Qu’on veuille ou non le reconnaître, l’APA (Association Américaine de Psychiatrie) tient les rênes de la psychiatrie mondiale parce que c’est elle qui a le pouvoir de définir les termes, de poser « les principes de vision et de division » (Bourdieu) en fonction desquels se fait la distinction / division entre le normal et le pathologique en termes de santé mentale. C’est un immense pouvoir que de définir la « normalité » et de décider de ce qui est ou non un trouble psychique qui entrera dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), édité et révisé par l’APA. Pouvoir d’abord idéologique. Et puisque nous vivons dans une idéologie néolibérale triomphante selon laquelle rien ne doit s’opposer à la maximisation des profits, force est de constater que ce pouvoir est entre les mains des marchands des diverses multinationales.
Nous parlions dans cette note du fait que les psychiatres sont les médecins les plus financés par l’industrie pharmaceutique. Les conflits d’intérêts n’ont pas contourné le DSM, loin de là, ce qui a valu beaucoup de critiques à l’APA. La vague de protestations recommence, puisqu’un communiqué de presse de l’organisation a rendu publics début mai les noms des 28 psychiatres superviseurs et des 120 membres des groupes de travail chargés de préparer la 5ème édition du DSM, à paraître en 2012. Comme avant, 16 des 28 superviseurs ont de très forts liens financiers avec l’industrie pharmaceutique pour diverses activités promotionnelles.
L’APA a pris quelques mesurettes de type « communication » – poudre aux yeux – en demandant aux experts de faire des déclarations publiques d’intérêts et de ne pas encaisser plus de 10 .000 dollars par ans pendant leur travail d’expertise pour le DSM… Cette somme n’inclut pas les subventions pour les travaux de recherche… C’est une bonne blague…
Le communiqué de presse parle d’un site dédié au DSM V, certainement pour renforcer l’impression de transparence ; on découvre qu’il est en fait une partie du site de l’APA. Autant pour l’indépendance… D’autre part, l’American Psychiatric Institute for Research and Education (APIRE), lui aussi dépendant de l’APA, s’occupe de la partie recherche, éducation, etc. et permet de faire parvenir des contributions aux groupes de travail. Si on regarde de près, on découvre que cet Institut finance les recherches en question et la formation des chercheurs grâce aux fonds spécifiques provenant des grosses firmes qui produisent les médicaments utilisés en psychiatrie : Jansen, Eli Lilly, Astra Zeneca… Et qu’il conseille aux médecins de demander des subventions et des aides financières aux firmes.
Les déclarations d’intérêts des superviseurs du DSM V restent très vagues, comme on peut le constater dans les pages intitulées Meet the Task Force (« Rencontrez le groupe de travail », ce qui fait très transparent aussi…). Elles sont noyées dans les présentations bien plus détaillées et parfois ronflantes des titres et fonctions des experts.
L’auteur principal, le Dr William Carpenter Jr. de l’université du Maryland a reçu, rien que ces trois dernières années, de l’argent de 13 firmes dont les plus gros fabricants de psychotropes : Pfizer, Eli Lilly, Wyeth, Merck (MSD), Astra Zeneca et Bristol-Myers Squibb.
Cette histoire de limitation des sommes reçues et de déclaration publique qui va soi-disant limiter les conflits d’intérêts et garantir l’indépendance de ces psychiatres est d’un ridicule… On l’a dit et redit, la quantité ne compte pas ; il n’y a pas de lien innocent ni de petit cadeau ou petit conflit qui n’aurait pas d’influence sur les décisions et la pratique des médecins. Le conflit d’intérêts et la corruption existent ou n’existent pas. L’indépendance est ou n’est pas. Il n’y a pas de demi-mesure.
Regardez l’indépendance du Dr Wilson Compton, qui a des actions ou des stock options dans près d’une vingtaine de firmes… Ma foi, s’il peut se détacher à ce point là de ses intérêts financiers, il y aurait de quoi soupçonner une personnalité schizoïde et l’envoyer chez un psy, non ? Pour un petit traitement antipsychotique, peut-être. Un petit Risperdal ? Pas de souci, c’est sans danger, selon la corporation du moins, puisque ces vénérables psychiatres prescrivent les antipsychotiques même aux gosses et aussi de plus en plus dans les dépressions. Tendance dénoncée entre autres par Daniel Carlat, professeur de psychiatrie à la très réputée Tufts School of Medicine de Boston et exemple de revirement éthique suite aux pressions publiques… On en reparlera, parce que, au-delà de l’aspect anecdotique – un ponte repenti de plus -, le cas Carlat est représentatif des conséquences des conflits d’intérêts sur des médecins qui arrivent à se convaincre qu’ils disent la vérité en servant aux autres la soupe préparée par les firmes.
