C’est toute une histoire… Qui part d’une liste établie il y a quelques mois par deux critiques de l’industrie pharmaceutique, Jeanne Lenzer et Shannon Brownlee, et réservée au départ aux journalistes. Pour qu’ils puissent faire appel à des experts indépendants, non corrompus par l’industrie pharmaceutique, lorsqu’ils traitent de questions médicales.
On parle beaucoup de cette liste sur le web depuis qu’elle a été publiée dans le numéro du 26 juillet du British Medical Journal (BMJ 2008; 337: a930), avec les commentaires des deux auteures, intitulés « Naming names: is there an (unbiased) doctor in the house? » (« Y a-t-il encore des médecins sans conflits d’intérêts ? Répondre par des noms »).
Une partie de cette liste est en libre accès sur Health News Review.
Pour l’avoir en intégralité, il faut s’enregistrer sur le site.
Où trouver les détails de l’histoire (en libre accès)
- Les tenants et les aboutissants de cette initiative de Brownlee et Lenzer sont racontés en détail sur le blog Furious Seasons, sous un titre suggestif: Media list of medical experts who aren’t pharma whores goes public. Controversy ensues (« La publication de la liste d’experts médicaux qui ne se prostituent pas pour l’industrie déclenche une controverse »).
- Et aussi sur le blog de Trevor Jackson, rédacteur en chef adjoint du British Medical Journal.
- Ou encore sur Pharmalot : The Op-Ed : When Is A Conflict Not A Conflict?
Contexte
Comme le disent les auteures dans leur texte publié dans le BMJ, tout le cirque médiatique autour de cette liste vient des nouvelles pressions et enquêtes politiques lancées par les hommes politiques américains, au premier plan desquels l’infatigable Charles Grassley, qui s’en est pris récemment à plusieurs leaders d’opinion en psychiatrie et à une vingtaine d’institutions auxquels il reproche de ne pas avoir déclaré les financements reçus et de ne pas dire quelle est exactement la raison d’être de ces financements.
Les journalistes, élément-clé dans la stratégie commerciale des firmes
La pression monte, et le fait que les journalistes puissent avoir des sources indépendantes pour étayer leurs arguments critiques et confirmer la validité de leur travail d’investigation inquiète énormément l’industrie pharmaceutique. Parce que ses messages commerciaux passent en grande partie par les media généralistes et par la presse médicale, et que mystifier les journalistes – ceux qui ne sont pas déjà payés pour « faire des ménages pour l’industrie », comme on appelle l’activité promotionnelle – est un élément essentiel dans la stratégie marketing. Faire appel à un expert indépendant contrecarre rapidement le message superficiel, publicitaire servi par les chargés de « public relations » des firmes pharmaceutiques et permet de creuser la question médicale respective.
Les auteures disent clairement dans l’article du BMJ à quel point la méconnaissance des liens financiers de l’expert qui sert de source au journaliste peut mener à des informations complètement fausses et préjudiciables. A de la désinformation, en somme. Et c’est « parce que beaucoup de journalistes ne cherchent pas des sources qui offrent des perspectives indépendantes sur les sujets traités, que bon nombre d’informations médicales sont présentées dans les media populaires soit de façon unilatérale, soit complètement fausse ».
Eclairer les journalistes sur les enjeux, c’est limiter la désinformation
D’autre part, « beaucoup de journalistes n’ont pas compris que les individus et les organisations auxquels ils s’adressent pour un point de vue d’expert sont dépendants financièrement de l’industrie pharmaceutique. Il peut s’agir de sociétés médicales professionnelles comme de fondations charitables, d’auteurs de recommandations professionnelles, de conseillers des autorités sanitaires comme d’association de malades. Citer une telle source revient à instaurer un cercle vicieux qui se reproduit lui-même : c’est ce qui arrive lorsque des chercheurs médicaux financés par une industrie dont la machinerie de relations publiques fait d’eux des experts sont consacrés dans ce rôle par les journalistes. Qui ne citent que rarement les sources indépendantes ».
