Scientisme et irrationalisme, dogmes symétriques délétères pour la médecine. Question de Res Publica

J’ai répondu à la question de Nicolas Pomiès, rédacteur de gauche républicaine.jpgResPublica, revue internet du réseau de la Gauche républicaine, portant sur « la tentation d’abandon de la science », de plus en plus manifeste du fait des scandales sanitaires et technologiques qui se multiplient. La réponse est parue le 19 mai 2011 sur cette page, sous le titre « Une question à Elena Pasca pour une appropriation citoyenne de la techno-science ».

Pour ne pas rester dans le discours abstrait, j’ai préféré prendre l’exemple concret de la santé et de la médecine, sous l’angle des déformations induites par le ghost management (Sergio Sismondo), les conflits d’intérêts, les financements industriels et le marketing qui désinforme professionnels de santé et usagers. Sans oublier les médecines douces (homéopathie et autres alternatives) et les questions soulevées par certaines modalités de leur exercice et de la communication qui les entoure, avec le problème d’un dogme inversé qui tend à instaurer une censure dans l’expression et l’exercice d’un scepticisme sain, propre à l’exercice public de la raison.

Comme je l’ai dit surtout dans cet article, puis dans celui-ci, à travers l’exemple du courant antivaccin consirationniste qui rejette tous les vaccins en bloc, scientisme et irrationalisme sont en rapport de symétrie inversée, formant une dialectique des contraires qui dépendent l’un de l’autre, se médiatisent (au sens philosophique de la médiation : Vermittlung) et se nourrissent l’un l’autre. Les deux semblent incapables d’autoréflexion critique, les deux sont des usages illégitimes de la raison comme de la science. Scientisme et irrationalisme (antiscience, pseudo-sciences…) appliqués à la santé et aux soins ont pour effet la délégitimation de la médecine et de la science, pour des raisons certes différentes, mais dont les conséquences sont comparables. Cela mériterait une réflexion approfondie.

Pour la réflexion sur les technosciences et la nécessité de l’encadrement éthique des sciences, la Fondation Sciences Citoyennes est une référence. Et je renvoie, outre le site de l’association, à l’excellent livre de Jacques Testart, Catherine Bourgain et Agnès Sinaï, « Labo-Planète ou comment 2030 se prépare sans les citoyens » (Mille et une nuit 2011). Dans cet article qui était au départ un compte-rendu détaillé de « Labo-Planète », j’ai donné d’autres références, notamment philosophiques, évoquant des penseurs qui ont contribué à poser les termes de ce questionnement, par exemple par une analyse de la rationalité instrumentale (dite aussi raison subjective), l’un des rejetons de la raison qui s’hypertrophie au point de risquer d’en annihiler les principes.

L’enjeu, limité ici à la santé et à la médecine, c’est d’avoir des pratiques médicales rationnelles et un usage rationnel du médicament, basés sur des preuves scientifiques et sur des recommandations qui ne soient pas qu’une formalisation prétendument neutre d’intérêts économiques des laboratoires pharmaceutiques, occultés lors de leur traduction en langage scientifique (voir cet article sur les recommandations de bonne pratique biaisées par les conflits d’intérêts et sur certaines conséquences).

J’ai rappelé dans ma réponse que cette opposition est structurante, qu’elle existe depuis que la science existe, qu’elle a pris plusieurs formes (cœur contre raison, âme contre conscience, vie contre concept…), mais que la réaction a été exacerbée depuis l’avènement de la modernité, du fait de l’abîme croissant entre science et éthiques, de l’omniprésence des technosciences, de la confusion entre science et applications technologiques et de la légitimation de ces dernières en termes éthiques (progrès de l’humanité, croissance…)

Du côté des médecines alternatives, on joue en permanence sur le brouillage des frontières entre croyance / foi et savoir, qui ont été distinguées clairement en philosophie, aussi quant à leurs prétentions de généralisation (cf. Kant). Je dis ceci, entre autres :

« Parlant d’usages rationnels et légitimes de la science, n’oublions pas que la science médicale est plus vulnérable aux idiosyncrasies, aux opinions personnelles non universalisables, qui voudraient s’imposer telles quelles, sans passer par la réflexion, par le débat citoyen et les abstractions successives qui permettent de dégager des intérêts universalisables à partir de points de vue individuels particularistes. Nous devons faire attention à l’impact des idéologies, de la foi et des croyances qui déterminent largement l’attitude de chaque individu face à la maladie, sa compréhension de la « santé » et d’une « normalité » souhaitable. Cette attitude est trop souvent imperméable aux argumentations rationnelles et ne fait pas toujours la part des choses entre opinion non réfléchie et avis en connaissance de cause, entre foi et savoir, pour le dire simplement. (…)

