Les pauvres du Sud, cobayes de l’industrie pharmaceutique pour les médicaments du Nord

Sonia SHAH est une journaliste canadienne d’investigation dont le travail se focalise sur « la collusion entre science et politique dans un monde détraqué », sur les dérapages des lobbies, en particulier celui pharmaceutique et celui pétrolier. Elle a publié deux livres, l’un sur les essais cliniques 667586b26ef9eb42acb94dba8d357f51.jpgdans les pays pauvres, où les firmes pharmaceutiques « chasseurs de corps » prennent pour cobayes les plus pauvres (The Body Hunters : Testing new Drugs on the World’s Poorest Patients, 2006) et l’autre sur le complexe politico-pétrolier (Crude : The Story of Oil, 2004). A signaler aussi son engagement féministe, concrétisé dans des articles et dans la direction d’un ouvrage sur les féministes américano-asiatiques (The Dragon Ladies, 1997).

Son livre, The Body Hunters, est paru en français il y a quelques mois : Cobayes humains. Le grand secret des essais pharmaceutiques. Préface de John Le Carré. Demopolis, Paris, 2007, 348 pages, 24 €.

Inde, Philippines, Thaïlande, Europe de l’Est, Afrique du Sud, Zambie… Nouvel Eldorado pour les firmes pharmaceutiques à la recherche non plus de chair à canon mais de chair à essais cliniques… Critères éthiques non respectés, corruption locale, consentement éclairé pratiquement jamais expliqué donc non obtenu, victimes des ratages pharmaceutiques laissées pour compte… Dans plusieurs articles dont deux parus dans le Monde diplomatique, Sonia Shah se penche sur ces zones de non droit dans lesquelles des cobayes humains sont utilisés pour que nous autres, Occidentaux, ayons un minimum de garantie de sécurité quant aux médicaments. Quand on sait ce qu’il en est des effets secondaires de beaucoup de médicaments déclarés « sûrs » et donc autorisés dans les pays du Nord, on se demande avec effroi ce que doivent être les autres, ceux que les firmes abandonnent d’elles-mêmes une fois qu’ils ont fait d’énormes dégâts sur ces pauvres parmi les pauvres, qui n’ont aucun avocat pour les défendre. Ces aspects sont abordés aussi dans les vidéos présentées dans notre note (catégorie « GSK, Déroxat… »), qui prennent pour objet les agissements de la firme GlaxoSmithKline au Tiers-monde. Pfizer est actuellement traduit en justice pour des dérapages (c’est un euphémisme !) dont je parlerai dans une note prochaine.

Les textes de Shah se passent de commentaires. Signalons juste que John le Carré, qui a préfacé le livre de Sonia Shah, a lui-même écrit un livre sur le même thème : La Constance du jardinier (Seuil, 2001). Voici des extraits des articles du Monde diplomatique suivis de quelques liens vers des articles anglophones de Sonia Shah.

Délocalisation des risques. Médicaments du Nord testés sur les pauvres du Sud, Le Monde diplomatique, mai 2007

(…) « La surveillance exercée par les organismes de régulation européens et américains est minime. A leurs yeux, les essais conduits à l’étranger ont la même validité que ceux réalisés sur place ; toutefois, les fabricants ne sont pas tenus de déclarer ceux conduits à l’étranger : la seule exigence est le respect de la déclaration de Helsinki (et des règles locales si celles-ci prévoient une protection plus importante). Si les tests échouent (ce qui est souvent le cas), ils disparaissent sans laisser aucune trace. Les comités d’éthique et les organismes de réglementation locaux, qui doivent veiller au respect des droits des sujets, sont rarement à la hauteur de la tâche. En Inde, par exemple, ces hauts fonctionnaires ont pour objectif prioritaire de favoriser le développement des essais cliniques, source de revenus importants. (…)

Il n’est guère surprenant, dans ces conditions, que toute une série de scandales aient éclaté. Dans les années 1970, un médicament antipaludique non autorisé, la quinacrine, a été distribué à des centaines de milliers de femmes analphabètes. Il les a rendues définitivement stériles. Au milieu des années 1980, un contraceptif injectable, retiré du marché après la découverte de l’apparition de tumeurs chez le rat, fut testé sur des villageoises, qui déclarèrent ensuite « ne s’être jamais doutées qu’elles participaient à un essai ».