La suite et la riposte de l’industrie pharmaceutique
Au départ, la liste de Brownlee et Lenzer contenait une centaine de noms de médecins, chercheurs, scientifiques et journalistes qui n’avaient pas eu de financements de l’industrie pharmaceutique ces 5 dernières années. Un deuxième volet inclut des personnes qui ont eu des contacts avec l’industrie, mais sont restés critiques envers les firmes. L’admission sur la liste se fait sur la base d’un questionnaire à remplir. Brownlee et Lenzer ont envoyé la liste à une centaine de journalistes et rédacteurs de divers media nord-américains. Puis des hommes politiques et des procureurs l’ont demandée. Et la riposte de l’industrie n’a pas tardé…
Les auteures ont subi une avalanche de critiques, venant d’une part de médecins qui auraient aimé en faire partie et d’autre part des partisans de l’industrie. Ceux-ci veulent discréditer les médecins et autres scientifiques et journalistes figurant sur la liste, sous prétexte que les opinions de certains d’entre eux seraient biaisées parce qu’ils ont témoigné en tant qu’experts en faveur des victimes lors de procès intentés contre des firmes pharmaceutiques. A ce titre, ils auraient été payés par la défense et ne peuvent donc pas nier avoir reçu de financements…
Bref, il s’agit clairement d’une manoeuvre de discréditation et de diffamation. Les deux auteures avaient prévenu que cela arriverait. Mais, comme le disait un médecin figurant sur la liste, il n’y a pas de souci, ils ont l’habitude d’être attaqués par les firmes… Selon l’auteur de « Furious Seasons », qui en connaît un rayon en matière de conflits d’intérêts en psychiatrie, la plupart des psychiatres mentionnés n’ont pas été payés pour leur témoignage lors des procès. Il pense que la présence sur la liste de David Healy – grand critique des effets indésirables des antidépresseurs et du disease mongering (façonnage de maladie) en psychiatrie – a été l’un des éléments déterminants dans les réactions hystériques à cette liste.
Et les paiements par la défense ne sont quand même pas la même chose que la corruption par les firmes pharmaceutiques pour prescrire tel ou tel médicament et être le VRP de l’industrie…
La question qu’on pourrait poser est celle de l’utilité d’une telle liste en France. Pour qui ? Pour quoi faire ?
La plupart des journalistes de France et de Navarre se fichent pas mal de l’indépendance de leurs sources. Il suffit de voir à quel point ils amplifient sans aucune réflexion la soupe publicitaire servie par les laboratoires pharmaceutiques, par exemple dans la campagne de Sanofi Pasteur MSD pour Gardasil. Il faudrait donc commencer par parler de ce que c’est qu’un conflit d’intérêts, le définir en droit, le disséquer du point de vue moral-déontologique comme du point de vue de la déontologie journalistique. Etc. Autrement, ça ne servirait à rien.
Qu’en feraient les usagers?
Si jamais quelqu’un pense qu’une telle liste serait intéressante pour les usagers, alors là, c’est faire preuve d’un aveuglement incroyable face à la réalité du terrain, si je puis dire… C’est certain que la majorité n’en a rien à cirer, en l’état actuel des choses en France. Les usagers français – et leurs associations – sont en adoration devant les leaders d’opinion et les « vérités » qu’ils énoncent. Ce sont ces noms-là qui comptent, et une liste qui ne les comprendrait pas – pour la bonne raison qu’ils ont quasiment tous des conflits d’intérêts – ne vaudrait pas grand-chose pour la plupart des usagers.
Education, empowerment, encore et toujours
Là encore, il faut commencer par le commencement. Expliquer de quoi il s’agit: biais, conflits d’intérêts, liens financiers, désinformation – corruption, en somme. Pourquoi ça pose problème. Qui est-ce qui paie les pots cassés – et ça, c’est du concret pour les usagers… Pourquoi il faut réprimer cette corruption. Expliquer pourquoi les usagers eux-mêmes ont une grande responsabilité qu’ils doivent assumer en changeant leurs habitudes de pensée et en adoptant un point de vue critique vis-à-vis de la médecine et de l’industrie pharmaceutique en général. L’enjeu est trop important pour continuer d’avaler des pilules sans poser des questions. Y compris aux médecins qu’on connaît depuis des années. Le système corrompu ne peut pas se reproduire sans la collaboration des usagers. Mais, par définition, la plupart n’ont pas fait médecine, ni n’ont travaillé dans le service marketing d’une firme pharmaceutique…
Bref, il faut commencer par les fondations de la maison (allusion au titre de l’article de Brownlee et Lenzer : Is There An (Unbiased) Doctor In the House?). Parce que si on construit le sixième étage sur du vent, ça ne tiendra pas bien longtemps…
Elena Pasca