Il y a eu plusieurs études sur les conflits d’intérêts des experts participant à l’élaboration du DSM. Une étude de référence est celle de Lisa Cosgrove, Sheldon Krimsky et al, parue en 2006 et dont le texte est en libre accès : Financial Ties between DSM-IV Panel Members and the Pharmaceutical Industry.
Sur 170 experts ayant contribué au DSM IV, 95 (56%) avaient des liens financiers avec une ou plusieurs firmes pharmaceutiques. 100% des experts des groupes de travail consacrés aux « troubles de l’humeur » et aux « troubles psychotiques » avaient des conflits d’intérêts. Pourquoi les psychiatres de ces groupes-là sont-ils plus payés par l’industrie que d’autres ? Parce que ces troubles sont traités surtout par des médicaments et que chaque firme veut que les experts fassent la promotion de ses produits… D’autre part, les psychotropes et les antipsychotiques prescrits dans ces troubles sont les plus rentables, avec des ventes s’élevant à 20,3 milliards pour le premier groupe (antidépresseurs, etc.) et 14,4 milliards pour les antipsychotiques (chiffres de 2004). Payer même quelques centaines de milliers de dollars à des médecins n’est rien quand le retour sur investissement est de cet ordre-là.
Les partisans de l’alliance avec l’industrie rétorquent souvent que le DSM ne parle pas de médicaments, mais seulement de maladies. Oui mais… Pour que l’agence du médicament approuve un traitement dans une maladie, il faut que celle-ci soit répertoriée dans le DSM. D’où l’empressement à inventer des maladies nouvelles (disease mongering) ou à exagérer la portée de celles qui existent déjà, pour créer ou élargir un marché pour un médicament.
L’influence de l’industrie sur la psychiatrie et le DSM est telle que même la terminologie psychiatrique est déterminée de part en part par les firmes, souligne le Dr Irwin Savodnik de l’université de Californie. On ne peut pas en douter lorsqu’on voit dans le DSM des « maladies » telles le « trouble de défiance oppositionnelle » censé être une nouvelle épidémie affectant les enfants et les adolescents et exigeant traitement pour avoir des ados bien obéissants…
D’autres commentaires de l’étude de Lisa Cosgrove et al sur cette page.
Elena Pasca
« Pourquoi les psychiatres de ces groupes-là sont-ils plus payés par l’industrie que d’autres ? Parce que ces troubles sont traités surtout par des médicaments et que chaque firme veut que les experts fassent la promotion de ses produits… »
Mais je ne suis pas psychiatre ni médecin, et je ne sais pas du tout a quoi ressemble le DSM, mais le DSM ferait mention de marques médicamenteuses??
« Les partisans de l’alliance avec l’industrie rétorquent souvent que le DSM ne parle pas de médicaments, mais seulement de maladies. Oui mais… Pour que l’agence du médicament approuve un traitement dans une maladie, il faut que celle-ci soit répertoriée dans le DSM. D’où l’empressement à inventer des maladies nouvelles (disease mongering) ou à exagérer la portée de celles qui existent déjà, pour créer ou élargir un marché pour un médicament. »
Effectivement c’est pas trés rassurant, mais je voudrais vous poser une question:
Est-ce que la psychiatrie au niveau mondial, mais surtout au niveau américain, se développerait aussi bien sans le soutien matériel(financier) des fonds privés(pharmaceutiques y compris) ou des universités(elles memes financées par des fonds)?
Ce n’est pas une question rhétorique mais une vraie question.
Et justement, les psychiatres qui sont payés par ces firmes, pensez-vous qu’ils en perdraient eux meme toute honneteté scientifique?
Et vous, si vous pratiquez la psychiatrie, faites vous confiance aveuglément a ce DSM pour prescrire?, vous avez meme dit que le DSM ne fournissait pas d’indication médicamenteuse.
Mais surtout la question la plus importante, si l’on ne peut pas se fier au DSM comme référence, a quoi alors un praticien pourrait-il se fier?
J’aimeJ’aime
On ne peut se référer à rien ni personne, Nicolas, pas au DSM en tout cas, qui a le mérite, certes, de décrire des syndromes, qui au début tendait à un peu d’objectivité, mais qui depuis s’enrichit d’un nombre assez incroyable de nouveautés… Pourtant je croyais que nos pères/pairs fondateurs de la psychiatrie avaient tout décrit, avec une telle minutie, tant il n’avaient que ça à faire faute de traitement adéquat.
