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Mes réflexions et références à partir d’un exemple concret. Moins bien payés que par les assurances privées, un médecin sur cinq – toutes spécialités confondues – et jusqu’à un tiers des généralistes des Etats-Unis refusent de plus en plus de patients dépendant du programme public Medicare. Celui-ci rembourse certains soins (élémentaires, choisis en fonction du coût, de la durée et d’autres critères tout aussi « humanistes ») à des patients sans ressources des catégories suivantes: personnes âgées, handicapés, certains malades chroniques à affections sévères et personnel militaire pauvre.
Or non seulement rien n’est fait pour que la tendance à l’exclusion des pauvres s’inverse, mais au contraire, une coupe de 21% à 25% est imminente dans les remboursements des honoraires des médecins par Medicare.
Ce programme public a été utilisé par la plupart des médecins comme une vache à lait infinie, et des laboratoires pharmaceutiques tels que Sanofi-Aventis ont fraudé à répétition, ce qui a mené à une forte augmentation du coût global de cette assurance-maladie (voir plus bas).
Mais on n’assiste malheureusement à aucune analyse structurelle et mise en cause des pratiques médicales ; non, on ne voit – comme d’habitude – que les plaintes des médecins contre la diminution de leurs honoraires… Certes, les problèmes que connaît Medicare sont multifactoriels, mais je choisis d’aborder cet angle-là, parce que les pratiques de prescription et surprescription des médecins ne sont jamais mises en cause comme un facteur responsable de la dégradation des systèmes de soins, et qu’il me semble inacceptable que ce soient toujours les patients qui trinquent.
L’image est tirée de ce site de l’organisation de charité Kaiser Family Foundation.
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Conséquences : refus de soins, exclusion des patients pauvres…
Près de 25% de diminution des honoraires, c’est beaucoup, mais il faut prendre en compte aussi les honoraires de départ, qui ne sont pas maigres, loin s’en faut.
Les conséquences seront catastrophiques, puisque même actuellement, la situation est très difficile pour ces malades placés devant un refus de soins. Et le dévouement des médecins qui, pour n’exclure personne, seraient prêts à gagner ponctuellement un peu moins qu’avec les assurances privées, ce dévouement n’existe que dans les séries médicales. Alors avec 21% à 25% en moins, l’exclusion prendra des proportions énormes.
De plus, le problème des paiements / remboursements par les assurances est posé chaque année, ce qui crée de l’incertitude, raison de plus pour les médecins de refuser les malades pauvres… Le Congrès avait adopté en 1997 le « Sustainable Growth Rate » afin d’indexer le paiement aux médecins sur le coût de la vie (je simplifie).
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Les médecins ont trop tiré sur la corde Medicare
Mais ne nous cachons pas derrière le petit doigt, car ce serait une erreur de considérer que tous les médecins sont les victimes de ces coupes budgétaires. Ils ont bien profité de Medicare, comme certains médecins français profitent de la CMU (« faire chauffer la carte », comme disait un médecin dans un récent reportage télé : encaisser plusieurs consultations au lieu d’une, des visites à domiciles inexistantes, etc.)…
Les médecins des Etats-Unis ont eux-mêmes une grande part de responsabilité dans l’augmentation vertigineuse de l’ensemble des coûts de Medicare, augmentation qui doit être régulée par certaines mesures. Et l’idée qui a motivé ces coupes budgétaires était de ne pas laisser les patients payer tout seuls ces coûts. Même si, en réduisant les honoraires des médecins, ce sont toujours les patients qui vont trinquer, puisqu’ils seront exclus des soins… (Ils sont exclus même en France, où les honoraires publics sont les mêmes, mais où les patients bénéficiant de la CMU sont rejetés pour diverses raisons, la plus importante étant l’impossibilité de pratiquer les fameux dépassements d’honoraires).
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Pour en savoir plus:
La prise de position de l’American Medical Association (AMA), exprimée dans plusieurs papiers accessibles à partir de cette page: « Federal Legislative Activities on Medicare« .
