l’arbitraire. Comme si médecins et médecine pourraient s’autodéterminer en vase clos, se définir et définir les termes de leur fonction sociale et l’avenir de celle-ci en toute autarcie. La « vieille » médecine pouvait encore se définir en termes de « mission », de fonction sociale, de valeurs; celle que la tendance historique est en train d’imposer – non sans la participation active de la plupart de médecins qu’il ne faut pas styliser en victimes – est individualisée à l’extrême. Et c’est aussi ce qui leur permet de la concevoir comme un commerce dans lequel le médecin règne en maître, en businessman soucieux de ses intérêts financiers et autres. Le reste (l’intérêt de la santé du patient) passe après, si ça « cadre » avec les objectifs de rentabilité…

Quant à la rentabilité, aux « affaires » entre médecins et industrie pharmaceutique, qui créent tant de conflits d’intérêts et d’opacité nuisibles à la santé, on peut relire la note « Le business de nos médecins nous regarde! Demandons des comptes! », qui aborde une facette de cette question.

Mais la problématique d’ensemble est plus vaste. Il y a là un territoire – que les usagers doivent investir – qui continue de se définir par des rapports de pouvoir, de paternalisme, de toute-puissance du décideur médical par rapport à celui qui dépend de lui et est en situation de vulnérabilité et de faiblesse. La liberté de l’un doit-elle signifier la négation de la liberté de l’autre? D’autre part, l’anti-intellectualisme dont se revendiquent certains médecins qui réfutent toute « ingérence » interdisciplinaire et se moquent de l’éthique tout en prétendant savoir l’appliquer, est l’un des symptômes de ce territoire trouble qui mérite d’être circonscrit rigoureusement dans d’autres notes, à l’aide de quelques textes. Il faut le circonscrire pour pouvoir s’approprier ce territoire, mettant en pratique ce que Jacques Testart appelle une « démocratie du savoir », une « intelligence partagée ». 

Ni la médecine ni aucune autre technoscience ou science technicisée n’a les moyens de développer d’elle-même et pour elle-même les outils de sa propre autoréflexion, puis ses propres garde-fous. D’abord parce que l’autoréflexion ne saurait se faire sans concepts, n’en déplaise à ceux qui vilipendent les intellectuels…

Cette note, faite spontanément après lecture du texte cité ci-après, n’est que le début d’une recherche de termes les plus adéquats dans lesquels la question peut se poser. Le texte de Jacques Testart cible cette problématique, même s’il se réfère principalement à la recherche. 

« Ethique et liberté du chercheur« 

Conférence du 3 avril 2006 de Jacques TESTART, directeur de recherches à l’Inserm et président de la Fondation Sciences Citoyennes.
 « Alors que nous vivons dans un monde où tout est de plus en plus sous contrôle, « la liberté du chercheur » est toujours largement revendiquée par la plupart des acteurs de la recherche. Pourtant, on devrait convenir que la liberté absolue d’agir n’est pas admissible pour des employés de l’Etat, surtout pour ceux qui œuvrent à l’avenir du monde. L’accord général sur le principe de Gabor (« tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ») suffit à rendre illégitime l’exploration sans contrôle des possibles, sauf à se réfugier dans l’hypocrite assertion que « la recherche est neutre » et à trancher artificiellement entre « le fondamental » et « l’appliqué ». Les chercheurs n’ont aucune légitimité pour constituer seuls une communauté autonome, capable de savoir ce qu’est le bien commun. D’autant que, quels que soient les moyens qu’on voudra lui attribuer, la recherche ne peut concerner qu’une partie des sujets susceptibles d’être explorés ou valorisés. Aussi, piloter la recherche, c’est d’abord faire des choix. Il faut être hautement bénéficiaire de cette situation (comme le sont les généticiens moléculaires) pour ne pas reconnaître les pressions variées vers une monoculture des chercheurs : appels d’offre sur thèmes redondants, recrutement fléché, soutien actif des industriels (projets économiques) et des associations caritatives (espoirs thérapeutiques), incitations des institutions scientifiques (start up, brevets, etc.). Et que cette monoculture entraîne la paupérisation des autres disciplines puisque les programmes élus le sont parmi tous les programmes possibles que recèle l’immense ignorance…

La mission sociale de la recherche, ce n’est pas seulement de mener « l’explication et le dialogue avec le public, d’expliquer la recherche… » comme l’affirment des scientifiques paternalistes. C’est aussi de recueillir et respecter l’opinion d’un public informé, capable de faire des choix éclairés. Veut-on une République des savants ou une démocratie des savoirs ? « Pour sauver la recherche, ouvrons la ! » avions nous écrit (Libération, 22 Janvier 2004) au nom de l’Association Sciences Citoyennes, mais le propos est encore inaudible pour la plupart des acteurs. Il l’est même souvent pour le public, lequel hésite avant d’oser poser les questions importantes : pourquoi des plantes transgéniques (toujours sans avantage) et pas plus de recherches sur les méthodes culturales, les améliorations variétales ?… Pourquoi les thérapies géniques (toujours inefficaces) et pas plus de recherches sur les maladies contagieuses, surtout exotiques, sur les résistances bactériennes ?… Pourquoi de nouvelles machines nucléaires (EPR, ITER… toujours dangereuses à long terme) et pas plus de recherches sur les économies d’énergie, la pollution environnementale ?…

Par ailleurs, le chercheur ne peut pas bénéficier de la liberté d’action dont jouit l’artiste. En effet, s’il existe une infinité d’attitudes subjectives pour exprimer un sentiment ou une idée, il n’existe qu’un faible nombre de solutions rationnelles pour résoudre un problème. Cette limitation est encore aggravée par la complexification technique qui transforme le « savant » d’antan en super ingénieur, au prix d’une universalisation des formations et des protocoles scientifiques : il y a davantage d’inventivité dans un seul concours Lépine que dans tous les laboratoires de biologie moléculaire en activité… Alors, quelle liberté intellectuelle reste-t-il au chercheur s’il est de moins en moins artiste ou inventeur, c’est-à-dire maître de sa propre façon de chercher ? Il ne peut que prendre parfois, et discrètement, le chemin des écoliers pour une recherche buissonnière, hors des autoroutes de la compétition techno scientifique.

La liberté du chercheur tend ainsi à se réduire à ne pas porter la cravate (mais cela se perd…) et à ses horaires (ce dont il profite souvent en travaillant plus qu’un autre salarié…). Si c’est dans les laboratoires que le futur se prépare, il est normal qu’on n’y fasse pas ce qu’on veut : on ne peut pas exempter le chercheur du contrôle social car il n’existe pas d’ « intérêt supérieur de la science » par rapport à l’intérêt public. Il faudrait même se réjouir dans les laboratoires de l’irruption de ce relat
if carcan de l’intérêt public. Car, si la recherche scientifique gagnait en démocratie, elle tendrait à correspondre à la volonté exprimée par les citoyens avertis plutôt qu’aux pressions des industriels et autres lobbies
. Et la mythique « liberté du chercheur » devrait y gagner la sérénité, qui est une condition de l’éthique. »

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