Mais outre les extrêmes, il existe une façon plus insidieuse d’instrumentaliser la science au profit des idéologies, ou de mêler croyance et savoir. C’est désormais une pression conformiste se présentant comme le contraire des dogmes scientistes et proposant une sorte de dogme inversé : l’obligation de l’« ouverture » à tout ce qui est exotique, non occidental, traditionnel, non technique, naturel… Ses contours flous n’en font pas moins un dogme. Et il est étonnant de voir que les tenants d’un tout-naturel qui critiquent à juste titre l’évaluation insuffisante des médicaments et les conflits d’intérêts des médecins acceptent sans broncher qu’on autorise des produits de phytothérapie ou d’homéopathie et des méthodes exotiques sans aucune évaluation scientifique. Ils ne se préoccupent pas des conflits d’intérêts de ces laboratoires-là, ni de la désinformation qu’ils génèrent, eux aussi. »

Raisons éthiques de la critique ?

La morale et même les éthiques qui prétendent être autre chose que des préceptes arbitraires, contextuels, sélectifs et concurrentiels ne peuvent pas être pensées en dehors des catégories de la raison. Ce n’est en ayant recours à elles qu’on peut juger ce qui est ou non application légitime – le « tribunal de la raison » dont parlait Kant reste le seul qui puisse juger de ce qui peut ou non valoir universellement, sur le plan moral, et généralement, sur le plan scientifique.

Si les critiques du dévoiement de la médecine (du fait des conflits d’intérêts, du lobbying, des divers biais et influences) veulent avoir des prétentions éthiques, et je ne parle même pas de la morale, il faut commencer par répondre aux exigences de la raison – ou alors accepter de se situer dans le camps des idiosyncrasies – et non pas de la subjectivité, qui est un terme moral -, de la foi, des croyances privées, etc. Camp plus proche de la religion que du savoir.

« (…) si l’on veut parler d’éthique et de savoir, il faut raison garder et ne pas accepter dans son camp idéologique ce qu’on critique chez le camp d’en face (absence d’évaluation, opacité, censure…). La frontière ne devrait pas être de nature idéologique, s’agissant de savoir. »

Elena Pasca

Une réflexion sur “Scientisme et irrationalisme, dogmes symétriques délétères pour la médecine. Question de Res Publica”

  1. Vous évoquez le courant anti-vaccin qui rejette tous les vaccins en bloc : deux remarques au sujet de cette assertion qui catalogue les anti-vaccins en bloc dans le cas des irrationalistes :
    – il existe des gens qui militent aussi et avant tout pour la liberté de vacciner (ainsi nous savons que fumer tue ; pour autant on n’oblige pas à ne pas fumer ! Pas même les femmes enceintes ou les adultes en charge d’enfants).
    – le fait de rejeter tous les vaccins ne fait pas de « vous » un irrationaliste. Encore faut-il considérer les arguments évoqués par les uns et les autres que vous ranger dans cette catégorie pour trier le grain et l’ivraie. Il se peut que certains de ceux qui rejettent (l’injonction) de vacciner soient effectivement des irrationalistes ; mais il en est également d’autres qui aboutissent à des conclusions voisines ou analogues au terme d’analyses argumentées rationnellement …
    En conclusion, (fut-ce incidemment à titre d’exemple) il est regrettable d’assimiler les opposants à l’obligation de vacciner à des irrationalistes quand cette position peut d’abord et avant tout se défendre d’un strict point de vue philosophique et quand ensuite pour m’être pencher quelque peu sur la littérature disponible sur le sujet, j’ai pu constater que les récalcitrants au sujet des vaccins ne sont pas dépourvus, par ailleurs, d’arguments reposant sur des données ressortant m’a-t-il semblé du champ scientifique (quand par ailleurs, vérité scientifique n’est pas « vérité divine » !).
    Cette petite mise au point ne remet aucunement en cause l’intérêt de votre travail. de vigie du bien commun. Il s’agit seulement pour moi d’essayer d’obvier à certains dégâts collatéraux causés selon moi par la façon dont vous présentez votre exemple en sacrifiant au passage à une généralité et une simplification par souci de clarté de votre propos.
    Cordialement

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