Article du Washington Post en date du 26 novembre 2010: « Doctors say Medicare cuts force painful decision about elderly patients«
On apprend entre autres que si les médecins ont raison lorsqu’ils disent qu’une diminution de 25% des honoraires pour des patients assurés par Medicare est impossible à assumer, ils ont aussi très largement exagéré – selon des analystes gouvernementaux et indépendants – en affirmant que les honoraires payés par Medicare par le passé auraient toujours été faméliques.
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Et le Washington Post, dont l’article vaut le détour, met le doigt là où ça fait mal:
Selon les statistiques, il est évident que beaucoup de médecins ont beaucoup contribué à « l’érosion de la valeur de leurs honoraires » en augmentant fortement le volume de services: ils prescrivent de plus en plus de tests, imagerie, analyses – loin d’être toujours nécessaires – et ils prescrivent les versions les plus coûteuses – ce qui leur permet de facturer beaucoup plus à Medicare.
Ainsi, le volume de services médicaux prescrits et facturés à Medicare a augmenté de 42% entre 2000 et 2008. Rien n’explique une telle hausse, si ce n’est la volonté de gagner plus.
Certes, certaines procédures plus sophistiquées peuvent s’avérer utiles dans certains cas, notamment là où l’écoute et l’examen clinique ne suffisent pas. Il ne s’agit pas ici de discréditer l’imagerie médicale, les consultations spécialisées, les analyses biologiques, etc. Mais de critiquer encore et encore cette consultation de 10 minutes – coupée par des coups de téléphone, entre autres -, pendant laquelle le patient est coupé après 30 secondes et qui finit systématiquement par des prescriptions…
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Faites ce que je dis, pas ce que je fais…
Le papier du médecin Atul Gawande sur la culture de l’argent dans la médecine états-unienne va exactement dans le même sens et montre qu’une augmentation des services (donc des dépenses) ne s’accompagne nullement d’une augmentation de la qualité des soins, puisque la clinique – et le côté humain, l’écoute indispensable et qui facilite souvent bien plus le diagnostic que des examens et analyses prescrites coûteuses – sont négligés au profit d’une technicisation qui rapporte plus tout en faisant gagner du temps.
Cela dit, Atul Gawande fait lui-même ce qu’il dénonce chez les autres, puisque, lorsque je lui ai proposé de traduire son article (8 pages) gratuitement et de le faire connaître sur mon blog, il m’a répondu qu’il préférerait que je le fasse publier dans un grand journal. On lui fait un cadeau inattendu, il veut en tirer plus, toujours plus… Alors je l’ai poliment envoyé paître, lui disant de s’en occuper lui-même et de se payer un traducteur dans ce cas-là. Et ce ne sera pas moi. Il n’a pas compris ce qui me choquait dans sa demande… Et je n’ai plus répondu, préférant passer ce temps-là à donner des informations gratuitement et à tout le monde.
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Des laboratoires qui trichent sur le dos des patients les plus pauvres : Sanofi-Aventis, par exemple…
J’ai donné dans un article l’exemple de Sanofi-Aventis, et on voit en lisant comment ce laboratoire a augmenté ses bénéfices en trichant sur le dos de Medicare et de Medicaid (programme qui couvre quelques soins de base pour les plus pauvres, ceux qui n’ont aucune assurance-maladie) ce que valent les engagements des firmes, ce que valent les « codes volontaires de déontologie » (sic) par lesquels le LEEM (lisez L€€M) s’engage à bien se comporter… J’ai parlé dans plusieurs articles de ces chartes éthiques, mais c’est cette caricature qui me semble en saisir la vérité toute nue (c’est le cas de le dire…). Et nous continuons à les croire, à laisser faire.
Voilà le N° 2 mondial, notre firme nationale chère à la famille Sarkozy et à d’autres hommes politiques, couverte de honte au moins à trois reprises, puisque c’est à trois reprises qu’elle a été prise sur le fait depuis 2007 et condamnée à des amendes (au demeurant très faibles), pour avoir fraudé : 22,7 millions de dollars, puis 190 millions, puis 95,5 millions pour la dernière…
« Sanofi-Aventis: 95,5 millions de dollars d’amende pour une nouvelle fraude sur le dos des Américains les plus pauvres et les plus malades ».
Une médecine défensive, des examens « parapluie »…
D’autre part, les médecins tentent de se couvrir contre des éventuels procès en exerçant une « médecine défensive » (les examens et autres tests apporteraient des preuves « objectives » étayant les prescriptions, etc.).