Alors comment se fait-il qu’autant de nouvelles maladies apparaissent, comme le syndrome d’hyper-activité des enfants, que je vois très fréquemment à mon cabinet chez des enfants plutôt mal élevés par des parents admiratifs et laxistes et dont ça arrange l’égo et leur sens de l’irresponsabilité?
A qui faire confiance, quand tant d’intérêts sont en jeu, quand les praticiens auxquels se référer gagnent plus avec les labos qu’avec leur salaire de praticien hospitalier, quand ces « référents patentés » sont épinglés de temps en temps tellement ils vont loin dans la fraude?
A qui faire confiance quand les labos nous cachent ou minimisent sérieusement les effets secondaires des médicaments, tiennent l’information via les revues entièrement financées par eux?
A qui faire confiance quand mes confrères élisent Accomplia : « innovation thérapeutique de l’année 2007 « , puis retiré du marché l’année d’après pour cause de suicides et autres?
L’industrie pharmaceutique s’introduit partout, à l’hôpital où nous sommes démarchés, disons plutôt caressés, tout petit par les « VM »; dans nos cabinets médicaux où la flatterie est systématique, par exemple en faisant appel à notre « esprit critique » et notre esprit d’indépendance, « essayez-le docteur, vous vous ferez votre propre opinion », ou tout autre argument aussi scientifique; maintenant à la télé avec l’incroyable campagne de terreur pour la promotion de Gardasil, et bien sûr auprès des malades via les assoces ou directement… La presse médicale aux mains des labos via leur financement intégral…
Voilà un débat que soulève depuis sa création la fondatrice de ce blog, en introduisant de l’éthique, des positionnements philosophiques, et nous vous invitons à diffuser cette information indépendante.
Il n’est pas possible de répondre à votre question et c’est à vous de bosser et aux patients de se responsabiliser un peu. Je ne suis plus d’accord avec mes patients qui me disent « on vous fait totalement confiance docteur ». « Surtout pas! » Mais on les a éduqué comme ça et c’est plus confortable pour les médecins. Ceux-ci d’ailleurs ne supportent pas la contradiction, éventuellement de leur pairs, mais au grand jamais des patients ou de quidam ayant prétention à avoir une opinion sur nous.
J’aimeJ’aime
Nicolas, certains éléments de réponse sont déjà dans le texte, je ne vais pas revenir là-dessus. le DSM répertorie des maladies, dont des maladies inventées, et c’est ce qui permet la vente de médicaments et leur remboursement par les assurances.
Tant que la recherche est financée par l’industrie pharmaceutique, les choses ne changeront pas fondamentalement. alors à vous de voir ce que vous êtes disposé à accepter: des catastrophes sanitaires, par exemple? Ou votre image de ce qu’est le progrès médicamenteux et médical? Je force le trait. Mais c’est pour vous dire que les questions, vous devriez vous les poser à vous-même aussi, ou peut-être surtout. Pour comprendre ce que vous-même êtes diposé à céder sur votre propre sécurité, par exemple, en étant compréhensif ou en cherchant à diminuer l’impact des influences industrielles sur les médecins…
J’ai traduit un texte de Marcia Angell, qui parle parfaitement – et de façon synthétique – de ce que donne une recherche médicale sponsorisée par les laboratoires:
voici le titre, si jamais le lien ne marche pas: « Marcia Angell dénonce la manipulation de la recherche clinique et le contrôle de l’information médicale par les firmes »
http://pharmacritique.20minutes-blogs.fr/archive/2008/09/18/marcia-angell-denonce-la-manipulation-de-la-recherche-cliniq.html
Vous me demandez
« les psychiatres qui sont payés par ces firmes, pensez-vous qu’ils en perdraient eux meme toute honneteté scientifique? »
J’insiste sur le mot « toute », tel que vous l’utilisez, et vous répondrais par une question un brin provocante: à votre avis, quel pourcentage de leur « honnêteté scientifique » ces psychiatres et chercheurs peuvent-ils perdre?
Est-ce qu’il n’y a pas de danger pour nous, usagers, dès qu’il y a la moindre atteinte à cette honnêteté? Est-ce qu’on peut la quantifier et dire qu’il y a des degrés d’honnêteté, dont certains peuvent se perdre sans problème?
Pour ma part, je préfère le terme « intégrité » scientifique: elle existe ou elle n’existe pas.
Les contradictions, je n’en suis guère exempte, personne ne l’est. Mais je pense que, en l’occurrence, ce n’est pas dans ma note qu’elles se trouvent.
Bien à vous.
J’aimeJ’aime
Votre article est vraiment bon!! Merci beaucoup!
J’aimeJ’aime