A la fin des années 1990, des chercheurs du service public ont délibérément interrompu le traitement dont bénéficiaient des femmes analphabètes atteintes de lésions précancéreuses au niveau des vertèbres cervicales afin d’étudier la progression de la maladie. Il est apparu évident plus tard que ces sujets n’avaient pas été informés et n’avaient donné aucun consentement à cette expérimentation qui rappelle la tristement célèbre étude Tuskegee (9). En 2001, dans l’Etat du Kerala, un chercheur de l’université Johns Hopkins a été découvert en train de tester un médicament anticancéreux expérimental sur des patients atteints d’un cancer avant que le produit n’ait été déclaré inoffensif sur des animaux. En 2003, un médicament anticancéreux expérimental a été administré à plus de quatre cents femmes qui cherchaient à améliorer leur fertilité ; le produit était toxique pour les embryons. Bien que la presse s’en soit fait l’écho, aucun de ces scandales n’a entraîné la mise en œuvre d’une quelconque protection juridique pour les personnes concernées. (…)

Ces essais conduits en transgressant les règles d’éthique ont aussi pour conséquence de remettre en cause la légitimité de la médecine occidentale auprès de populations du tiers-monde. Pour ne citer que deux exemples, la ministre sud-africaine de la santé a qualifié les médicaments contre le VIH de poison ; des responsables religieux nigérians ont rejeté un vaccin contre la poliomyélite qu’ils jugeaient dangereux. Le spectre du développement de ces essais cliniques conduits dans le secret et insuffisamment réglementés concourt à alimenter ces réactions qui, en termes de santé publique, ont des implications dramatiques.

Rarement invoqué d’une façon explicite, l’argument qui sous-tend la plupart des écarts à l’éthique est que les bénéfices pour la population valent bien quelques prises de risques individuelles – d’autant que la qualité des soins apportés dans le cadre des essais cliniques est souvent supérieure à celle des soins ordinaires, que les médecins impliqués ont accès à des technologies de pointe et que les revenus tirés de ces activités peuvent être réutilisés au profit des patients… Malheureusement, il ne faut pas confondre données expérimentales et progrès scientifiques, comme peuvent en témoigner tous ceux qui ont vu de nombreux vaccins « révolutionnaires » finir abandonnés dans des entrepôts délabrés de régions tropicales. (…)

De plus fortes revendications pourraient mettre fin à certains essais. Mais, comme l’a déclaré le bioéthicien Jonathan Moreno, l’abandon éventuel de ces recherches à l’éthique criticable est une partie du prix à payer si nous voulons reconnaître qu’il existe une différence entre un rat de laboratoire et un être humain. »

Note 9) Dans le cadre de cette étude sur la syphilis, parrainée par les services de santé publique des Etats-Unis, des dizaines d’hommes noirs de milieux défavorisés furent privés de traitement pendant plusieurs décennies, dans le but de décrire l’avancée naturelle de la maladie. Le scandale conduisit à l’émergence, en 1974, des premières mesures de protection des patients subissant des essais.

La « plaisanterie » du consentement éclairé, Le Monde diplomatique, mai 2007

(…) « Des anthropologues médicaux ont trouvé un moyen de vérif
ier si un consentement est « éclairé » ou non. En interrogeant par questionnaire trente-trois participants thaïlandais à un essai de vaccin contre le VIH, ils ont découvert que trente d’entre eux n’avaient pas été correctement informés. De même, une étude portant sur l’essai d’un contraceptif réalisé au Brésil a révélé qu’aucun des sujets n’avait été informé de façon satisfaisante. Et, lors d’un test réalisé à Haïti sur la transmission du VIH, 80 % des participants en ignoraient les finalités précises (1).