Cette question est évoquée elle aussi par Arnold Relman, professeur de médecine sociale à Harvard, ancien rédacteur en chef du NEJM (New England Journal of Medicine), dans un article que j’ai traduit intégralement sur Pharmacritique. Un article qui vaut le détour, parce qu’il passe en revue bon nombre d’aspects symptomatiques de la dégradation de cette médecine qui a perdu ses valeurs et pour laquelle l’éthique n’est de plus en plus qu’un discours permettant de justifier après coup des décisions individuelles.
« Arnold Relman: Ethique et valeurs médicales dans un monde marchandisé où la santé n’est plus qu’un commerce parmi d’autres ».
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Les effets de la surprescription et de l’abus de « prévention » : toxicité pour la santé, en plus du gaspillage financier
Il faut noter cette réaction compréhensible – la médecine « défensive », même s’il y aurait pas mal de choses à dire sur les conséquences d’une surprescription d’imagerie médicale et autres tests: on détecte inévitablement des anomalies qui seront traitées alors même qu’ils ne posent aucun problème de santé aux patients. Un bien-portant devient ainsi malade et prend le risque de subir des effets secondaires de médicaments ou de procédures inutiles…
Pensons ici à cette véritable idéologie de la « prévention », qui dévoie la médecine de sa fonction première – qui est de guérir une maladie existante et de faire une prévention raisonnable, d’abord en éduquant sur les modes de vie nocifs, et non pas de gaver les patients de médicaments et de certains vaccins inutiles, soi-disant pour éviter toutes les maladies qui pourraient un jour leur arriver.
Le surdépistage de l’ostéopénie, d’états dits de « pré-diabète » ou « pré-hypertension », le surdépistage du cholestérol LDL (« mauvais cholestérol », encore de quoi faire peur…), que les vendeurs de statines présentent comme la racine de tous les maux, mais aussi le surdépistage des cancers du sein et des cancers de la prostate sont symptomatiques de ce dévoiement. (Et ce ne sont que quelques exemples).
La plupart des hommes de plus de 70 ans ont des petites tumeurs cancéreuses asymptomatiques, qui ne leur pose aucun problème avant qu’un dépistage du PSA (antigène spécifique de la prostate, véritable mode ces temps-ci, soutenue par des industriels et des associations médicales ayant des conflits d’intérêts) ne vienne leur faire une peur de tous les diables et les pousser à faire des investigations qui ne sont pas sans risques (biopsies), puis de se soumettre à des opérations (prostatectomie, etc.) et des traitements par déprivation androgénique. Ceux-ci sont de plus en plus contestés, parce que des études ont montré qu’ils ont la fâcheuse tendance à tuer au moins tout autant que le cancer lui-même, notamment par leurs effets secondaires cardiovasculaires, ou à provoquer des maladies telles que le diabète ou des affections musculaires, sans parler des troubles cognitifs, de l’impuissance, des risques d’apoplexie hypophysaire, etc.
Pour plus d’informations, je renvoie aux articles référencés du blog des victimes des analogues agonistes GnRH(il s’agit de médicaments tels que : Enantone° (leuproréline, aussi vendue sous les noms de marque suivants : Eligard°, Viadur°, Lupron° / Lucrin / Progyn° / Prostap° / Gonapeptyl° / Diphéréline°), Décapeptyl (triptoréline, nommé aussi Trelstar°, etc.), Zoladex (goséréline), Synarel (nafaréline), Bigoniste (buséréline) et d’autres).
J’ai écrit plusieurs articles mettant en cause le surdépistage de ces deux types de cancers (prostate et cancer du sein), accessibles à partir de la catégorie « Cancer, dépistage, industrie du cancer », donc inutile d’insister ici.
