La firme Merck-Schering a changé le « critère de jugement primaire » de l’investigation en cours de route, supprimant ainsi deux tiers des données. Même d’après ce qui reste, Ezétrol et Inegy ne montrent pas de bénéfice clinique. La lettre des députés américains dévoile d’autres détails.
Commençons par les commentaires du Dr Steven Nissen, cardiologue et chercheur, auteur de la méta-analyse qui a mis l’antidiabétique Avandia (rosiglitazone) en difficulté en mai 2007. Notons qu’on avait, dans l’affaire Avandia, comme dans l’affaire Vioxx et d’autres, la même collaboration fructueuse entre scientifiques soupçonneux à l’égard d’un médicament et politiques soucieux d’intervenir lorsqu’il y a manipulation de données, intimidation de chercheurs ou lorsque l’agence de sécurité sanitaire américaine (FDA) ne fait pas son travail… Malheureusement, les études scientifiques n’ont aucun poids face à la puissance de l’industrie et aux experts qu’elle paie pour s’assurer que ses intérêts prévalent en toute circonstance…
Les commentaires du Dr Steven Nissen sont formulés dans une interview téléphonique que l’on peut écouter à partir de cette page.
Ces commentaires portent uniquement sur les résultats tels que les présente la firme dans son communiqué, cité dans la note précédente. (Alors qu’il y a eu des changements visant à soustraire deux tiers des résultats et de laisser pour seul point final primaire une localisation unique : l’intima media de la carotide. Ce qui rend les dires de la firme sujets à caution…)
Même en restant dans le cadre des résultats donnés par la firme, le fait que INEGY n’ait pas réussi à réduire la formation de la plaque d’athérosclérose est, dit le Dr Steven Nissen, signe que le mécanisme par lequel agissent Ezétrol et Inegy ne fonctionne pas – ou du moins pas dans la direction souhaitée. Il s’agit de la réduction de l’absorption au niveau intestinal – et non pas au niveau hépatique, comme pour les statines, habituellement utilisées dans le traitement de l’hypercholestérolémie. (Image tirée de cette page expliquant la formation de l’athérosclérose)
Les statines ont un effet pléiotropique, donc un impact d’ensemble beaucoup plus important que la simple baisse du LDL-cholestérol, que provoque l’Ezétrol. Les statines augmentent le HDL (le « bon ») cholestérol (de 5 à 15%), baissent les triglycérides (de 30 à 40%) et la CRP (C reactive-protein), elle aussi un marqueur important. Au vu de ces éléments, Dr Nissen propose un moratoire dans l’utilisation d’Ezétrol et Inegy, très chers et qui n’ont pas d’utilité manifeste. En outre, il rappelle que chaque point final de l’essai « Enhance » va dans la mauvaise direction : l’épaisseur de la carotide progresse, les événements cardio-vasculaires enregistrés sont plus importants qu’avec Zocor seul (même s’ils sont numériques et non pas statistiquement significatifs), les autres résultats et effets secondaires n’augurent rien de bon, et notamment les effets secondaires hépatiques.
Fred Hassan, le PDG de Schering-Plough a dû se justifier devant les investisseurs... Avant de le citer, rappelons que la firme avait mis tous ses espoirs dans cet essai. Pour la simple raison que Ezétrol avait été autorisé sans preuves d’un bénéfice clinique significatif, et que la firme espérait justement pouvoir montrer un impact sur l’athérosclérose, à défaut de pouvoir concurrencer les statines sur d’autres plans… Après la déconfiture, M. Hassan soutient que l’essai « Enhance » n’a pas d’importance et que la firme ne comptait pas dessus ; il était de toute façon de dimensions modestes et fait dans une population très rare de patients (ayant une hypercholestérolémie familiale hétérozygote), qui n’est pas représentative de la population générale souffrant d’excès de cholestérol, etc. M. Hassan ne voit pas du tout pourquoi ces résultats auraient un impact négatif sur la vente d’Inegy… Quant aux effets secondaires, notamment hépatiques, ils sont de toute façon indiqués dans la notice et la plupart ne sont pas sérieux… La presse se fait l’écho de ces propos.