« Le consentement éclairé, c’est une plaisanterie », va jusqu’à déclarer un enquêteur à la National Bioethics Advisory Commission. « Comment une personne qui n’a jamais entendu parler de bactéries ou de virus pourrait-elle donner son consentement éclairé ? dit un autre. Cette idée de consentement de l’individu… Cela n’existe pas. Les gens font ce qu’on leur dit de faire. »

Depuis 2001, considérant que les protections qu’elle garantit sont trop contraignantes, la FDA tente de prendre ses distances avec la déclaration de Helsinki. En 2001, elle s’est opposée à l’intégration de nouveaux amendements limitant les essais avec placebo, et reste hostile à plusieurs paragraphes de la déclaration. La tendance générale s’est confirmée l’été dernier lorsque l’Institute of Medicine, l’un des premiers organes consultatifs des Etats-Unis dans le domaine scientifique, a recommandé de lever les interdictions de facto qui empêchaient de conduire des essais cliniques sur des prisonniers et, dans un même élan, a qualifié de « myopes » tous les défenseurs du consentement éclairé qui pendant des décennies s’y sont opposés (2). »

Notes

  1. Punnee Pitisuttithum (sous la dir. de), « Risk behaviors and comprehension among intravenous drug users volunteered for HIV vaccine trial », Journal of the Medical Association of Thailand, Bangkok , janvier 1997 ; Daniel W. Fitzgerald (sous la dir. de), « Comprehension during informed consent in a less-developed country », The Lancet, Londres, 26 octobre 2002.
  2. Lawrence O. Gostin (sous la dir. de), Ethical Consideration for Research Involving Prisoners, The National Academies Press, Washington, DC, 2006 ; et « Testing new drugs on prisoners : The easy out », The Boston Globe, 17 août 2006.

Quelques articles de Sonia Shah

Testing drugs on prisoners: The easy out, The Boston Globe, 2006

Help Wanted: Human Guinea Pigs (entretien avec Sonia Shah), The Internationalist Magazine, 2007

Commentaires ou articles de Sonia Shah sur ZNet

Testing New Drugs on World’s Poor, The Anniston Star, 2006

Elena Pasca

5 réflexions au sujet de “Les pauvres du Sud, cobayes de l’industrie pharmaceutique pour les médicaments du Nord”

  1. bonsoir deux nouveaux medicaments anti-diabetiques sont sur le marché januvia et byetta,de quels laboratoires viennent-ils?aprés avoir arreter avandia et actos je me pose des questions,nous sommes un peu nous aussi des cobayes,qui va s’enrichir avec ses nouveaux traitements?si on me les prescrit je ne sais pas si je pourrais suivre les conseils du diabetologue n’ayant plus confiance!

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  2. à olives
    cherchez un médecin abonné à la revue Prescrire : c’est un gage d’indépendance vis à vis des laboratoires: un médecin qui lit Prescrire ne prescrit que des médicaments éprouvés (glibenclamide et metformine)et pas les nouveautés dont vous parlez pour lesquelles on manque de recul et qui peuvent être dangereuses (voir rosiglitazone notamment

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  3. bonsoir merci pour ce conseil je refuserais ces medicaments et je verrais la reaction de ce diabeto. assez renonmé et qui travaille dans un service à la pointe du progés!!!!!!!!

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  4. Souvent ce qui est présenté comme la pointe du progrès n’est en fait que la pointe du marketing pharmaceutique.
    Les grands pontes de la médecine sont très courtisés par les firmes pharmaceutiques car ce sont des leaders d’opinions (c’est ainsi que les firmes les appellent) c’est à dire qu’ils sont très écoutés par leurs confrères; malheureusement ces leaders d’opinion touchent souvent de l’argent des firmes sous des formes très variées et ne deviennent finalement que des représentants commerciaux de ces firmes, encore appelés par certains observateurs attentifs des dealers d’opinions.
    Donc prudence.
    Cordialement

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  5. J’ai quand meme été horrifié de voir un journaliste auteur se tromper de facon aussi grossière sur des éléments aussi basiques tels que les études de phase I, II et III, alors que c’est l’axe de base de ce livre….
    Autre exemple choquant parmi d’autres: dire que les groupes placebo des études sont laissés sans aucun traitement est bien grossier.
    A être emporté par son parti pris, l’auteur s’emmele les pinceaux et perd sa propre objectivité. Ses recherches ont été parfois trop sommaires alors qu’elles ne font pas parties d’un domaine médical pointu.
    ….Dommage car il y a plusieurs éléments vraiment interressants et l’auteur aurait gagné en crédit auprés de ses lecteurs.

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