Et le fait que les médecins généralistes français sont payés en fonction du nombre élevé de mammographies qu’ils prescrivent – puisque c’est l’un des objectifs du CAPI (contrat d’amélioration des pratiques individuelles) – n’est pas pour me rassurer…
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Autres conflits d’intérêts qui encouragent la prescription d’examens inutiles
De plus, il y a la « self-referral », cette forme de conflits d’intérêts qu’on voit lorsque le médecin fait faire une radiographie (ou échographie ou IRM, etc.) parce qu’il a lui-même (ou le cabinet ou la clinique) acheté un appareil dont le coût doit être d’abord amorti avant d’apporter des bénéfices…
Cela est très courant en Allemagne aussi, pas seulement aux Etats-Unis, où les cabinets sont très équipés de toutes sortes d’appareils, alors même qu’on peut douter de la qualité, vu leur usage par des non spécialistes…
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Les médecins allemands, spécialisés dans le commerce de soins farfelus…
Outre les appareils, l’Allemagne se distingue aussi par une énorme quantité de « soins individuels » absolument inutiles – mais dont beaucoup peuvent être dangereux – qui sont vendus selon la tête du client. Là, on parle vraiment de commerce, poussé à son comble, de règles de marketing pour vendre un maximum de ces « soins » non remboursés et donc augmenter fortement les bénéfices des médecins.
L’art du disease mongering (façonnage de maladies, voir les articles de cette catégorie) est très perfectionné par le personnel médical, qui vend par exemple une demi-heure de masque à oxygène au cabinet du généraliste, censé prévenir l’AVC ou « guérir » de la fatigue ou je ne sais quoi. D’autres médecins pratiquent des opérations inutiles par milliers. A ce sujet, je vous recommande le livre de Jörg Blech, l’un des journalistes d’investigation spécialisés en santé, intitulé « Ces traitements dont il faut se méfier » (Actes Sud 2007). Le même a écrit un livre édifiant sur les pratiques de disease mongering, que j’ai présenté dans cet article sur Pharmacritique: « Jörg Blech: « Les inventeurs de maladies » ou les mécanismes du pharmacommerce de la peur: disease mongering et fear mongering ».
Vous voyez que l’industrie pharmaceutique n’est pas responsable ni coupable de tout, beaucoup de médecins font très bien tout seuls dans le business... Et lorsqu’on ajoute l’influence des laboratoires, l’intérêt des médecins à prescrire les médicaments les plus chers, le tableau devient vraiment catastrophique.
Je suis stupéfaite d’entendre des gens donner l’Allemagne comme un exemple à suivre, parce que son commerce extérieur se porte très bien… alors que les gens souffrent de plus en plus et que le système de santé se rapproche de plus en plus de la catastrophe.
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Vous pouvez vous-même faire la comparaison avec la situation française et les tendances qui vont de plus en plus dans le sens de la médecine états-unienne, avec sa cohorte d’injustices et d’exclusion de patients.
Tout cela parce que la culture de l’argent s’impose et fait de la médecine un commerce comme un autre, où les valeurs ne sont plus qu’une idéologie à laquelle les médecins ne veulent pas renoncer, parce que le jour où les patients comprendront ce que cette idéologie contribue largement à cacher, il risque d’y avoir le même « désamour » (et c’est un euphémisme) entre médecins et patients que l’on commence à voir de plus en plus dans d’autres pays.
Pour ceux qui veulent en savoir plus, d’autres media ont parlé de l’instrumentalisation de Medicare par les médecins, des fraudes par les laboratoires et du projet de diminuer les honoraires des praticiens.
Elena Pasca
Copyright Pharmacritique
excellent article , comme d’habitude.
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et merci pour le nouveau livre de Blech que je ne connaissais pas et que j’ai commandé à l’instant!
amicalement
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Bonjour Don Diego et merci pour ce commentaire très sympa.
Ca motive.
Contente de vous retrouver, vos commentaires m’ont manqué (y compris – ou surtout – ceux où vous n’êtes pas d’accord avec moi, bien sûr 😉 Vous avez toujours eu une façon de le dire qui n’est jamais condescendante, ne rabaisse pas l’interlocuteur et apporte des précisions importantes sans un positionnement de donneur de leçons qui veut plus s’entendre parler et montrer qu’il sait plus que l’auteur…
Je ferai prochainement un article sur le livre de Jörg Bloch, sur ma liste depuis longtemps…
Mais avant, il faut que je termine plusieurs autres articles – ou notes d’information sans prétention autre – que j’ai sur le feu, pour ainsi dire. Sinon, il y en aura qui resteront inachevés pendant des lustres…
Bonne semaine à vous!
Elena Pasca
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