M. Hassan met les résultats problématiques sur le compte de difficultés techniques d’imagerie, relate cet autre article : les échographies qui n’ont pas trouvé la diminution espérée de la plaque athérosclérotique n’auraient pas été tout à fait fiables… Des images manqueraient ou que certaines montreraient des changements biologiquement peu plausibles dans la carotide de certains patients… Apparemment, les échographies dont le résultat est plus acceptable pour Inegy n’ont pas été frappées par le même défaut technique. On sait qu’une telle firme est tellement pauvre, qu’elle a du mal à renouveler son matériel technique lorsqu’il pose problème… Etonnant que la firme ne l’ait su que longtemps après la fin de l’essai et qu’elle ait décidé de changer le point final primaire pour sauver les meubles. Louche, tout ça, et l’investigateur principal regrette de ne pas avoir protesté contre le changement du point final primaire (l’aspect qu’il s’agit d’investiguer pour montrer l’effet favorable du médicament). Celui initialement prévu était de mesurer les changements dans la densité de la paroi carotidienne en six points répartis sur trois localisations différentes de la carotide des patients, après deux ans de traitements par Inegy. Merck-Schering a réuni au mois de novembre un panel d’experts qui a décidé que les résultats seraient « plus valides » et plus rapides s’ils se limitaient à une seule localisation de la carotide (sur les trois initialement prévues). Et c’est ce résultat que la firme essaie maintenant de défendre, notamment dans le communiqué cité dans la note précédente…
Des commentaires sur l’excellent site « PharmaLot » Hassan Blames Ultrasound Data For Vytorin Flap
A cause de ces contorsions qui n’ont rien de rassurant et de leur volonté initiale de passer cet essai sous silence, Merck et Schering Plough sont dans le viseur d’un Comité du congrès des Etats-Unis pour « manipulation » et plusieurs irrégularités dans la conduite de l’essai clinique « Enhance ». Je relate ces faits pour souligner de nouveau le rôle décisif que peuvent jouer les législateurs, les politiques qui sont à la hauteur des responsabilités que les électeurs leur ont confiées. On aimerait voir ça en France…
Après avoir sommé les deux firmes de rendre publics les résultats, le Sous-Comité de Surveillance et Investigations pose d’autres questions fâcheuses dans une lettre du 11 décembre. Remarquez à quel point les politiques ont été persuasifs : 3 jours plus tard, Merck-Schering rendait publics quelques résultats…Le Sous-Comité demande une série de choses :
- la documentation complète de l’étude, à livrer en deux semaines, avec interdiction d’altérer les données (c’est peut-être déjà fait, alors…).
- Le directeur de l’essai et l’investigateur principal doivent se rendre disponibles pour une audition par le Comité;
- la liste des personnes impliquées dans cette « manipulation d’essai clinique ». Ces personnes doivent se tenir prêtes à être auditionnées. « Manipulation », le mot convient parfaitement, parce que les deux firmes ont essayé de changer en cours de route les objectifs de l’essai, sur proposition d’un panel d’experts. Les politiques veulent savoir qui a fait partie de ce panel et avoir une explication écrite des raisons qui ont mené à la modification du « point final primaire » [ce qui revient à exclure deux tiers des résultats de l’essai].
- ils veulent une explication par écrit justifiant pourquoi l’essai clinique n’a pas été enregistré comme tel dans le registre prévu à cet effet avant octobre 2007, soit un an et demi après sa fin… Ce qui contrevient à un certain nombre de réglementations.
On peut deviner la réponse, non ? Merck et Schering Plough comptaient bien faire comme si cet essai n’avait jamais eu lieu, en cas de résultats négatifs… Pratique très répandue, parce que les laboratoires sont libres de ne publier que ce qu’ils veulent ; tout le reste, toutes les études ou essais négatifs passent à la trappe au nom du secret de fabrication, de la propriété intellectuelle et autres sornettes qui nous rappellent à nous autres Français le « secret défense » quand on veut étouffer quelque chose qui dérange…).
L’annexe de la lettre adressée par le Comité aux PDG de Merck et Schering est savoureuse, elle aussi, puisqu’elle explique les termes : « records » et « related » (données enregistrées et tout matériel, toute information, tout support concernant l’essai clinique. Toute donnée relative à l’essai clinique, en gros. Ces détails montrent bien à quel point les politiques se méfient des firmes et supposent d’emblée que celles-ci vont essayer d’interpréter les exigences des politiques de façon sélective, pour pouvoir exclure un certain nombre d’informations…
Affaire à suivre, lorsqu’on aura tous les résultats… En attendant, que proposent les critiques (ceux qui disent qu’on n’en sait pas encore assez pour jeter le soupçon sur Inegy)? Que les patients continuent à prendre Ezétrol et Inegy, on verra bien ce que ça donne ? Le Dr Nissen parle, dans sa proposition de moratoire, de réserver ces médicaments aux patients qui ne répondraient à aucun autre des traitements disponibles. Plus raisonnable et plus prudent, non ?
Elena Pasca